Marie Lise Poirier, Grenoble, mars 2006
La guerre civilisée - La défense par actions civiles - de Gene Sharp
Gene Sharp décrit cette politique de défense qui a fait ses preuves, basée sur le pouvoir non violent de la société. L’explication du mécanisme des résistances civiles de masse. Une réflexion en profondeur qui permet d’établir des stratégies gagnantes pour éviter des guerres ou résoudre des conflits.
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Réf. : Sharp Gene, « La guerre civilisée - La défense par actions civiles », 1995, Presses universitaires de Grenoble, Grenoble, 189 p. Traduction de l’américain par Bernard Lazarevitch de Civilian Based Defense : a Post Military Weapons System, 1990, Princeton University Press
Langues : français
Type de document :
Gene Sharp est un auteur incontournable pour quiconque s’intéresse à la résistance civile. Son but dans La Guerre Civilisée, la défense par actions civiles, est de proposer une solution de défense non violente qui s’appuie sur l’action des civils (Défense par Actions Civiles, DAC). Il est bien question de guerre, dans la mesure où il s’agit de contraindre un adversaire puissant et violent, où la DAC utilise des armes - psychologiques, sociales, économiques et politiques -, où les combattants - la population et les institutions sociales résistantes – doivent être préalablement formés, et surtout où une stratégie doit être minutieusement élaborée afin d’atteindre des objectifs précis. Ecrit sur la nature, les problèmes et le potentiel de la lutte non violente, ce livre est, comme l’auteur le souligne, une base de recherche et d’approfondissement destinée aux Etats et aux citoyens. Il cherche à stimuler la réflexion en présentant de nouveaux éléments, des idées originales, ainsi que de nombreuses options.
Chapitre I : Une défense sans guerre ?
Le premier chapitre, intitulé « Une défense sans guerre ? », énonce la problématique de l’auteur. Il rappelle l’évidente nécessité d’un système de défense efficient dans le contexte actuel riche en conflits. Mais l’objectif est de mettre en évidence l’efficacité d’une politique de défense non militaire, capable de dissuader et de défendre sans encourir les risques de la guerre moderne.
G. Sharp débute sa démonstration en donnant la définition de la DAC. Il développe quatre cas historiques. Les deux exemples de lutte contre des coups d’Etat internes – Allemagne, 1920, tentative du coup d’Etat de Kapp ; France, 1961, échec du putsch d’Alger – font référence à la non coopération et à la désobéissance de masse, par des individus somme toute ordinaires, comme outil décisif. Les deux autres exemples illustrent des luttes contre des invasions militaires étrangères - 1923, lutte des Allemands de la Ruhr contre l’occupation franco-belge ; Tchécoslovaquie, 1968, résistance contre l’invasion et l’occupation des troupes soviétiques – en pointant l’intérêt de l’aval officiel du gouvernement légitime. Le manque d’organisation préalable, de préparation, d’armes non violentes perfectionnées, d’entraînement ou de connaissance approfondie des conflits passés et des principes stratégiques de la lutte non violente, alors que les militaires en bénéficient depuis des milliers d’années, constituent la lacune principale de ces mouvements. Néanmoins, les résultats restent impressionnants. Ce qui engage Gene Sharp à chercher plus loin les causes de ces réussites et à en retirer l’intelligence en vue d’améliorer l’efficacité future.
Chapitre II : Capter les sources de pouvoir
Le deuxième chapitre, « Capter les sources du pouvoir », développe la théorie de la « dépendance des gouvernements » sur laquelle repose la DAC. Il montre que tout gouvernement dépend de la société qu’il dirige. Le pouvoir qu’il détient n’est pas intrinsèque. Il naît de l’interaction entre un nombre limité de sources bien définies : la légitimité plus ou moins reconnue, l’adhésion de la société, les compétences et la connaissance des organes dirigeants, les facteurs intangibles psychologiques ou idéologiques, le contrôle des moyens matériels, la nature et l’étendue des sanctions. Ce sont là les cibles privilégiées de la lutte non violente car elles sont sensibles à la non coopération et à la désobéissance des gouvernés.
G. Sharp rappelle par ailleurs que la force n’assure pas la durabilité du pouvoir, et qu’elle peut être contrariée par un mouvement de masse s’appuyant sur les institutions et organisations sociales se forme. Ces dernières sont en effet les carrefours du pouvoir et fournissent la structure de fond du contrôle des gouvernants. Si le désir de résistance, la détermination et la capacité de s’organiser de la population s’allient avec les organisations et institutions sociales dont l’étendue, la vitalité et l’indépendance sont satisfaisantes, alors la société peut réellement se réapproprier le pouvoir. Néanmoins, il est essentiel en préalable à toute lutte que la population sache comment la mener suite à son acte de défi initial, qu’elle assimile bien la technique de l’action non violente. Celle-ci sera établie d’après l’appréciation des sources de pouvoir sur lesquelles l’agresseur se repose.
Chapitre III : Manier le pouvoir
L’objet du troisième chapitre, « Manier le pouvoir » , est l’étude de la mise en pratique de l’action non violente. Elle doit être perçue en tant que combat à part entière. Elle a ses méthodes spécifiques (ses armes), sa dynamique, des conditions de réussite, ses principes stratégiques et tactiques. L’auteur répertorie plus de deux cents « armes non violentes », basées sur des actes d’omission ou de transgression, qu’il regroupe en trois catégories : la protestation et la persuasion non violente, la non-coopération, et l’obstruction non violente. Il les illustre de nombreux exemples. Il insiste sur le fait que ces procédés sont variés, complexes puisque plusieurs processus entrent en jeu de manière simultanée et interactive, plus efficaces enfin, que ceux reposant sur la violence, dans la mesure où ils s’attaquent aux fondements mêmes du système de l’adversaire et non aux expressions de son pouvoir. Une fois cet « arsenal » examiné, Gene Sharp se penche sur les mécanismes permettant le succès de l’action non violente. Le choix de la stratégie d’abord, puis la rigueur de son application, essentielles car elles influent sur l’évolution du rapport de forces et l’issue des hostilités. Dans ce cadre, le maintien de la non violence est capital, ne serait-ce que pour limiter la répression ; en outre, si l’adversaire ne rencontre ni résistance violente, ni reddition, un processus de « jiu-jitsu politique » se met en place : la force de la répression se retourne vers son initiateur, déséquilibré politiquement. Enfin, la non violence dérange, plus même que l’opposition violente où l’agresseur est plus à l’aise. Ensuite, G. Sharp examine les processus de changement. Il en différentie quatre : le retournement (conversion de l’adversaire), le compromis, la coercition et la désintégration (application la plus extrême). Ou une combinaison des quatre. Il montre comment la réussite sera probablement plus profonde et durable qu’une victoire militaire.
Chapitre IV : La défense par action civile
Le quatrième chapitre, pose les grandes lignes de cette politique de défense :
préparation, stratégie, planification et formation préalables. L’auteur cherche à coordonner les méthodes, à les adapter à différents objectifs, à enrichir leur application par de nouveaux acquis et concepts qui améliorent largement l’efficacité. Tout d’abord, percevoir les objectifs de l’agresseur constitue un facteur crucial de l’organisation d’une défense par actions civiles. S’agit-il d’une volonté d’expansion territoriale, de la préparation d’un génocide, d’imposer ou de maintenir une dictature, il existe toujours des failles qu’il faut exploiter. En outre, le contrôle politique d’un pays est nécessaire aux agresseurs pour atteindre leurs objectifs. Et si le coût pour les atteindre est trop élevé par rapport aux profits, ils peuvent être dissuadés d’attaquer. De nouvelles perspectives s’ouvrent ainsi à la DAC qui prend alors une dimension dissuasive. Mais cette aptitude repose directement sur une réelle capacité de défense. La préparation et la formation dans la population de spécialistes et des institutions (décentralisation du pouvoir, responsabilisation des individus, des organisations et des institutions) empêchera l’agresseur de consolider son pouvoir. Un programme de communication positive servira parallèlement à diminuer les risques. Il faut ensuite mettre en place une stratégie globale d’action en fonction des objectifs de l’agresseur (contre-stratégie), si possible avant l’attaque pour en optimiser l’efficacité. Pour ce, les défenseurs doivent étudier les multiples facteurs qui influeront sur sa mise en œuvre et s’interroger sur le mécanisme de changement le plus apte à assurer la victoire. La phase initiale de la défense est marquée par des stratégies qui s’appuient sur la communication et l’avertissement que les agresseurs vont devoir faire face à une opposition puissante. Pour le déroulement de la lutte, le choix d’une stratégie adaptée à la longue et difficile action qui s’engage s’impose. Deux options principales existent et avec lesquelles il est possible de jongler : une campagne massive de non coopération totale, la plus éprouvante sur le long terme, ou des formes de résistance ciblée. Et de rappeler qu’il est crucial de toujours persister, ne serait-ce qu’à travers une « résistance culturelle ». Au cours de la lutte, il est utile de jauger les avancées en se posant certaines questions clés, et d’entreprendre des corrections si nécessaire. En ce qui concerne les résultats définitifs d’une DAC, la réussite et l’échec doivent être comparés aux autres solutions et à la défense militaire, l’essentiel résidant dans la capacité de la société de maintenir son autodétermination et son autonomie.
Chapitre V : Vers le transarmement
Enfin, le cinquième et dernier chapitre, « Vers le transarmement », expose les mesures à prendre (ou déjà prises) pour approfondir la recherche, préparer et mettre en œuvre une politique de DAC. Gene Sharp part de l’hypothèse que les systèmes politiques auxquels il s’adresse – et qui méritent le nom de démocratie - disposent de temps pour réfléchir à leur défense. Il justifie la faisabilité de la préparation et de l’organisation et met en lumière les avantages qu’elle apporte. Il insiste sur le fait que les analyses, recherches et mise en place de la DAC doivent se faire en temps de paix, comme dans le cas d’une politique de défense militaire. Son adoption ne requiert pas, d’après G. Sharp, de changements fondamentaux telles que des évolutions de la « nature humaine », du système international ou des sociétés. En fait, la préparation de la DAC ainsi que son application, contribuent à améliorer la démocratie et la justice : une société satisfaite de l’ordre établi et une meilleure répartition du pouvoir entre les institutions sociales améliorent la résistance. Gene Sharp souligne ensuite que son livre repose sur le postulat qu’aucun pays n’abandonnera de façon permanente ses options militaires tant qu’elle n’accordera pas une confiance justifiée à une politique de défense par actions civiles. Le transarmement qu’il prône ne consiste pas en un désarmement, mais en l’utilisation de nouvelles formes de rapport de forces, dans le but d’augmenter l’efficacité de la défense. Ce processus doit se faire par étapes successives, testant et intégrant peu à peu dans leur défense principalement militaire des composantes de la DAC. Quatre modèles de passage à la DAC sont développés. L’adoption complète et relativement rapide de la DAC ; l’ajout de composantes civiles permanentes pour des objectifs spécifiques ; l’introduction par étapes et l’expansion progressive d’éléments de DAC en vue d’un transarmement complet ; enfin, le transarmement multilatéral. Quant aux cas particuliers des Etats-Unis et de la Russie, l’auteur montre comment ils auraient eux aussi tout intérêt à intégrer progressivement la DAC dans leur politique de défense. Il donne en outre 14 avantages offerts par la DAC que n’apportent pas les méthodes militaires. Et de conclure que le potentiel de la DAC est important, qu’il peut être profitable à tous les pays, mais que cette politique en est encore à ses premiers pas, qu’elle doit être étudiée en profondeur. Gene Sharp appelle à multiplier les efforts, à vulgariser les connaissances, les diffuser. Et si le pouvoir du peuple s’avérait être le système de défense le plus puissant et le plus sûr ?
Commentaire
Cet ouvrage est une introduction à la théorie de la Défense par Actions Civiles. Elle a une dimension didactique qui la met à portée de tous. Le style est simple, les points essentiels sont répétés régulièrement. De nombreux exemples alimentent la réflexion théorique, l’ancrent dans la réalité et prouvent le potentiel de cette politique de défense. La démarche de l’auteur est dialectique. En lisant ce livre, on suit bien la progression du raisonnement de Gene Sharp qui démontre l’intérêt de la DAC. Il débute par l’étude historique de quelques « prototypes » et en tire les « vraies » leçons, pour finir avec une ouverture sur l’avenir et les possibilités qui s’offrent à nous à condition de bien vouloir les examiner de plus près. Entre temps, il fournit les bases méthodologiques en indiquant des axes de réflexion sur les confits présents et/ou passés, propose des typologies pour faciliter la compréhension de systèmes complexes, dissèque la notion de pouvoir qu’il désacralise pour mieux se le réapproprier.
C’est un document de référence pour une mobilisation de la société civile dans la défense des libertés et de la démocratie. Il met en valeur la puissance du pouvoir que détient toute population à partir du moment où sa détermination est ferme, et surtout si elle applique avec discipline une stratégie minutieusement préparée. L’expérience montre que de telles situations existent notamment lorsque des populations sont excédées. La dimension stratégique est alors la clé de voûte de la DAC qui doit être considérée comme un véritable combat, ce qui la différentie du pacifisme.
Par ailleurs, la politique de DAC amène à remettre en question la fatalité face à la violence qui semble être incontournable. Gene Sharp démontre point par point qu’en plus de toutes ses conséquences néfastes trop bien connues, elle s’avère moins efficace. Finalement, La guerre civilisée pousse le lecteur à remettre en question les schémas traditionnels de défense, à continuer la réflexion sur la DAC et à s’engager activement – à l’image de l’auteur – pour une société plus responsable et moins soumise.