François Marchand, Paris, mars 2008
Entretien avec M. François MARCHAND
Propos recueillis par Henri Bauer et Nathalie Delcamp (Irenees).
Irenees :
Pourriez-vous vous présenter s’il vous plaît ?
François Marchand :
Né en 1950, marié et père de 4 enfants, j’exerce ma profession d’ingénieur en transports en commun sur les 5 continents pour le compte d’une grande société internationale.
Irenees :
Quelles ont été les raisons principales de votre engagement pour la non-violence ?
François Marchand :
Tout a commencé par une recherche intellectuelle que l’on pourrait qualifier d’évangélique à la fin des années 60. L’approche non-violente s’est rapidement imposée à moi comme une voie ambitieuse, mais plus réaliste et concrète qu’elle n’apparaissait au premier abord. Concrètement, j’ai été objecteur de conscience dans les années 70 avec une double motivation : refus de l’arme atomique et recherche d’autres formes de défense, compatibles avec les droits de l’homme et je fus très actif dans le mouvement objecteur de ces années. J’ai été condamné pour insoumission en 1978 à 3 mois de prison et 10 ans de privation de mes droits civiques ; j’ai gardé de cette 2ème partie de ma condamnation un profond sentiment d’injustice.
Irenees :
Quelles sont les actions auxquelles vous participez ou que vous mettez en œuvre pour la construction de la paix ?
François Marchand :
Après avoir présidé l’Institut de Recherche sur la Résolution Non-violente des Conflits (IRNC) depuis sa création en 1984, je me consacre, prioritairement depuis quelques années, au développement de Non-violence XXI qui regroupe et mutualise les forces des principales organisations non-violentes en France pour rechercher les fonds nécessaires au développement d’une culture de non-violence.
Irenees :
Quel est, selon vous, l’apport principal de la non-violence dans la résolution des conflits ?
François Marchand :
L’acceptation du conflit est au cœur du concept de non-violence, ce qui le diffère fondamentalement du concept de pacifisme. Vivre sans conflit est sans intérêt, mais vivre avec des conflits violents n’est pas … vivable. La résolution non-violente des conflits va donc chercher à trouver une façon de vivre ses conflits tout en respectant les hommes et les femmes qui y sont impliqués. Gérer non-violemment ses conflits ou les réguler non-violemment, ce n’est déjà pas si mal ! Résoudre non-violemment ses conflits, c’est l’idéal !
Concrètement, l’action non-violente a largement montré son efficacité pour lutter contre l’injustice et l’oppression : décolonisation, lutte contre le racisme, etc. Elle doit encore démontrer qu’elle peut aussi apporter des solutions sans violence dans la gestion quotidienne de la société.
Irenees :
L’idéologie de la violence légitime domine les sociétés occidentales laissant encore bien peu de place à la non-violence : quel regard portez-vous sur cet état de fait ?
François Marchand :
Elle ne domine pas seulement les sociétés occidentales, mais toutes les sociétés. Je suis particulièrement sensible à la notion de culture de non-violence que je résume ainsi : la gestion non-violente des conflits appliquée à la gestion de la société. La non-violence a essentiellement été développée au cours du XXème siècle au travers de « luttes non-violentes » (Gandhi, Martin Luther King, Larzac, OGM, etc) ; on parle souvent de « résistance non-violente » face à une forme d’oppression ou d’injustice. Cette forme de résistance est souvent une réaction d’opposition aux formes violentes de résistance, considérées comme une violence légitime (et donc supposée nécessaire) face à la violence légale d’un Etat (ou de tout autre ordre établi) oppressant et injuste. L’idéologie de la violence légitime est, pour moi, une mauvaise réponse à l’idéologie de la violence légale et repose sur une attitude qui accepte de détruire mon ennemi sous prétexte qu’il cherche à me détruire. Les deux idéologies sont d’ailleurs les deux facettes de la même idéologie de la violence tout court : l’histoire démontre que les résistants légitimement violents d’un jour sont souvent devenus les oppresseurs légalement violents du lendemain. Développer une culture de non-violence est une manière de s’opposer à l’idéologie de la violence, légitime ou pas ! Est-ce un rêve ? J’ose croire que non ; cette notion est apparue dans les dernières années du XXème siècle (même l’assemblée générale de l’ONU a voté en 1998 une déclaration en faveur d’une décennie pour la culture de non-violence et de paix) et, en France, quelques petits faits sont encourageants : le plus significatif est l’introduction à petits pas, souvent encore très ponctuels, de l’éducation à la non-violence dans l’éducation des enfants ; tout changement de culture commence par les enfants, c’est donc un bon début. Le jour où l’Education Nationale française va inscrire l’éducation à la non-violence dans son programme approche… Ce sera un premier grand pas.
Irenees :
Quelle est, d’après vous, la portée de pratiques telles que « résistance civile » et « action non-violente », dans un contexte international où le plus fort tente de s’imposer par tous les moyens, y compris par la violence ?
François Marchand :
Le bon stratège sait que le plus fort n’est pas toujours celui qu’on croit et, dans le passé, la résistance civile et l’action non-violente ont montré leur capacité à renverser des situations considérées comme impossibles : la résistance non-violente des habitants de Bil’in, un village de Palestine, a récemment montré son efficacité pour déplacer le mur de la honte qui coupait le village. Cette résistance est, à ce jour, la seule qui ait réussi à faire céder les Israéliens dont le rapport de force « violent » était pourtant évident. Cet exemple me permet de dégager deux caractéristiques fortes de l’action non-violente :
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Cette résistance s’est déroulée et se déroule toujours au milieu d’un océan de violence de part et d’autre (parfaite illustration de l’idéologie de la violence dominante, légale ou légitime, dont je parlais). Contrairement aux idées reçues, l’action non-violente peut être efficace, même dans un contexte d’extrême violence ! Tout est question de stratégie.
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La victoire n’est pas totale et, si les Israéliens ont accepté de déplacer le mur, ils n’ont pas accédé à 100 % aux demandes des villageois de Bil’in. La stratégie non-violente n’a jamais permis et ne permettra jamais, l’écrasement total de l’adversaire.
Irenees :
Pouvez-vous nous donner votre définition de la non-violence ?
François Marchand :
La non-violence est à la fois une approche humaine et philosophique et une méthode d’action qui cherche à gérer et, si possible, à résoudre les conflits en respectant l’adversaire, dans son intégrité physique (ni le tuer, ni le blesser), mais aussi dans son intégrité morale (respect de sa personne, de sa liberté, etc…). La recherche de la vérité, la vérité de chacun, souvent différente pour l’un ou l’autre, est donc un passage nécessaire pour une résolution non-violente d’un conflit. La non-violence pourrait être caricaturée ainsi : le conflit, oui, la violence, non !
Irenees :
Des missions d’intervention civile de paix (ICP) ont été menées au Kosovo, au Guatemala, en Israël-Palestine, au Sri Lanka… Pouvez-vous nous dire en quoi consistent ces missions exactement ? Et selon vous, dans quelle mesure une ICP constitue un instrument efficace de gestion des conflits et de construction de la paix ?
François Marchand :
Ces missions procèdent de ce que j’ai appelé une culture de non-violence : en effet, il ne s’agit pas directement d’une résistance non-violente des Kosovars pour leur indépendance, ni des Communautés de paix de Colombie face aux exactions des militaires, des paras et trafiquants de drogue ; il ne s’agit pas non plus de la résistance du village de Bil’in dont je viens de parler. Ces missions sont conçues comme l’intervention d’un tiers - les équipes de volontaires de paix - qui vient sur le terrain pour apporter, renforcer, soutenir précisément ceux parmi les protagonistes du conflit, dans chaque camp, qui sont les plus ouverts au respect des droits de l’homme et aux solutions pacifiques et démocratiques. On pourrait parler d’une « assistance à la résolution non-violente du conflit » qui met en action des techniques complexes comme l’interposition non-violente, l’observation, la médiation parfois, la « protection rapprochée non-violente » toujours, etc. Ils ne sont pas partie prenante du conflit, mais interviennent au nom d’une association de paix internationale (ONG du type Nonviolence Peaceforce par ex.), ou au nom d’une organisation internationale (OSCE au Kosovo par ex.) et même parfois au nom d’un pays ou d’un groupe de pays « neutres » (la force d’intervention de paix à Hébron, menée par un groupe de pays dont la Norvège est le chef de file, par ex.). D’ailleurs, cette notion de neutralité est ambigüe et je préfère parler de « doublement partisan », partisan des forces de paix présentes de chaque côté.
L’efficacité de cette méthode d’intervention est encore faible ; cela est essentiellement dû au fait que ces interventions sont restées très marginales à ce jour : petites équipes de 2 à 10 volontaires, rarement plus et leur efficacité est en proportion. Le passage à de vraies équipes d’intervention faisant appel à des « corps d’intervention civile » nécessitera des moyens que seules les organisations internationales et les Etats pourront fournir, soit directement, soit en soutenant des associations de paix indépendantes comme cela est maintenant le cas dans l’intervention humanitaire.
Irenees :
Que pensez-vous de l’utilisation éventuelle de la violence, dans des cas très précis, pour construire la paix ?
François Marchand :
Beaucoup de mal !!! On dit souvent qu’il y a des situations où la violence est la seule solution, mais je demande à voir lesquelles ! Ce qui est sûr, c’est que si c’est le cas, il faut être consistant et l’utilisation de la violence ne doit pas s’improviser : il faut s’y préparer, construire des armes adéquates, former ceux qui vont les utiliser et donc entrer dans cette spirale de violence qui nous mène à une impasse. Je préfère pour ma part travailler à une autre stratégie, bien conscient toutefois que la suppression de l’armée n’est pas pour demain.
Dans le contexte actuel, je préfère toutefois que ceux qui font ce travail de préparation de l’utilisation de la violence soient des hommes et des femmes éclairés et conscients des dangers et des responsabilités de leur métier ; mon expérience passée à l’IRNC m’a permis de rencontrer de nombreux officiers de l’armée française ; ils se sont souvent montrés beaucoup plus proches de moi que je ne pouvais le penser. C’est un général qui m’a dit un jour : « En France, personne ne s’intéresse aux problèmes de défense, sauf les militaires … et les non-violents ».
Irenees :
Qu’est ce que la paix pour vous ?
François Marchand :
La paix que j’appelle de mes vœux, n’est pas seulement l’absence de guerre, mais un état (un Etat ?) de la société et du monde où les conflits seraient gérés et régulés avec moins de violence et même de façon non-violente dans mes rêves. Je suis malheureusement pessimiste à court terme, mais demeure optimiste sur le long terme en regardant l’évolution de l’histoire.