Richard Pétris, Grenoble, France, August 2006
Vers un "Collège" de Militaires
Un point fait avec des officiers français sur les grands enjeux de la défense et de la sécurité.
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Depuis quelques années, l’Ecole de la paix et la Fondation Charles-Léopold Mayer pour le progrès de l’Homme - FPH, se sont associées pour engager un dialogue avec les milieux militaires sur les questions de défense et de sécurité. Il s’agit de reconnaître toute la part qui est la leur dans l’évolution à long terme de nos sociétés à laquelle nous entendons contribuer. Ceci consiste à appuyer l’émergence d’une communauté mondiale à travers des mutations majeures en matière de gouvernance, d’éthique et de développement. Pour cela, le soutien à des alliances citoyennes vise en particulier à aider les milieux socio-professionnels à s’organiser à l’échelle internationale pour sortir de l’impuissance, assumer leurs responsabilités et promouvoir des propositions. Dans le champ de la sécurité nationale, régionale et internationale, on peut escompter d’un dialogue fécond entre militaires faiseurs de paix et responsables associatifs et politiques qu’il renforce également la société civile mondiale et, en tous les cas, les chances d’une paix possible.
La définition de nos actions en matière de sécurité, défense et paix - au-delà des espoirs nés de la chute du mur de Berlin et de la relativité des « dividendes de la paix » attendus de la fin de la guerre froide - en associant, à part entière, un « collège » de militaires, nécessitait donc que l’on organise une réunion de travail avec un groupe de militaires français autour des quatre thèmes suivants :
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les militaires et la paix du monde ;
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l’Europe de la défense ;
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l’ONU et sa capacité militaire ;
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le nucléaire et la prolifération.
La rencontre s’est tenue à l’Ecole de la paix, le 14/05/04, en présence des généraux COT (CR), GLEVAREC (CR), LE PEILLET (CR), BACHELET (ancien Inspecteur général de l’Armée de terre, CR), de SAQUI de SANNES (directeur du Commandement de la doctrine et de l’enseignement supérieur militaire - CDES), KLEIN (commandant de la Brigade d’infanterie de montagne, à Grenoble), du colonel DESPORTES (directeur de centre au CDES), de l’Ingénieur général de l’armement de SAINT-GERMAIN (CR), de Gustavo MARIN, Jean MARICHEZ, Arnaud BLIN, Claske DIJKEMA, Philippe MAZZONI et Richard PETRIS, pour la FPH et l’Ecole de la paix. Les généraux de COURTIVRON (CR), ancien commandant du contingent français au Kosovo, et de GIULI (Etat-major de l’Armée de terre) avaient manifesté leur intérêt mais ne pouvaient être présents.
Cet échange se situe donc dans le prolongement des travaux que nous avons conduits, à partir de 1992, autour de la conversion des industries d’armement, puis des rencontres ayant réuni des militaires à Grenoble et Lille en 2001, dans le cadre de l’Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire, celles du Forum social mondial de Porto Alegre en 2002, de Klingenthal en 2003, avec CiDAN-Civisme, défense, armée, nation, et enfin du Forum social mondial de Mumbai, en janvier de cette année. Il ne pouvait éviter de se tenir sur fond de conflit irakien à propos duquel Monsieur Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, venait de déclarer : « Il faut sortir de ce trou noir qui est en passe d’aspirer le Moyen-Orient et, au-delà, le monde ».
I. Les militaires et la paix du monde.
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Les militaires se considèrent eux-mêmes clairement comme des « officiers humanistes » et la discussion autour des valeurs éthiques se réfère largement au document précisant les fondements et principes de l’exercice du métier des armes dans l’Armée de Terre, un « guide pour la réflexion et pour l’action », dont la rédaction a été coordonnée en 1999 par le général Bachelet. La spécificité du statut du militaire est, évidemment, fortement marquée par le droit qui lui est conféré de pouvoir donner la mort dans l’exercice de son métier, dans l’accomplissement de sa mission, en même temps que par le devoir de sacrifice qui peut le conduire à sa propre mort. Connaissant ce prix qu’il faut être prêt à payer, sachant ce qu’il en est de « la douceur de la paix », le militaire doit pouvoir s’exprimer. Il peut se prononcer sur les conditions dans lesquelles la force armée sera engagée. Le cas de la guerre décidée par les Etats-Unis en Irak est dans tous les esprits ; les derniers développements montrent qu’il serait important de communiquer davantage, notamment pour compenser l’effet désastreux sur l’image du militaire en général produit par les révélations relatives au traitement des prisonniers irakiens par des militaires américains.
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Toute aussi grave, l’insuffisance du débat stratégique est soulignée. Un point de vue publié, il y a quelques mois, par un général en retraite colombien, s’interrogeait sur la portée stratégique d’un discours du président en exercice pour remarquer qu’il serait vain de n’en rester, en définitive, qu’à des « proclamations ». Des questions se posent sur notre « vieux » continent :
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il y a peu de place pour les militaires dans le débat européen lui-même ;
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les Ecoles de guerre, en France, ne seraient plus le lieu d’une vraie pensée stratégique ;
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une réflexion de fond devrait être entreprise sur les risques du « tout technologique » alors que le rôle des hommes est déterminant ;
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la privatisation de la guerre est une tendance actuelle qui doit être refusée telle une « régression de civilisation » - « Il ne faut pas en revenir aux lansquenets ! »
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L’idée d’un « collège » de militaires européens doit faire son chemin là où il faut constater que la grande majorité des états-majors européens seraient davantage atlantistes qu’Européens. En fait trois niveaux sont à considérer : au-delà du cadre national, outre l’Europe, d’autres situations régionales méritent une réflexion spécifique dont l’Amérique latine où nous avons de bons contacts - en particulier avec le général Medina, ancien directeur de l’Ecole supérieure de guerre de Bogota, intéressé par l’organisation d’une rencontre de militaires de son continent - mais aussi l’Asie - avec l’amiral Ramdas, ancien Chef d’état-major de la marine indienne - et l’Afrique où cela fait partie d’un véritable défi systémique. Au niveau mondial, les positions prises par les Etats-Unis, après le 11 septembre 2001, peuvent justifier, comme nous le pensons avec la Fondation Charles-Léopold Mayer, que l’on vise bien à associer des militaires américains à la réflexion, dès que possible.
II. Stabilité et sécurité en Europe
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L’Europe est bien désormais ce pôle de stabilité auquel on se réfère systématiquement y compris comme constituant le cadre dans lequel la formation à l’esprit de défense doit être dispensée. Sur fond de critiques adressées à la Journée d’appel et de préparation à la défense - JAPD, qui ne peut pas remplacer le « service militaire » sur le double plan technique et social, et alors que force est de constater que le jeune ne s’aperçoit même plus des ravages de la guerre qu’il n’a pas connue, la question est posée concernant un service européen qui pourrait être à la fois militaire et civil. Ce sont les jeunes eux-mêmes qui ont évoqué celui-ci dans le cadre des rencontres de Klingenthal qui visent précisément le développement d’un esprit de défense et de sécurité en Europe. Dans un article récent, l’Ambassadeur Stéphane Hessel recommande que tout jeune européen puisse s’engager, pour un temps donné, au « service de l’Europe ». Le colonel Desportes, qui connaît bien la situation américaine, émet l’idée d’un « peace corps » européen.
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Il est indispensable de faire cet effort de mémoire qui rappelle ce qu’a été cette construction européenne faite, à la fois, du refus viscéral de la guerre et de motivations politiques raisonnées et pertinentes. La prévention de la guerre et la réconciliation ont été promues au premier rang des valeurs françaises. Aujourd’hui, la question pourrait devenir : comment ne pas reconstituer un mur autour de l’oasis de paix qu’est devenue l’Europe ? Ou, dit autrement, comment ne pas se faire des ennemis de la Turquie et de l’Ukraine si on leur refuse l’entrée dans l’Union européenne ?
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Le général Bachelet souligne l’importance du « collapsus démographique » qui affaiblit la population européenne et, probablement comme toutes les populations vieillissantes, la détourne de la guerre. La part de dynamisme qui tient aux générations issues de l’immigration et nos relations traditionnelles ne doivent-elles pas nous faire regarder en direction de l’Afrique du nord et nous demander si l’avenir ne serait pas dans un partenariat des peuples riverains de la Méditerranée ?
III. Le rôle et les moyens des Nations Unies.
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Il y a débat autour de la nécessité d’une force d’intervention rapide au service de l’Organisation des Nations Unies : doit-il s’agir d’une force onusienne permanente ou de contingents nationaux en alerte et à disposition ? Si le général Bachelet doute qu’on puisse former aujourd’hui une « armée des Nations Unies » qui ne soit pas mercenaire, si le général Le Peillet rappelle que le rapport Brahimi soulignait les carences du dispositif actuel en matière de maintien de la paix et si le général Cot insiste sur les drames qui auraient été évités dans les Balkans et au Rwanda si l’on avait disposé d’une « force immédiatement projetable », des évidences semblent s’imposer à tous, à commencer par le principe de réalité face aux « rapports de force qui conduisent le monde » : certaines cultures et compétences militaires sont supérieures à d’autres parce que plus efficaces ; sur le terrain, un certain partage des rôles par nationalités garantit, en quelque sorte, cette efficacité ; les Etats Unis restent, décidément, opposés à toute idée de multinationalité qui risquerait de les rendre dépendants en matière de défense.
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Un autre point d’accord est le fait que si les problèmes militaires sont, en définitive, faciles à régler, c’est toujours la politique qui est « inextricable ». Sans doute, d’abord, parce que deux questions essentielles demeurent : allège-t-on toujours la souffrance humaine en intervenant ? les intérêts, les rapports de force sont-ils compatibles avec la vertu ? En tous cas, il est avéré qu’à l’ère de l’information nous ne pouvons dire aujourd’hui que « nous ne savions pas » ; la conséquence est que les gens ne tolèrent plus les guerres proches et sont sensibles aux idées de prévention et d’ingérence. Une autre évolution majeure aura de l’influence : l’importance grandissante de la société civile que l’Agenda pour la Paix, puis l’actuel Secrétaire général ont d’ailleurs mis au premier plan.
IV. La question du nucléaire
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A Mumbai, lors du dernier Forum social mondial, en janvier, dans l’impossibilité d’ignorer la pression de la pauvreté et sur fond d’amorce de rapprochement et d’apaisement entre l’Inde et le Pakistan, les problèmes de défense et de sécurité nous ont paru indissociables d’une recherche d’équité dans la répartition des ressources et des biens communs. Nous nous sommes particulièrement interrogés sur la pertinence de l’armement nucléaire.
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Il est difficile d’ignorer le caractère de « tabou » de ce problème lorsqu’on remarque que l’armement nucléaire est considéré comme un attribut de la puissance, que, d’ailleurs, la dissuasion a plutôt donné satisfaction en Europe, voire dans l’équilibre mondial, que certains secteurs de l’armée – la marine notamment – sont très impliqués dans le nucléaire et que, pour toutes ces raisons, on ne le « désinventera » probablement pas.
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Les risques de prolifération sont pourtant réels ; ils sont une des dimensions du problème du Moyen-Orient et on ne peut négliger les comportements « voyous » de certains, mais les Etats-Unis eux-mêmes posent un problème avec leur « revue de posture nucléaire stratégique » qui pourrait avoir un effet très négatif sur les doctrines d’emploi et la prolifération dans le monde.
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Face à « Prométhée déchaîné » peut-on faire comme si de rien n’était ? Notons que l’Union européenne a su pratiquer une politique de prévention avec l’Iran, comme elle l’avait fait pour l’Afrique du Sud. Mais le problème est plus large : n’est il pas de nature à justifier une campagne d’opinion d’un nouveau type afin, notamment, que les Etats qui possèdent officiellement l’arme nucléaire acceptent, unanimement, d’en débattre. Il est également plus compliqué car, par définition, le dialogue est limité par le secret militaire et nous nous trouvons dans un domaine où les acteurs concernés sont isolés.
V. Analyse et proposition.
Ces débats sur les militaires et la société font apparaître un grave déficit qui concerne à la fois la communication et la stratégie :
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Le débat est insuffisant qui permettrait de porter des questions éthiques devant la société civile : par exemple, peu de réaction sur le sujet de la torture en Irak. L’éthique du commandement, les droits et responsabilités du militaire sont des sujets importants pour les militaires eux-mêmes, mais aussi pour la société civile. A noter qu’un groupe fonctionne déjà sur l’éthique de l’armement à l’initiative d’ingénieurs de l’armement.
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En même temps, la réflexion stratégique est insuffisante. La priorité serait à donner à une véritable pensée stratégique européenne. Un collège de militaires européens serait utile. Plusieurs problématiques sont posées : la sensibilisation des jeunes à la sécurité et à la défense, l’élargissement de l’Europe et ses relations avec ses voisins (le livre blanc de l’UE), la posture des Etats-Unis et les relations transatlantiques, le rôle de l’ONU et la définition de sa capacité militaire, l’éthique du métier militaire... Le sujet du nucléaire (doctrine d’utilisation et prolifération) semble plus difficile à traiter. Pourtant, n’est-ce pas un défi majeur ?
Pour promouvoir cette réflexion et une éventuelle prise de parole, il faudrait organiser un groupe permanent mixte (15-20 personnes ?) à majorité militaire, essentiellement européen, dans un premier temps, et qui se réunirait régulièrement (3 ou 4 fois par an ? ). Il serait important que ce groupe se donne un nom formel, facile à retenir mais aussi annonçant « la couleur » en quelque sorte :
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un « collège de militaires » nous situe dans le champ socio-professionnel ;
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des « Militaires sans Frontières » viendraient compléter une gamme qui a déjà fait ses preuves ;
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le « Cercle des stratèges » ou « des stratégistes » - à l’instar par exemple d’un cercle des économistes - se réunirait régulièrement, publierait un ou deux ouvrages collectifs par an, établirait des contacts avec les gouvernants et avec les médias, etc.
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