Cyril Musila, Kinshasa, Paris, 2000
Logiques de gestion de la violence urbaine pendant la transition démocratique zaïroise
Comment l’entrepreunariat informel du marché de la violence canalise la constitution des milices armées à Kinshasa pendant la période de transition démcratique : 1991-1997 ?
Comment l’entrepreunariat informel du marché de la violence canalise la constitution des milices armées à Kinshasa ? Comment expliquerait-on l’absence de milices urbaines dans le paysage politique zaïrois au cours de la période dite de “transition démocratique”, alors qu’au même moment au Congo-Brazzaville les “Ninja”, les “Cobras” et autres groupes armés redessinent la carte politique de leur pays? L’absence d’une comparable prise en charge de la violence politique par la jeunesse zaïroise pose sans doute la question de sa présence et de ses engagements sur la scène politique; mais elle indique également que la proximité géographique de Brazzaville et Kinshasa, deux “villes-miroirs ” et leurs incessants échanges culturels ne suffisent pas pour tracer une trajectoire identique en ce qui concerne la gestion de la violence politique par les jeunes. Comment expliquer une telle divergence pour deux jeunesses qui apparemment se nourrissent aux mêmes repères urbains : musiques et danses, arts, sports, habillement de la “sape”, pratiques religieuses, lieux de divertissements (bars, gargotes, “nganda”), etc.?
Nous ne ferons pas ici, une histoire des milices brazzaviloises. Pareille étude a été réalisée par différents travaux. Nous chercherons surtout à montrer la particularité des logiques kinoises de gestion de la violence urbaine.
Officiellement, la transition démocratique zaïroise pour la IIIe République a débuté en avril 1990, date à laquelle le président Mobutu démissionnait publiquement de son rôle de président du Mouvement Populaire de la Révolution, ancien parti unique et parti-État et à laquelle il restaurait le multipartisme aboli après sa prise de pouvoir en 1965. Une si longue transition! La date de sa fin est restée très controversée. D’après les conclusions de la Conférence Nationale Souveraine, la transition vers la IIIe République devait prendre fin à l’issue des élections générales pluralistes libres prévues fin 1996. De ces élections devait naître un gouvernement et de nouvelles institutions qui inaugureraient la IIIe République. Mais la guerre de l’AFDL qui renversait le régime Mobutu et portait Kabila au pouvoir en 1997 redéfinissait ce projet. Dès la prise du pouvoir de ce dernier, ses supporters politiques annonçaient la fin de la transition et le début de la IIIe République. Mais les contestations de l’opposition et des rébellions considèrent que le pays est toujours en transition jusqu’aux prochaines élections générales.
Jusqu’à cette année 1990, la société zaïroise - et de façon particulière la ville de Kinshasa - connaît un phénomène socio-économique constant, observable dans le comportement des Zaïrois à chercher à évoluer en dehors des structures non officielles. Les enquêtes menées par HOUYOUX (1973) montrent, par exemple, qu’il est impossible pour les Kinois de vivre de leur seul salaire. Les fonctionnaires ou les ouvriers vivent du “paratravail” : un ensemble d’activités (commerces, trafics, contrebandes, pratiques corruptives, etc.) destinées à compléter le revenu du chef de ménage.
Cette tendance s’observe très tôt, bien avant l’indépendance en 1960 et au cours des décennies suivantes où elle s’accentue considérablement à cause de l’érosion des revenus officiels face au coût de la vie en ville ou à cause des mesures d’ajustement structurel qui licencient des milliers de fonctionnaires et d’employers du secteur public. Les populations s’aperçoivent alors qu’il ne faut pas compter sur l’État pour se réaliser ou s’en sortir. D’autant plus que la réputation des fonctionnaires en général, et de l’armée en particulier, est celle de misérables impayés, corrompus et rançonneurs. Ce comportement socio-économique de ne pas compter sur l’État et de se débrouiller en dehors de lui est au centre de l’informel basé sur la débrouille individuelle que le génie populaire congolais-kinois appelle “Article 15”, “Coop”, “Match”, “kobeta libanga”…
Je propose l’hypothèse que c’est cette logique informelle de débrouille pour la survie qui a pris en charge la gestion de la violence urbaine et lui a donc donné des formes particulières.
La ville de Kinshasa a été témoin de plusieurs manifestations de violences au cours de la décennie 1990. Parmi ces dernières, figurent les deux pillages de septembre 1991 et janvier 1993. Ces deux émeutes urbaines, mettant en valeur le rôle joué par les acteurs “d’en-bas”, notamment les jeunes désoeuvrés et déclassés, dans l’exécution des violences, ont fini par s’auto-légitimer comme une nécessité apparemment toute banale de survie.
Le climat général d’insécurité et de peur qui régnait pendant cette décennie 1990, et qui correspondait à la période de transition politique pour la IIIè République, était souvent ressenti comme le résultat d’une organisation orchestrée par le pouvoir central, sous l’instigation directe des de la présidence, des “durs” du régime Mobutu et des éléments incontrôlés des Forces Armées Zaïroises. Au début de la décennie 1990, l’un des acteurs les plus célèbres de nombreuses violences (enlèvements, séquestrations, tortures, exécutions) reste le fameux “commando hibou”, en particulier responsable d’agressions contre les organes de presse et des militants, des personnalités ou des locaux de partis d’opposition.
En dépit de toutes ces situations précises de violence, liées à un contexte politique particulièrement tendu de ces années 90 (blocage des travaux de la Conférence Nationale Souveraine, fusillades des chrétiens au cours d’une marche pacifique, séquestrations des membres du Haut Conseil de la République au sein du Parlement, etc.), aucune milice politique constituée d’acteurs d’en bas n’a fait son apparition à Kinshasa.
Alors que le contexte paraissait favorable, que naissaient plusieurs organisations politiques ou politico-ethniques des jeunes à Kinshasa (Jeunes de l’UDPS, Jeunes de l’ALLIBA : Alliance des Bangala, Jeunes du M.P.R., etc.) et qu’à la même époque sur l’autre rive du fleuve, à Brazzaville, ce sont les affrontements entre différentes milices composées de jeunes qui dessinaient la carte politique du Congo-Brazzaville, le climat de violence n’a curieusement pas généré de “Cobras”, ni des “Ninja” à la kinoise. L’organisation d’élections présidentielles ou législatives, aux enjeux politiques nationaux forts et aux tensions sans doute passionnelles à cette époque-là, comme au Congo-Brazzaville, aurait peut-être poussé à la formation et à la militarisation des groupes de jeunes dans le but de servir de garde rapprochée des personnalités politiques, par exemple.
On pourrait penser qu’il suffit d’une poignée d’armes et des structures paramilitaires pour entraîner la formation d’une milice armée composée des jeunes. Mais le cas du Zaïre montre qu’il ne suffit pas qu’il existe une situation explosive pour engendrer des groupes armés : ici les logiques de violence semblent être différentes. Au point que celle-ci se manifeste à des endroits et de manière inattendus.
Il me semble que les raisons profondes de la non-apparition des milices politiques à Kinshasa soient liées à un état d’esprit profondément enraciné dans une longue pratique de “l’informel”. Celui-ci est depuis des décennies le principal circuit qui fait vivre des franges entières des citadins, depuis la fin des années 1970-1980 marquées par l’échec de la zaïrianisation de 1973, la démonétisation de 1980 et les mesures du FMI d’“assainir” les effectifs de la Fonction Publique et des entreprises d’État.
La logique de cet informel est basée sur la débrouille individuelle et trouve ses assises sur le fait que très tôt, la population s’aperçoit qu’avec le mobutisme, il ne faut pas compter sur l’État pour se réaliser ou s’en sortir. Les hommes politiques ne sont-ils pas tous pareils : menteurs et ne tenant jamais parole?
Trois faits que nous avons choisis illustrent les implications de cette débrouille sur les formes de gestion de la violence urbaine et sur l’impossibilité de la formation des milices à Kinshasa.
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1. Des pillages à la formation impossible des milices urbaines.
Ce lundi après-midi de février 1994, Kinshasa paraît en ébullition. L’USOR, “Union Sacrée de l’Opposition Radicale” (Groupement des Partis d’Opposition radicale) a décrété pour après-demain “une journée ville morte”. Par cette mesure de « résistance pacifique et passive », elle contestait la décision de Président Mobutu annonçant quelques jours plus tôt la fusion du Haut-Conseil de la République, constitué des délégués à la Conférence Nationale Souveraine, et de l’ancien Parlement (Conseil Législatif de la IIe République) en un seul organe parlementaire. Cet acte a été analysé par la presse de l’Opposition et les Kinois aspirant au changement comme une manoeuvre de plus de Mobutu pour se maintenir au pouvoir en réintégrant dans le Parlement des hommes d’office acquis à sa cause. L’Opposition tenait à protester et appelait à cette opération, plutôt qu’à des manifestations publiques qui risqueraient d’être réprimées dans le sang.
A pareille occasion, les résidences des “Ténors de l’Opposition” étaient gardées par des groupes de jeunes armés des bâtons et de pierres, prêts à en découdre avec les principales forces de la répression politique que sont la Garde Civile et la Division Spéciale Présidentielle (D.S.P.) au cas où elles chercheraient à arrêter ces personnalités. Dans la Commune de Limete, tous les accès de la Xème Rue du quartier résidentiel étaient bloqués par des troncs d’arbres, des épaves de voitures, des branchages et des trous creusés sur la chaussée. C’est dans ce quartier que réside Étienne Tshisekedi, le Président de l’UDPS, principal parti d’Opposition et tête d’affiche de l’USOR. Pendant la journée, des attroupements de jeunes qui discutaient de la politique constituaient une sorte de bouclier humain pour ce leader sous la menace permanente d’être arrêté par la Garde Civile ou la D.S.P. La nuit, les jeunes qui gardaient ce quartier étaient tous des “volontaires”, protecteurs du quartier contre d’éventuels agresseurs armés ou des envahisseurs pillards qui, en général étaient des jeunes d’autres quartiers ; ceux qui étaient postés dans les issues menant directement à la résidence de Tshisekedi étaient tous des “volontaires” et des sympathisants ou des adhérents de l’UDPS. Pour franchir ces barrières la nuit, il fallait être du quartier ou s’acquitter d’un “droit de douane” de quelques milliers de NZ (ou des millions des Zaïres).
Tout était fait pour la protection du quartier et celle de l’homme politique “populaire” qui y résidait. Ce phénomène de « protection » des quartiers, observable dans d’autres parties de la ville, est né à la suite des pillages de 1991 et 1993. Dans les quartiers de Lemba 9 et de Bandal, quartiers de la petite bourgeoisie, il a suscité l’électrification des rues secondaires jusque là non éclairées, grâce aux cotisations des habitants des quartiers.
Ces exemples observés plusieurs fois et à différents endroits montrent à quel point la formation des milices politiques a été de l’ordre du possible à Kinshasa, vu la “disponibilité” et le “volontariat” des jeunes. Dans le quartier résidentiel de Limete, on observait - même en dehors des jours de tension - l’attroupement permanent de ces jeunes autour de la résidence de Etienne Tshisekedi, lui qui symbolisait l’opposition à Mobutu et la transition vers la IIIe République.
Si le cap de la militarisation de ces groupements de ces jeunes n’a pas été franchi pour éventuellement former des milices, un des “ténors” de l’Union sacrée interrogé nous affirmait que c’est parce que la Conférence Nationale Souveraine (CNS) tenait le discours d’un changement politique pacifique et non armé. Discours qui voulait instaurer une rupture radicale d’avec les pratiques du pouvoir politique du régime Mobutu porté au pouvoir par un coup d’État.
L’USOR (Union des partis d’opposition), elle, intériorisant cet idéal, se voulait une opposition démocratique non armée et excluait le recours à quelques formes de violence pour accéder au pouvoir.
Bien que ces jeunes soient assez “disponibles” et sans nul doute prêts à se faire armer pour une cause politique - ce que peut prouver leur “dévouement” à “garder” la résidence de celui qui représente le changement -, ce discours politique non violent aurait constitué, d’après ce leader de l’opposition, un obstacle de taille pour une militarisation de ces jeunes et, par voie de conséquence, pour une éventuelle constitution des milices à la brazzavilloise.
Néanmoins, la circulation des armes ou le pillage de quelques garnisons n’ont fait que constituer des bandes d’assassins, de rançonneurs ou de pillards agissant pour leur propre compte et sans mobile politique. A l’exception des “Hiboux” qui, eux, traquaient, enlevaient les journalistes ou des personnalités politiques hostiles au Président Mobutu et dont l’approvisionnement en armes provenait des instances liées aux services secrets de la Présidence. Pour les autres bandes armées, ce n’était qu’un moyen parmi tant d’autres au service de la débrouille.
Par ailleurs, le sort misérable des Forces Armées Zaïroises ne constituait pas une motivation à s’enrôler dans une quelconque forme d’armée. Pour bon nombre de ces jeunes, le meilleur modèle de débrouille qui peut amener une réussite sociale semble plutôt être un petit commerce ou la recherche et le trafic des matières premières (diamant à Tembo, Kahemba, Lunda, etc. à la frontière angolaise).
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2. L’éclatement de l’armée et la logique du mercenariat
L’armée zaïroise a toujours donné l’image d’un groupe divisé entre “privilégiés”, mieux équipés et mieux payés d’un côté, et les “défavorisés”, non équipés, impayés ou mal payés ou encore en retraite forcée de l’autre.
Le premier groupe était constitué de corps directement liés à la Présidence de la République, notamment la Garde Civile et de la Division Spéciale Présidentielle (DSP), et aux innombrables services de la Sûreté nationale. L’ethnie et la région d’origine étaient les principaux critères de recrutement dans la DSP où des Officiers ressortissants du Haut-Zaïre ou de l’Équateur et assez proches du clan présidentiel représentaient l’essentiel des troupes.
Le second groupe rassemblait tous les laissés-pour-compte : des officiers des deux Kasaï, du Bandundu, des deux Kivu, du Katanga ou du Bas-Congo.
Ces différences de traitements ont généré non seulement un sentiment d’injustice et des discordes au sein de l’armée, mais y ont également introduit ce que nous appelons une logique du mercenariat.
En effet, dans les années 90, toute personne privée qui en avait les moyens pouvait louer les services d’un ou plusieurs militaires armés pour garder sa résidence, ses enfants ou son commerce. Au marché, payés par les commerçants, ils gardaient les entrepôts contre le vol ou le pillage. Pour passer “indemnes” à travers les mailles des nombreux faux services des douanes et des contrôles de l’aéroport, les voyageurs qui partaient ou revenaient de l’étranger louaient les services des hauts officiers. Au Port de Matadi, des particuliers ou des agences de dédouanement “express” faisaient appel à des militaires gradés pour sortir du port des véhicules ou toutes sortes de marchandises. En période de disette de carburants, entre septembre 1993 et mars 1994, où des entreprises pétrolières avaient bloqué leurs stocks en signe de contestation du prix dicté par le gouvernement, les Officiers supérieurs (Capitaines, Lieutenants, Colonels et Généraux) étaient quasiment les seuls à être servis dans des stations-services tenues par la Garde Civile. La population civile n’hésitait pas alors à “louer” un de ces officiers pour s’approvisionner en carburant. Tous ces “matchs” et “coop” réalisés hors casernes, synonymes de l’intensification de la débrouille, étaient de loin plus rémunérateurs que le maigre solde de fin de mois.
Ce sont également les écarts de traitements (rémunérations de faveur contre salaires ridicules) qui étaient à l’origine des soulèvements des militaires et qui avaient vu ces derniers prendre les rênes des émeutes et des pillages, selon le scénario suivant : “les militaires ouvrent la voie aux civils ; ils acceptent de partager le gâteau avec ceux-ci mais, se réservent ce qui leur paraît le plus intéressant” (G.de Villers, op.cit., p.128). Les lendemains des pillages, les casernes Kokolo, dans la commune de Bandal, ou Mobutu dans la commune de Matete s’étaient transformées en hypermarchés de plein air où des militaires, leurs enfants ou leurs épouses vendaient l’essentiel de ce qui avait disparu dans les magasins ou chez des particuliers.
De tels exemples montrent clairement comment la logique de l’informel veut que le Kinois (habitant de Kinshasa) se débrouille en dehors des structures de l’État, hors des structures formelles et constituées. Ceux qui sont dans des structures étatiques ne s’y cantonnent pas totalement ; ils sont convaincus qu’ils doivent se réaliser ailleurs. Donc, même quand on est dans le giron de l’État, on doit chercher sa survie ailleurs. L’armée, la police, la fonction publique et le statut qu’elles donnent au fonctionnaire sont appréciés avant tout comme des gisements alimentaires et des machines d’extorsion. L’informel ne représente plus un appoint, mais l’essentiel du revenu.
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3. La constitution des sociétés de sécurité privées.
La constitution des entreprises de gardiennage à vocation sécuritaire telles “SOZAIS”, “EAGLES” (devenu “MAMBA” en 1997), peut être analysée comme une déviation ou une récupération de la formation détournée des milices, mais surtout comme une diversification et une sofistication de la logique du mercernariat. Mais en réalité c’est la systématisation, la professionalisation de la logique de l’informel qui prévaut puisque ces entreprises canalisaient la violence et faisaient de l’insécurité qu’elles entretenaient un outil de la débrouille économique. Par ces entreprises de la violence, on privatisait la gestion de la sécurité publique, par définition réservé à l’État, et on privatisait tout en les musclant les méthodes policières de répressions et d’enlèvements sous la IIe République.
Ainsi pendant ces années 90, années de grande insécurité, on a vu fleurir deux grandes entreprises privées de sécurité, chargées de la protection de biens et de personnes qui y faisaient appel. Ces sociétés recrutaient aussi bien des militaires que des jeunes civils à qui on inculquait une formation accélérée de commando.
Mieux entraînés que les militaires ordinaires, ils étaient parfois mobilisés pour contrer ou repousser l’armée ou la police régulières quand les opérations ou les patrouilles de ces dernières gênaient des clients “protégés” par ces entreprises.
La privatisation de la sécurité publique rappelle d’ailleurs les pratiques des sociétés concessionnaires installées au Congo dès la fin du XIXe. Pour exploiter les richesses de ce vaste État, Léopold II, le roi des Belges et propriétaire de l’État Indépendant du Congo, avait fait appel au grand capital international. Des sociétés capitalistes constituées à l’occasion ou déjà existantes avaient reçu chacune un territoire qu’elles exploitaient et sur lequel elles seules recrutaient leur propre milice pour assurer leur sécurité.
Mais si des groupes armés sont constitués sous la forme de sociétés de sécurité, la particularité de ceux des années 90 à Kinshasa résidait dans le fait que leur orientation et leur éthique n’ont pas été diversifiées. Ils se sont mis au service d’un seul acteur politique, à savoir le président Mobutu. Leur objectif était de rentabiliser économiquement une situation de crise économique, de crise de l’État et de violence généralisée.
La non diversification de l’orientation et l’éthique de ces sociétés est due au fait qu’il n’existait qu’un seul entrepreneur à leur tête. Constituées en branches spécialisées dans des “interventions rapides” et contrôlées par un des fils du président Mobutu, les entreprises SOZAIS et EAGLES avaient toutes l’objectif de contrôler et de verrouiller l’exploitation du marché de la violence politique. Le système de verrouillage basé sur ce maillage d’entreprises et s’appuyant sur le concours de tous les services de renseignement dépendant de la présidence de la République et contrôlés par le cercle restreint du clan présidentiel, excluait systématiquement la possibilité qu’un concurrent s’insère dans la filière. Au contraire, les entrepreneurs potentiels, tels les hauts officiers en activité, des Libanais ou des Israéliens, étaient “recrutés” à titre de collaborateurs et placés à la tête des ces sociétés. L’existence d’un concurrent soutenant les adversaires politiques du président Mobutu n’était donc pas possible ; il était alors exclu qu’un groupe adversaire puisse se constituer.
Par ailleurs, dans ces établissements on pouvait observer un décalage voire même un fossé entre les dirigeants et leurs employés, car, alors que les intentions profondes des premiers étaient surtout d’ordre politique et destinées à réprimer toutes formes d’opposition, l’engagement des seconds semblait motivé uniquement par le besoin économique : être embauché et avoir un salaire dans une entreprise qui avait des apparences de prospérité économique. La plupart de ces salariés ne découvraient la véritable vocation de leurs sociétés que pendant leur formation et au cours de leurs “missions”. L’organisation interne des entreprises prévoyait deux formes d’activités distinctes. Ainsi le personnel était réparti en deux groupes. Les uns, véhiculés et attachés directement à la direction étaient chargés des missions “souterraines”. Ils constituaient la face cachée de l’entreprise. Les autres étaient des gardiens, la face visible de l’entreprise. En réalité, le gardiennage et la protection des personnes et de leurs biens n’étaient qu’une couverture officielle d’activités inavouables tels les enlèvements, les tortures ou toutes sortes de trafics qu’accomplissait le premier groupe.
Le recrutement de tout ce personnel reposait sur des critères bien précis : être parmi les proches de Kongolo, le fils du président Mobutu et propriétaire de ces entreprises, et jouir de sa confiance. La totalité des dirigeants était en effet des officiers et d’anciens compagnons de ce dernier à l’école d’officiers de Kananga; les chargés des missions secrètes, eux, étaient recrutés dans le cercle le plus restreint parmi ceux-ci. Ils avaient le privilège d’être en relations directes avec le Capitaine Kongolo et les généraux qui dirigeaient les services de renseignement. Le reste du personnel provenait des réseaux de relations et de connaissances de ces officiers.
La formation quant à elle, dispensée dans un centre spécial dans un quartier de Kinshasa proche du fleuve, s’apparentait à celle des commandos. Elle consistait en une connaissance détaillée de la géographie de la ville de Kinshasa et du “terrain”, c’est-à-dire les résidences et les biens des personnes à protéger ou susceptibles d’être enlevés. Les sports d’endurance, de combat et d’auto-défense occupaient une large part dans le programme d’enseignement ainsi que des méthodes d’investigations policières. Il n’y avait pas de démonstration sur les manipulations d’armes, car le personnel n’était pas armé. Seuls les officiers et donc la direction avaient le droit de détenir une arme. Le fait de refuser la détention d’armes indique sans doute la méfiance et la suspicion des dirigeants, une attitude qui a caractérisé les cadres militaires du parti-État envers leurs subalternes. Pour parfaire la formation, une cellule de la Division Spéciale Présidentielle, surnommée “Dragons” et constituant la crème de l’élite “terroriste” du Camp Tshatshi, s’occupait de l’apprentissage des techniques d’enlèvements. Au terme de leur formation, les candidats de la SOZAIS ou de EAGLE prêtaient un serment de fidélité à leur “patron”.
La collaboration des services les plus proches de la présidence de la République montre comment au plus haut niveau de l’État, on s’impliquait dans le verrouillage du système politique. Le serment de fidélité, tout en liant l’employé au chef, excluait toute démission et instaurait au sein de l’entreprise un climat de suspicion : chaque employé se sentait surveillé par son collègue qui pouvait le dénoncer. La menace de la dénonciation servait de système de contrôle de toute trahison ou de démission. La dénonciation conduisait à l’emprisonnement dans les geôles les plus redoutables par leurs systèmes de tortures.
Non armé, dénué d’idéologie politique que sa formation ne lui inculquait guère, dépourvu de militantisme envers son “patron” qu’il respectait par peur et non par amour, et privé d’une éthique de combattant, le personnel de ces deux compagnies kinoises ne pouvait se constituer en milice à l’exemple des “COBRAS” ou des “NINJA” à Brazzaville. A la différence des milices brazzavilloises qui se reconnaissaient en un leader politique qu’ils “suivaient” et pour le compte de qui ils combattaient et qui s’étaient engagés dans l’espoir de rejoindre l’armée régulière que leur leader constituerait après la victoire de leur camp, les employés zaïrois de SOZAIS ou de EAGLE, victimes comme tous les Zaïrois de la crise économique des années 90, considéraient leur “patron” comme un “père nourricier” et leurs entreprises comme des pourvoyeurs de nourriture.
On se trouve ici en face d’un modèle réduit de ce qui était observable à grande échelle dans l’ensemble de la société kinoise des années 80-90. En effet, les cadres du MPR et le reste du peuple considéraient le président fondateur du “parti de l’unité” comme le “père nourricier” qui distribuait des dons et le parti-État comme le cadre idéal qui fournissait abondamment de la nourriture et de l’argent. Un engagement, même effectué sans conviction, dans le MPR était la garantie d’une bonne perspective de survie et d’enrichissement. Les entreprises privées de sécurité et de gardiennage étaient ainsi l’exemple de structures au sein desquelles l’État et ses services s’”informalisaient”. Quant à son personnel, il ne faisait qu’affiner les logiques informelles de débrouille pour la survie, sans plus.
Notes
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Mes sources sont à la fois des recherches bibliographiques et des enquêtes de terrain.
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À consulter : RUPTURE SOLIDARITE: LES CONGO DANS LA TOURMENTE, Paris, Karthala, Décembre 2000