Morgane Auge, Pierre Bardin, Emmanuel Bargues, Christelle Bony, Claire Grandadam, Nicholas Zylberglajt, Paris, juin 2006
Exils d’hier, exil d’aujourd’hui
Quelles leçons tirer de la période observée ?
Cette étude a tenté de montrer quelles ont été les conditions d’accueil des Argentins en France, dans le contexte du coup d’Etat du 24 mars 1976. Elle a essayé de s’interroger sur la constitution de réseaux, tant du côté français que du côté argentin, qui ont été activés à cette occasion. Elle a souligné les particularités de la mobilisation qui s’est alors produite, liées à la fois à la difficulté initiale de percer le rideau de fumée derrière lequel des militaires particulièrement retors ont d’abord caché leurs exactions, mais aussi au fait que la sauvagerie de la prise de pouvoir de la junte chilienne avait, trois ans plus tôt, déjà fortement structuré des réseaux de solidarité et prédisposé favorablement l’opinion publique des pays d’accueil. Dès lors, la solidarité du peuple français a été forte et efficace, en dépit de lacunes que nous avons soulignées, et même si beaucoup d’exilés ont dû largement se débrouiller par eux-mêmes. Ce dernier fait peut du reste être aussi compris comme le signe d’une solidarité spontanée si forte qu’elle a restreint l’intérêt du recours à une procédure, la demande du statut de réfugié, qui demeure assez lourde et surtout intrusive. Même si des critiques s’expriment, encore aujourd’hui, l’opinion générale, confirmée par l’expression publique du gouvernement argentin en des temps où pourtant les relations politiques entre les deux pays ne sont pas sans nuage, est que l’ensemble de la société française et de ses institutions s’est comporté de façon magnifique.
Est-ce que le « cas argentin » représente une exception ? La question vient à l’esprit, et le Ministère des Affaires Etrangères nous a du reste explicitement invités à y réfléchir, alors que de nombreuses opinions s’expriment qui voient dans une série de réformes intervenues en Europe, et singulièrement en France, ces dernières années, qui tendent à rendre plus difficile l’accès au droit d’asile.
Aussi consacrerons-nous cette conclusion à essayer de tirer des leçons de la période observée pour mieux réfléchir à l’expérience que vivent actuellement des personnes étrangères demanderesses du statut de réfugié.
Nous nous appuierons, pour cela, à la fois sur une analyse rapide des données chiffrées et des règles procédurales, mais aussi sur les informations précieuses que la série des interviews, souvent émouvants, que nous avons eu la chance d’effectuer, nous a permis de réunir sur la signification de l’exil pour ceux qui le vivent et sur les difficultés plus ou moins grandes que le demandeur de protection rencontre dans ses efforts pour s’intégrer dans une société nouvelle. Ce bilan comparatif de la situation des demandeurs d’asile dans les années 1970 et aujourd’hui ne prétend pas faire le tour d’un sujet extrêmement complexe, mais apporter sa pierre à l’édifice de la solidarité internationale dont la France s’est toujours envisagée comme l’un des maîtres d’œuvre.
I. La demande d’asile demeure faible quand les autres voies de la migration sont largement ouvertes
Un premier point de comparaison entre l’asile des années 1970 et celui d’aujourd’hui concerne le nombre même de demandeurs. Il est presque trois fois plus élevé aujourd’hui : ainsi, en 2004, on dénombre 50 547 demandes d’asile contre 18 000 en 1976. Jusqu’au milieu des années 1970, le nombre de demandeurs d’asile en France est peu élevé. En 1973, on dénombre ainsi seulement 1 620 demandes. La tendance est inversée à partir de 1974. L’ancien Directeur des Nations Unies, André Lewin, signalait lors du colloque pré-cité du CERI, en 1983, que « le 10 décembre 1979, M. Giscard D’Estaing s’est vu remettre à Genève la Médaille Nansen du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, qui consacrait une longue tradition de notre pays en. matière d’accueil de réfugiés, mais aussi un regain sous son septennat : de 1974 à 1979, le chiffre de réfugiés accueillis par la France a doublé, passant de 75.000 à 150.000. La France a été le premier pays d’asile en Europe pour les réfugiés en provenance d’Amérique latine, notamment du Chili après la fin du régime Allende ; et notre pays a accueilli à cette époque trois fois plus de réfugiés venant d’Asie du Sud Est que l’ensemble des pays européens réunis. Il a pris, dans l’été 1979, l’initiative de convoquer à Genève la conférence des Nations Unies sur les réfugiés du Vietnam ».
Toutefois, la fin des années 1970 correspond aussi au moment où, suite à la crise économique et sociale provoquée par les chocs pétroliers, la politique d’immigration de la France se durcit. Jusque là, une grande majorité des personnes qui fuyaient leur pays parce qu’elles s’y sentaient menacées, au lieu d’invoquer le droit d’asile avaient préféré emprunter d’autres voies ; l’exemple argentin, bien que se situant au moment de ce retournement de l’attitude des autorités publiques, a bien montré cette préférence pour la migration par d’autres canaux institutionnels, de la carte d’étudiant au visa touristique.
Mais, progressivement, à la même époque, une partie croissante de ceux qui ne peuvent plus entrer comme étrangers sous d’autres statuts, mettent en avant les éléments qui leur permettent d’invoquer le droit d’asile et effectuent une demande d’asile : les demandes atteignent le chiffre de 18 000 en 1976, 20 000 en 1980, 27 000 en 1987, 34 000 en 1988, 61 000 en 1989. A partir de 1989, le nombre de demandeurs baisse toutefois, en raison de la réduction des délais de décision et surtout de la suppression du droit automatique au travail pour les demandeurs d’asile qui exerce un effet dissuasif et oriente les demandeurs vers d’autres pays. Mais la croissance reprend à la fin des années 1990, avec la multiplication des crises politiques et guerres dans de nombreux pays et se poursuit au début des années 2000. Les Argentins arrivés en France à la suite du coup d’Etat de 1976 ont été nombreux à ne pas demander le bénéfice du droit d’asile alors qu’ils l’auraient pu : l’atteste le fait que, sur les 3.000 Argentins arrivés en France entre 1974 et 1983, seuls 921 d’entre eux ont reçu le statut de réfugié (données de l’OFPRA) alors que le taux de rejet était très faible. Toutefois, dès cette époque, la proportion de demandes d’asile est plus grande par rapport au nombre total de demandes d’accès au territoire qui prévalait avant 1974. La situation évolue donc au cours de ces années, mais relativement lentement, les réfugiés latino-américains ayant suscité, avec l’aide des réseaux qui les ont soutenus, un fort capital de sympathie qui retarde la mise en œuvre de politiques restrictives en matière migratoire.
L’origine des demandeurs d’asile a, depuis les années 1970, elle aussi évolué. L’Amérique latine n’a jamais constitué une zone de provenance importante, et sa part va décroître fortement. Dès la fin des années 1970, les populations des anciennes colonies françaises sont prépondérantes, notamment en provenance d’Indochine (120 000 réfugiés ont été accueillis officiellement entre 1976 et 1988). Cependant, l’origine des demandeurs se diversifie au fil des années, un nombre plus important venant d’Afrique subsaharienne (Zaïre, Ghana, Mali, Angola), d’Europe (Roumanie, Turquie) et d’Asie (Sri Lanka). Aujourd’hui, l’Afrique reste le plus gros pourvoyeur avec 18 567 demandes (en 2004), suivie de près par l’Europe (18 222). Mais les deux premiers pays de provenance sont désormais la Turquie et la Chine. Les Sud-américains ne représentaient pas plus de 3 400 demandeurs en 2004 (dont aucune demande argentine, et seulement cinq en 2003). Au vu de ces chiffres, l’arrivée des Chiliens puis des Argentins au cours des années 1970 apparaît proportionnellement significative, ce qui explique que les Argentins et les Chiliens, ont contribué alors à consolider la politique française d’ouverture au monde. La création en 1971 de l’association France Terre d’Asile, association ayant pour objectif la défense des droits des réfugiés, illustre la résistance de la société française à une évolution négative dans ce domaine. En ce qui concerne la demande d’asile, procédure vers laquelle se reporte progressivement une partie de la demande désormais déboutée des autres voies, l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides) ne rejette à cette époque encore qu’environ 200 demandes par an.
Cette situation n’est pas spécifique à la France. La ratification du Protocole de New York du 3 février 1971, qui étend la notion de réfugié définie par la Convention de Genève de 1951, a créé un contexte particulièrement favorable à l’accueil de réfugiés dans les années 1970 et 1980. Le statut de réfugié est, dans de nombreux pays, alors relativement aisé à obtenir, bien qu’il n’en soit pas fait systématiquement fait usage.
II. L’accès au statut de réfugié est aujourd’hui nettement plus difficile
La fermeture progressive des autres voies de migration, chacune étant assortie de conditions de plus en plus restrictives, produit un report des demandes sur l’asile à la fin des années 1970 et de plus en plus. Au début, la facilité de l’obtention du statut de réfugié, combinée avec le droit de travailler dès le dépôt de la demande d’asile ainsi que la relative facilité d’obtenir du travail, ont conduit à une augmentation considérable des demandes d’asile jusqu’aux années 1990.
A cette époque se produit un renversement de situation : le délai de traitement des dossiers augmente sous l’afflux (parfois jusqu’à 2 ans) et la part des reconnaissances chute, qui passe de 80% dans les années 1970 à environ 15 % depuis 1990. La détérioration du contexte économique et la montée du chômage ont amené le gouvernement, dans un cadre européen lui-même de plus en plus contraignant, à resserrer le contrôle des flux migratoires et, ce qui rejaillit négativement sur les procédures (désormais plurielles) d’accès au droit d’asile.
L’OFPRA est réformé dès 1991 pour mieux répondre à l’afflux croissant des demandes. Le nombre de demandes ayant continué à augmenter, une nouvelle réforme est intervenue en 2003. La politique d’asile et le dispositif d’accueil se différencient aujourd’hui de la situation des années 1970 par quatre caractéristiques principales : les difficultés d’accès au territoire, les chances d’obtenir le statut désiré, la difficulté de la procédure, et l’évolution de la solidarité.
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a. Difficultés d’accès au territoire
Afin de déposer une demande d’asile en Europe, un demandeur d’asile doit d’abord accéder au territoire et, pour le faire légalement, il peut chercher à obtenir un visa. Un visa au titre de l’asile peut être délivré par l’ambassade ou le consulat dans le pays d’origine, ou dans un pays voisin si l’accès à la représentation diplomatique y est difficile, mais cette procédure reste rare d’emploi. Dans la plupart des cas, c’est grâce à un visa de tourisme que les demandeurs (non encore déclarés lors de la demande) parviennent sur le territoire national, où ils effectueront alors leur demande. Mais les conditions d’obtention de simples visas se sont faites de plus en plus restrictives : depuis 2003, le paiement de 35 euros - somme considérable dans certains pays -, un titre de voyage aller –retour, un justificatif d’assurance de voyage à garantie très élevée et une attestation d’accueil accordée par le maire de la commune dans lequel le migrant compte se rendre, sont exigés. Dans une perspective de limitation des flux, ces mesures sont efficaces puisque les demandes de visas ont fortement baissé depuis 2003 (de l’ordre de 15 à 20 %).
Conséquemment, cette procédure ne concerne désormais plus qu’une faible proportion des demandeurs d’asile. En 2005, l’OFPRA, précisait que seuls 15 % des demandeurs sont arrivés en France avec un visa. La plupart des demandeurs d’asile entrent désormais illégalement sur le territoire. Pourtant, concernant la voie aérienne, l’accès au territoire français a été rendu plus difficile aussi par la mise en place de visas de transit aéroportuaire (VTA). Sans ce visa, qui est difficile à obtenir et concerne les ressortissants d’une trentaine de pays, une personne ne peut pas embarquer pour un vol censé faire escale dans l’espace Schengen, des sanctions ayant été mises en place et progressivement renforcées à l’encontre des transporteurs qui auraient autorisé l’accès à leurs aéronefs à des passagers sans visa. La plupart des demandeurs d’asile entrent donc en France illégalement et par voie terrestre, même si les personnes qui aident les migrants à entrer ou passer par le territoire national illégalement sont eux-mêmes passibles de sanctions.
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b. L’obtention du statut de réfugié : une procédure de plus en plus contraignante
Le dépôt de demande d’asile qui donne accès au statut de demandeur d’asile et l’autorisation de rester sur le territoire en attendant la décision de l’OFPRA a été rendu plus difficile par l’obligation de fournir un dossier complet comprenant plusieurs documents et photographies et rédigé en français. Pour déposer ce dossier, un demandeur doit également disposer d’une adresse, ce qui peut être particulièrement contraignant pour les nouveaux arrivants. Les délais pendant lesquels les dossiers peuvent être déposés ont été successivement raccourcis (à 21 jours en procédure normale et 15 jours en procédure prioritaire). Pour les personnes qui ont été placées en zone d’attente à leur arrivée, le dossier ne pourra être constitué que si la demande ne paraît pas manifestement infondée par l’OFPRA, lequel prend une décision dans un délai très limité. Les entretiens avec les « officiers de protection » de l’OFPRA se font obligatoirement à Paris et dans quelques aéroports et ports. Dans le cas de rejet, une fois épuisé l’appel devant la Commission de recours des Réfugiés, le migrant est en principe reconduit dans son pays d’origine.
Une fois le dossier déposé, le migrant devient demandeur d’asile et obtient un titre de séjour de trois mois renouvelable en attendant la décision de l’OFPRA. Alors que les demandeurs d’asile avaient auparavant à peu près les mêmes droits que les titulaires du statut de réfugié, la réforme de 1991 a introduit une distinction importante entre demandeur d’asile et réfugié : les demandeurs d’asile ne bénéficient plus du droit de travailler, sauf à titre très exceptionnel, ni de celui de recevoir une formation professionnelle rémunérée, à l’inverse des réfugiés statutaires. Les demandeurs d’asile ne peuvent plus non plus loger dans les mêmes centres d’hébergement que les réfugiés. Il y a désormais une distinction entre les CADA pour demandeurs d’asile et les CPH pour les réfugiés. Ceci place le demandeur d’asile dans une situation plus précaire qu’auparavant.
S’ajoutent à cela les limitations résultant des exigences des Règlements de Dublin II et des listes des pays d’origine sûrs qui conduisent à ce que la demande en première instance auprès de l’OFPRA soit, dans ces cas, de plus en plus rarement accordée. D’autre part, les difficultés liées à l’évaluation des demandes, dues à leur diversité, surtout depuis que l’OFPRA statue sur tous les types d’asile (au titre de la convention de Genève, de l’asile constitutionnel ou de la protection subsidiaire) renforcent ces limitations. Le nombre de procédures prioritaires, évaluées dans des délais plus restreints, s’illustre également par une forte augmentation.
Par ailleurs, le contexte politique et social a beaucoup évolué depuis les années 1970 et 1980. La solidarité envers les réfugiés s’est amoindrie, ceux-ci sont de plus en plus assimilés dans l’opinion publique aux immigrés économiques.
III. La différence de contexte depuis les années 1970 a accru la confusion entre l’immigration économique et l’asile.
A partir des années 1970, s’amorce une crise « qualitative » de l’asile. Jusque là, les demandeurs d’asile étaient d’origine européenne, particulièrement des « démocraties socialistes », et constituaient une population jugée facilement assimilable. L’arrivée des réfugiés chiliens, puis argentins n’a guère changé la donne. En revanche, à partir de 1974-1976, l’arrivée massive de réfugiés indochinois marque un tournant dans la provenance géographique des demandeurs d’asile et la manière dont ils sont accueillis. L’Asie et l’Afrique terrassés par des conflits armés et des dictatures génèrent des mouvements de population considérables. Or, sur ces continents, les politiques de développement amorcées se sont révélées infructueuses, l’augmentation des inégalités est patente. Les demandeurs d’asile issus de ces pays en voie de développement sont assimilés à des migrants économiques. Dès lors, règne une confusion entre asile et immigration.
Dans un contexte de crise économique (second choc pétrolier), les Etats d’Europe occidentale craignant une arrivée massive de migrants économiques issus des pays du Sud ferment leurs frontières. Le mouvement de contrôle restrictif de l’immigration va de pair avec le soupçon porté sur les demandeurs d’asile de contourner les règles d’entrée et de séjour des étrangers. L’asile est devenu le principal moyen d’entrer en Europe et d’avoir des chances d’y rester sans être voué à la condition de clandestin. A la fin des années 1980 principalement, les demandes d’asile ont été si nombreuses que la durée d’examen des demandes d’asile a pu, à l’époque, atteindre plusieurs années.
L’opinion publique n’est pas indifférente, mais il est significatif que la réponse de la société civile se fasse désormais « humanitaire » (avec l’apparition des « french doctors » et des opérations type « l’île de lumière »), c’est à dire, selon la terminologie anglo-saxonne, éclairante en la matière, compassionnelle et caritative : la nuance avec la solidarité tient dans la façon ou non d’envisager une intégration dans la société française. Dans une approche « humanitaire », l’exilé est une victime provisoire qui a vocation à revenir rapidement dans son pays. D’où la création du statut de « protection subsidiaire », sorte de statut de réfugié précaire, sur lequel nous reviendrons.
La confusion entre « asile politique », « victimes de crises humanitaires » et « exilés économiques » est instrumentalisée par une partie de la presse, qui exagère l’importance du phénomène des « faux demandeurs d’asile » et des « faux réfugiés ». Il est certain que des abus ont été commis et que certaines demandes d’asile étaient peu fondées, le véritable mobile étant économique. Mais il est simpliste de réduire la question à cette problématique.
Comme l’exemple argentin le montre, nombre de personnes justiciables du statut de réfugié n’en réclament pas le bénéfice quand les possibilités de séjourner provisoirement dans un pays d’accueil sont diversifiées et faciles d’accès. Leur restriction suscite un gonflement mécanique des demandes d’asile qui se traduit par un gonflement de la fraude. Alors que les demandeurs disposaient d’un droit au travail, celui-ci est supprimé en 1991. Aujourd’hui, dans un monde où les guerres civiles et crises alimentaires se multiplient, l’importance des demandes d’asile est largement une conséquence du malthusianisme des politiques migratoires. Et plus les législations se durcissent, plus l’asile apparaît comme la seule voie possible, ce qui encourage les demandes d’asile abusives qui entravent le fonctionnement du système, phénomène qui tend à menacer la pérennité même de l’institution de l’asile.
IV. Le droit d’asile a évolué, notamment avec la naissance de la protection subsidiaire
Les évolutions récentes du droit d’asile en France apportées par la loi du 10 décembre 2003, sont venues compléter les sources du droit d’asile conventionnel et constitutionnel. La « protection subsidiaire » permet aux personnes qui ne remplissent par les conditions d’octroi du statut de réfugié, mais qui établissent qu’elles sont exposées à des menaces graves dans leur pays d’origine (1), d’obtenir un statut intermédiaire. Ce statut est octroyé pour une durée d’un an et est renouvelable après examen auprès de l’OFPRA. Il se rapproche de celui des étrangers de droit commun, alors que les réfugiés statutaires bénéficient des mêmes droits que les nationaux français, excepté le droit de vote.
Si ce nouveau statut se traduit par l’élargissement de l’éventail des candidats pouvant bénéficier d’une protection, il se caractérise aussi par un recul des conditions d’accueil et des possibilités d’intégration, enfermant les bénéficiaires dans la précarité.
Ces nouvelles dispositions méritent d’être éclairées par l’expérience de l’exil argentin. Deux critiques émergent en effet si l’on analyse ces nouvelles dispositions à travers les témoignages recueillis : ces mesures nient le caractère bien souvent définitif de l’exil et limitent les possibilités d’intégration.
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a. Le déni du caractère souvent définitif de l’exil
Près de 10 millions de personnes vivent dans les camps de réfugiés du HCR ou de l’UNRWA - et la population déplacée dans des pays en crise est estimée à 20 millions. Ces situations perdurent souvent pendant des décennies. En effet, dès lorsque la plupart des crises politiques et des guerres sont endémiques ou systémiques, l’exil est bien souvent définitif pour les victimes et non une simple période transitoire.
Il en va de même lorsque les situations évoluent positivement ? Ainsi, si dès 1983 la situation en Argentine a donné des signes de retour à la normale, si de nombreux Argentins ont alors préféré rester en France, c’est que pour eux la « crainte du retour » a été la plus forte, fondée sur des raisons nombreuses qui reflètent la complexité de l’exil. Si la peur de nouvelles persécutions persistait, elle venait se doubler bien souvent de considérations psychologiques résultant du traumatisme provoqué par le premier exil. Le retour éventuel au pays était donc d’autant plus dur à décider qu’il réveillait pour beaucoup les souffrances générées par le premier départ et était envisagé comme « un nouvel exil ». L’intégration plus ou moins aboutie au pays d’accueil a aussi joué un rôle clé dans la décision qui a conduit un nombre important d’Argentins à rester en Europe.
Les dispositions de la « protection subsidiaire » conduisent donc à maintenir ouverte la plaie douloureuse que constitue l’exil, alors que la santé psychologique des exilés exige de leur offrir une certaine stabilité après qu’ils ont vécu une rupture douloureuse, une blessure définitive d’avec le pays d’origine.
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b. La restriction faite à l’intégration
Si le statut de « protection subsidiaire » réintroduit la possibilité d’obtenir un permis de travail provisoire, il convient de s’interroger sur la réalité des possibilités d’intégration offertes aux personnes détentrices de ce statut intermédiaire compte tenu de la menace annuelle de ne pas voir le titre de séjour renouvelé. En général, les bénéficiaires de la protection subsidiaire jouissent de droits sociaux comme les prestations familiales, accès aux logements sociaux et la Couverture Maladie Universelle. Néanmoins, ils ne peuvent pas bénéficier immédiatement du Revenu Minimum d’Insertion puisqu’ils se voient opposer une condition de résidence de 5 ans contrairement aux réfugiés statutaires.
L’expérience argentine a révélé la difficulté des nouveaux arrivants à s’intégrer. En dépit des structures d’accueil ainsi que de la solidarité dont ont pu bénéficier les Argentins, les témoignages mettent en évidence la longueur du processus d’adaptation. La scolarisation des enfants, leur intégration au système scolaire, la recherche d’un logement stable et surtout celle d’une autonomie financière via l’obtention d’un emploi, constituent des démarches dont la durée avoisine et dépasse bien souvent l’année. L’annualité du permis de séjour et du permis de travail octroyés par ce nouveau statut de « protection subsidiaire » est donc porteuse du risque de nuire à une intégration effective des exilés.
En outre, son réexamen annuel semble remettre en cause le principe cardinal du « non refoulement » des réfugiés qui structure le droit des réfugiés établi par la Convention de Genève. L’article L.712-3 (2) de la loi de décembre 2003 prévoit que le bénéfice de la protection subsidiaire n’est accordé que pour un an renouvelable, le statut pouvant alors être annulé à chaque échéance « lorsque les circonstances ayant justifié l’octroi de la protection ont cessé d’exister ou ont connu un changement suffisamment profond pour que celle-ci ne soit plus requise ». Le principe de la Convention de Genève est d’autre part de prendre en compte, moins les craintes ou persécutions passées, que celles encourues si le demandeur devait rentrer dans son pays, principe que le réexamen annuel affaiblit : il faut du temps pour apprécier, pour chaque cas, que le retour à une certaine « normale » dans un pays assure à chaque personne une réelle sécurité : quid des règlements de compte, des situations diverses d’une région à l’autre, des retournements de situation politique…
La précarité attachée à la « protection subsidiaire » conduit d’autre part à une moindre mobilisation des institutions publiques (mairies, dont on a vu le rôle clé) et des réseaux associatif dans le soutien et l’intégration dans le pays d’accueil : on se sent moins solidaire de gens qui sont supposés n’être que de passage et repartiront ; au mieux on aura à leur égard une approche caritative.
Si la nouvelle catégorie d’exil mise en place par la réforme du droit d’asile en France a répondu en partie aux évolutions des demandeurs de protection dans un nouveau contexte international, et même si elle ne concerne, trois ans après son adoption, qu’un nombre limité de personnes, elle semble au total caractéristique d’une tendance générale à la baisse de l’octroi de la qualité de réfugié politique. L’application qui semble pouvoir en être faite est porteuse de la menace que ce statut intermédiaire remplace celui qui est octroyé par la Convention de Genève. La « protection subsidiaire » devrait, comme son nom l’indique, rester « subsidiaire » et ne devrait en aucun cas remplacer le statut de réfugié conféré par la Convention de Genève.
Pour finir, nous nous sommes demandés quelle serait la capacité de réaction de la France aujourd’hui si une crise comparable à celle subie par l’Argentine en 1976 venait à se produire et quelle serait alors sa capacité d’accueil. Autrement dit, la France est-elle capable aujourd’hui d’accueillir un flux conséquent d’exilés politiques ?
Une première observation peut être faite, qui concerne les mentalités. L’opinion publique française semble être plus distante face à l’arrivée de réfugiés politiques qui pâtissent d’une certaine assimilation entre asile politique, exil dû aux crises humanitaires -et immigration économique. L’imaginaire par rapport à l’asile a beaucoup changé. Dans des sociétés médiatisées « tout-image », l’importance de l’information imagée, n’est pas négligeable. Or les journaux télévisés abondent aujourd’hui en reportages sur les migrants économiques qui assaillent les plages espagnoles et italiennes après avoir fait du centre d’accueil de la Croix Rouge de Sangate un véritable feuilleton misérabiliste. Ce regard porté par les médias influence négativement la vision qu’a l’opinion publique du demandeur d’asile politique. La prise de décision des institutions politiques en est, elle aussi, indéniablement influencée.
Concernant les capacités et modalités d’accueil, une observation plus optimiste doit être faite. Pour recueillir les réfugiés latino-américains, notamment argentins, les réseaux de solidarité constitués autour des associations, individus et collectivités locales ont construit une expérience et une expertise importantes. Le poids considérable qu’ont pris certaines ONG permet de parler d’un savoir faire très développé de la société civile. Celui-ci est sans doute facile à activer. Le nouveau régime de la protection subsidiaire représente toutefois pour lui un défi majeur.
Dans une réflexion d’avenir et non tournée vers les seuls temps passés, notre travail se doit, in fine, d’aborder les politiques européennes -et leur harmonisation. La France n’est plus seule à décider en matière de politique d’asile. En effet, depuis le traité d’Amsterdam (1997), la communautarisation du droit d’asile est en cours. L’analyse des capacités françaises d’accueil des réfugiés oblige à intégrer la perspective européenne. Les décisions se prennent au niveau européen, à la recherche d’un consensus qui est le résultat de la confrontation de visions diverses sur le droit d’asile. Comment, dans ce contexte, s’inscrit l’éventuelle mobilisation de la société civile européenne pour la construction d’un droit d’asile européen généreux ? La question reste ouverte.
Notes :
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(1) : Article L.712-1 : {« […] Le bénéfice de la protection subsidiaire est accordé à toute personne qui ne remplit pas les conditions pour se voir reconnaître la qualité de réfugié mentionnées à l’article L.711-1 [au titre de la Convention de Genève] et qui établit qu’elle est exposée dans son pays à l’une des menaces graves suivantes :
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a) La peine de mort ;
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b) La torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants ;
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c) S’agissant d’un civil, une menace grave, directe et individuelle contre sa vie ou sa personne en raison d’une violence généralisée résultant d’une situation de conflit armé ou international ».
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(2) : Article L. 712-3 de la loi du 10 décembre 2003 : « Le bénéfice de la protection subsidiaire est accordé pour une période d’un an renouvelable. Le renouvellement peut être refusé à chaque échéance lorsque les circonstances ayant justifié l’octroi de la protection ont cessé d’exister ou ont connu un changement suffisamment profond pour que celle-ci ne soit plus requise ».