Mauro Pirini, Paris, juillet 2009
La mémoire et l’histoire comme discours politiques
« Quand le jardin de la mémoire commence à se dessécher, on prend soins des dernières plantes et des dernières roses avec une affection encore plus grande. Pour empêcher qu’elles flétrissent, je les mouille et je le caresse du matin au soir : je me rappelle, j’essaye de me rappeler pour ne pas oublier ». Orhan Pamuk (Le livre noire)
Introduction
Des thèmes comme la guerre et la résistance sont encore aujourd’hui, plus de 60 ans après la seconde guerre mondiale, en mesure de diviser une communauté. C’est l’histoire et son interprétation qui divisent : la difficulté de partager une mémoire collective apparaît clairement aujourd’hui dans de nombreux pays, dont ceux de l’Union Européenne, en particulier lorsque la presse et donc l’opinion continuent d’évoquer un passé divisé.
Au fur et à mesure que la composition sociale d’un pays change et que de nouvelles générations grandissent, le contenu de la mémoire évolue. De nouvelles revendications, auparavant réprimées pour différentes raisons, refont surface. Ainsi, une société devenue multi-ethnique engendre une modification « des mémoires » dans la quête de reconnaissance de ses différents composants. Au fil du temps, chaque histoire nationale prend de ce fait de nouvelles connotations et s’enrichit d’éléments supplémentaires. Cette évolution permanente permet aussi à des instances précédemment vaincues de revendiquer un nouvel espace d’expression. Tous ces mouvements provoquent des résistances ou de la concurrence entre ceux qui s’identifient dans des visions de l’histoire concurrentes.
I. Deux questions sur la mémoire et l’histoire
Il y a quelque temps, à l’occasion d’une promenade inaugurale, je visitais l’Ecole de la Paix, située à l’intérieur du Parc de la Mémoire de Montesole, à Marzabotto, non loin de la ville de Bologne en Italie, lieu « symbole » des atrocités et des massacres commis par les forces nazi-fascistes pendant la IIème guerre mondiale. Je demandais à la responsable de l’école s’il existait une « façon juste » de se souvenir et si oui laquelle. Selon elle, le souvenir doit être utilisé pour amener les personnes à dialoguer ensemble de façon constructive. La pratique du dialogue est une des caractéristiques les plus élémentaires de la démocratie, un élément fondamental de la participation et le symbole de la civilisation. Le dialogue est à la base de cohabitation civile. La représentation la plus haute de cette pratique devrait être le Parlement.
Bien des années plus tard, j’ai demandé à un ami, professeur d’histoire médiévale, en quoi consistait exactement son travail. Il se perçoit comme celui qui doit interroger et déconstruire en permanence l’histoire. Il doit faire la lumière sur les mystifications, sur les erreurs d’interprétation et sur les fausses vérités. Tout cela implique que l’histoire soit un chantier ouvert et en mouvement. La fonction critique de l’historien joue alors un rôle très important pour la démocratie. Nous ne reportons pas ici le riche débat autour du rôle de l’historien comme « gardien » de l’histoire. Ce qui nous intéresse dans cette analyse est son rôle éthico-civil et son engagement intellectuel. Construire et déconstruire sont deux faces de la même médaille. Le rôle du pédagogue et celui de l’historien sont liés à la mémoire et à l’histoire.
La leçon que j’ai tirée de ces dialogues est que la mémoire peut être utilisée pour unir ou pour diviser une communauté ou un corps social, au-delà de son contenu de vérité, en agissant directement sur les faits, sur la construction et la déconstruction de sa signification. Mais comment ce phénomène se manifeste-t-il, concrètement ? Pourquoi la façon de reconstruire le passé importe-t-elle autant?
Les individus, la société et les systèmes politiques agissent dans le temps présent mais toujours en se référant à un passé vécu et à un futur attendu, comme les auteurs cités le rappellent bien.
Comme le dit Orhan Pamuk, l’histoire peut servir de boussole : nous l’utilisons pour nous orienter dans le temps. Elle nous permet de donner un sens au temps et aux souvenirs individuels et collectifs. On perçoit ainsi que l’histoire et la mémoire d’un pays se colorent d’une teinte presque mystique, associées à des idéologies nationalistes, et deviennent les éléments clés d’une sorte de religion civile. On réalise ainsi assez facilement qu’il n’y a pas de garantie de continuité entre histoire, mémoire, culture, identité et futur d’une communauté politique. C’est précisément l’interrelation entre ces éléments dans le contexte du discours politique qui fait l’objet de cette analyse transversale.
II. Le paradigme de la mémoire
Dans le monde contemporain, la « mémoire collective » est de plus en plus utilisée pour interpréter la réalité. Elle semble être devenue le paradigme à travers lequel il est possible de déchiffrer la politique, la société et la coexistence civile. Pour preuve, des concepts centraux, tels que la guerre, l’identité, la culture, sont passés au filtre de la mémoire.
Dans cette analyse, nous envisageons la mémoire comme une lentille grossissante, qui permet d’agrandir, de réduire, de focaliser ou de déplacer l’attention sur des arguments ou des thèmes particuliers. À travers « cette lentille », tout peut se modifier, en particulier le regard porté sur les choses et les personnes. Ces grilles d’analyse multiples influencent fortement la compréhension de la réalité politique et sociale et la façon dont on en parle ou on la décrit. En ce sens, la mémoire risque d’être un élément perturbateur ou de déformer la réalité ; notamment dans le domaine de la communication de masse où elle peut se transformer en véritable outil de manipulation.
Nous allons essayer de présenter ce « paradigme de la mémoire » en l’appliquant aux thèmes de la démocratie et de l’Etat-Nation. La réflexion portera dans ce cadre sur l’impact exercé par la mémoire sur la pensée démocratique et pacifique.
III. La mémoire comme discours, l’histoire comme discours
Nous avons choisi de proposer une vision ouverte des concepts de mémoire et d’histoire et de traiter la mémoire et l’histoire en tant qu’éléments discursifs. Ainsi, comme pour un discours, la mémoire et l’histoire peuvent être construites dans le temps présent. Parfois ce « discours » se mélange à celui de la « construction nationale », d’autres fois avec celui de « l’identité ». Cette dialectique se retrouve dans le l’évolution historique des pays et des populations, y compris au sein des démocraties européennes. Notre hypothèse de départ est donc que le discours sur la mémoire peut s’autonomiser au point d’influencer les autres discours ; il contribue alors à la construction nationale et peut influencer les logiques des politiques supranationales, comme l’illustre l’importance de la mémoire de la guerre dans la construction de l’identité européenne.
IV. L’utilisation publique de la mémoire
Le processus qui a conduit le « discours de la mémoire et de l’histoire » à s’autonomiser fait en sorte que ces éléments deviennent des facteurs politiques centraux du débat public.
Ces « discours » ont une incidence sur la cohabitation au sein d’un pays et peuvent toucher des équilibres fragiles, pourtant considérés comme solides. Mémoire et histoire peuvent êtres utilisés soit pour limiter le pouvoir de façon critique, soit pour mobiliser les ressources à la base du pouvoir. En tant que « discours » doté d’autonomie et d’instruments propres, la mémoire devient un moyen et un vecteur pour intervenir dans « l’espace public ».
Pour essayer de mieux comprendre et d’analyser la mémoire, nous allons identifier, dans le discours public et dans la discussion historiographique de ces dernières années, certaines formules et certains points de vue de l’utilisation publique de la mémoire et de l’histoire. À ce propos, nous avons sélectionné une série « d’instruments » conceptuels.
En décidant de considérer la mémoire et l’histoire comme des éléments fondateurs de la « paix civile », nous devons approfondir leurs rapports avec la démocratie et la paix.
Les instruments que nous analyserons et qui apparaissent de la lecture des ouvrages cités sont :
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Le paradigme hégémonique et le cas italien ;
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Les guerres de la mémoire et le cas français ;
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Les « cultures de la mémoire » ou « les traditions de la mémoire » et le cas allemand ;
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Les figures de l’identité en devenir et le cas palestinien.
Percevoir la mémoire et l’histoire comme des processus nous permet également de mieux comprendre l’actualité. Les discours sur la mémoire, en paraphrasant François Vergès, nous informent beaucoup plus sur le présent que sur le passé. Ils nous offrent des éléments importants pour évaluer la qualité d’une démocratie ou du dialogue démocratique à l’intérieur d’un pays ou dans le cadre d’un processus politique et social.
Concernant le choix des documents étudiés dans le cadre de notre réflexion, des ouvrages présentant des exemples ont volontairement été préférés à ceux plus théoriques. L’ambition de cette analyse est de pouvoir tirer de ces expériences des outils conceptuels et novateurs pour mieux appréhender les discours liés à la mémoire, à l’histoire, à la culture et à l’identité.
V. Le paradigme hégémonique et le cas italien
L’ouvrage de Filippo Focardi, « La Guerre de la mémoire. La résistance dans le débat politique italien de 1945 à nos jours », nous permet d’identifier notre premier instrument conceptuel, celui du « paradigme hégémonique ».
L’auteur définit la « narration hégémonique » comme une tradition dominante établie sujet de la guerre et de la Résistance dans cette application. Elle représente « une mémoire publique (…) fondée sur une narration partagée par chaque composante du front antifasciste » et elle a été « en mesure d’activer dans le pays des profonds processus d’identifications ». Elle représente également le lien idéologique qui a légitimé les structures institutionnelles naissantes ainsi que les structures politiques et sociales de l’après-guerre.
Le livre parcourt la genèse et le développement de la narration hégémonique lié au mouvement de résistance durant la seconde guerre mondiale. A travers l’analyse des interventions et des discours politiques prononcés par les chefs d’états au cours des commémorations, l’auteur s’attache à démontrer la façon dont cette tradition a été édifiée puis s’est trouvée modifiée et déformée pour des raisons de politique intérieure. Tous ces discours sont interprétés comme des reflets de la perception nationale et donc comme des indices du degré de consensus social établi. L’histoire nationale, à travers le discours sur la Résistance, retrace d’abord ses fondements sur l’idée de l’antifascisme, puis, à partir des années 90, sur l’importance de la défense de la constitution.
L’auteur montre comment cette interprétation traditionnelle de la Résistance est née d’une contingence politique. Pendant l’après-guerre, elle est présentée par les nouvelles élites comme une sorte de lecture du passée née pendant le conflit mondial alors même qu’elle ressort d’une nécessité du « présent », en réaction à des préoccupations de politique intérieure et internationale. Les forces antifascistes avaient en effet la triple exigence de contrecarrer la propagande de la république de Salo, de mobiliser les forces du pays dans la guerre contre l’Allemagne après 1943 et de revendiquer auprès des Alliés un statut de co-belligérantes après l’armistice. Le résultat de cette « urgence » est l’établissement d’une image partiale, forgée constamment en comparaison au cas allemand. Celle-ci se trouve modelée par « l’image du bon soldat italien face au méchant allemand ». Cela implique des ellipses importantes ; par exemple le consensus populaire autour du fascisme, ou le caractère « de guerre civile » qu’a pu revêtir la Résistance. Le modèle allemand devient au final l’anti-modèle grâce auquel les erreurs italiennes sont minimisées.
Par la suite, le débat s’étend au sein des forces antifascistes ; notamment lors du conflit entre forces républicaines et forces monarchiques. Il se poursuit ensuite, une fois la République installée, entre antifascismes modérés et libéraux (sous le signe de la « liberté ») et antifascisme de gauche (sous le signe d’une Résistance comme « révolution interrompue ») ; ou encore entre l’establishment militaire et les gauches antifascistes (sur la question du jugement des chefs de l’armée et des criminels de guerre).
Le climat de la guerre Froide provoque alors un lent et perpétuel conflit de légitimation et de consensus entre les deux principaux partis qui détiennent le monopole de la mémoire politique de la Résistance. Ce conflit mènera à l’émergence de l’« anticommunisme » comme antagoniste de l’antifascisme. Dans une optique de « pacification nationale », la tentative de réhabiliter le fascisme et de mettre en accusation une partie de la Résistance apparaît clairement.
Au début des années 1950, on constate la volonté de décrédibiliser la « position idéologique dominante et hégémonique ». Mais celle-ci ne cédera pas, au contraire. Le parti politique au pouvoir, la Démocratie Chrétienne, ne se sentant pas prête à céder ce monopole politique aux mains de la gauche, relance et redécouvre le mythe de la résistance. Ce courant politique ne souhaite cependant pas ouvrir une brèche au révisionnisme de la droite. De ce tiraillement entre les deux tendances résultera une « unité recomposée autour d’une mémoire officielle sur la guerre » qui empêche à tout autre mythe capable de légitimer une alternative de s’imposer.
Au cours des années 60, les valeurs de la Résistance deviennent des valeurs existentielles qui légitiment les grandes mutations politiques de l’époque ; par exemple de l’entrée du parti socialiste dans une coalition de gouvernement en 1963.
Les années 1970 confirment la permanence de ce discours consensuel sur la Résistance comme base idéologique de la stratégie de « solidarité nationale » de Moro et Berlinguer, les deux leaders respectifs de la Démocratie Chrétienne et du Parti Communiste Italien (PCI). Une fois encore des raisons politiques contingentes (la nécessité de défendre la démocratie menacée par le terrorisme) ont amené ces deux principaux partis à soutenir une politique mémorielle commune et à s’accorder sur le paradigme antifasciste. Le moment de cohésion le plus fort autour des valeurs de la mémoire de la Résistance atteint son paroxysme le 25 avril 1978, pendant l’enlèvement du Président Moro, enlevé par les Brigades Rouges le 16 mars et tué le 9 mai.
Dans les années 1980, la mutation du cadre politique couplée avec l’entrée du parti socialiste dans le gouvernement, détermine l’émergence d’une vraie force révisionniste et une mise en accusation de la position dominante. Le projet politique de Bettino Craxi, comme chef du parti socialiste, a conduit à une fracture de l’unité de la mémoire des « gauches » : Son projet prévoyait une modification de la Constitution, perspective inacceptable pour le PCI.
À partir des années 1980 il devient clair que la lutte pour le pouvoir, menée par tous ceux qui en étaient exclus auparavant, doit passer par une révision des mythes légitimant la République et la Constitution, du paradigme antifasciste et des politiques officielles de la mémoire. Tous furent concernés : le parti socialiste alors au pouvoir ainsi que la nouvelle formation politique de Berlusconi, « Forza Italia ». La « Ligue du nord » au début des années 1990 et le « Parti d’Alliance Nationale » né des cendres de l’ancien parti néofasciste (Le Mouvement Social italien) durent aussi se positionner. Ces tentatives de déstabilisation du mythe ont représenté une défiance faite au paradigme antifasciste.
Le conflit et le débat autour de la mémoire se sont accompagnés de nouveaux argumentaires patriotiques et nationalistes. De plus la recherche historique a conduit en Italie à la révision du mythe du bon soldat. Cette image d’Epinal est remise en question avec la redécouverte des crimes de guerre, ainsi qu’au travers de la redécouverte de l’histoire juive, et de recherches relatives à la position d’alignement du pays aux côtés de la République Sociale.
L’activisme de l’ancien président de la République italien, Carlo Azeglio Ciampi, n’a cependant pas suffit à contenir les courants révisionnistes. Le président a en effet veillé personnellement au maintien d’une représentation de la Résistance fortement ancrée à l’intérieur du discours hégémonique. Il considérait cette mémoire comme essentielle à la préservation de l’unité de l’Etat et à la transmission de valeurs aux générations futures; ce patrimoine servant de socle historique et moral aux sentiments d’appartenance et d’unité nationales.
L’amalgame des différents niveaux de confrontation ainsi qu’une récente utilisation médiatique disproportionnée par les politiques sont autant de signes de la fin du consensus majoritaire autour du discours établi de façon hégémonique. Cela met un terme aux aspirations de Ciampi d’organiser l’Etat autour d’une certaine idée de « patriotisme constitutionnel » typique des pays européens.
L’instrument interprétatif du « paradigme hégémonique » est appliqué par les auteurs dans des secteurs différents du champ sociologique. Il est ainsi pertinent de l’utiliser pour analyser les cultures et les politiques des ceux qui légitiment le pouvoir, dans la période post-conflit de construction et de stabilisation des institutions et des sociétés démocratiques, ou dans les phases de transition des régimes. Il est enfin intéressant de remarquer les possibles relations entre « discours et narration hégémonique » et politique et contexte international.
La façon dont est défini ce « discours hégémonique », défendu et modifié dans le temps, est révélateur du degré de conscience critique vis-à-vis de l’élaboration du passé et de son histoire, particulièrement en présence d’un passé fasciste ou totalitaire.
Ce concept contient toute une série d’aspects liés à la cohabitation civile et au débat politique et public dans un pays en transition, en sortie de conflit ou en phase de transformation. Ces problématiques dévoilent le degré de tolérance d’une société, en particulier envers les discours divergents. Cette notion révèle aussi la cohésion sociale soit la proportion de la population qui se reconnaît ou pas dans le discours hégémonique ? Elle permet encore d’expliquer l’utilisation de la répression et de la violence contre la liberté d’expression en général et celle de la presse en particulier… Ce concept de « narration hégémonique » permet de plus de clarifier les liens entre les processus de pacification et réconciliation avec les « politiques de la mémoire ». Enfin cet instrument d’interprétation, utilisé comme clé de comparaison, permet d’encadrer diversement certains phénomènes modernes, tel le retour du nationalisme en Europe. En Italie précisément, le défi lancé au « paradigme hégémonique » avec le retour à une certaine utilisation de la rhétorique nationaliste, ne peut être uniquement considéré comme un simple phénomène de révisionnisme. Il doit être replacé dans le contexte européen et ex-soviétique post chute du mur de Berlin de diffusion des nationalismes.
Cet instrument nous permet en fait de suivre et de reconstruire des dynamiques de pouvoir toujours présentes malgré les changements de régimes. Pour revenir au cas italien, certaines interprétations du fascisme le décrivent comme un régime « humain ». Ces interprétations peuvent toutes être rattachées à la même matrice du « défi au paradigme antifasciste ».
La connaissance des « narrations hégémoniques » et des discours antagonistes nous permet d’explorer les connexions entre positions ad personam, débat public et comportements étiques. Nous nous trouvons face à des faits traumatiques, il devient donc important et utile d’utiliser cette méthode au sein d’approches sociologiques et historiographiques.
VI. Les guerres de la mémoire et le cas français
L’ouvrage collectif dirigé par Pascal Blanchard, historien de la période colonialiste, et Isabelle Veyrat-Masson, historienne et sociologue des medias (Blanchard Pascal, Veyrat-Masson Isabelle, « Les guerres des mémoires. La France et son histoire. Enjeux politiques, controverses historiques, stratégies médiatiques », Edition La Découvert, Paris, 2008., identifie l’instrument conceptuel de « guerres des mémoires ».
Le livre nous aide à éclaircir les difficiles rapports entre histoire et mémoire et à analyser leur présence dans les débats publics. L’histoire et la mémoire, avec leurs fonctions et selon l’utilisation qui en ai faite, sont omniprésents dans l’espace public et médiatique avec une incidence profonde sur la cohabitation civile. « Les guerres » que l’ouvrage évoque, se développent dans cet espace, confirmant ce que les auteurs soulignent : « un conflit des mémoires a besoin autant d’un passé, d’un présent que d’un contexte ».
Ce concept s’est développé et affirmé dans le débat public à partir des années 90 en France. À ce moment, le discours de la mémoire s’est mélangé au discours politique, juridique, philosophique, éthique.
À partir de ces années, la mémoire s’est progressivement transformée pour devenir un enjeu politique majeur. Comme pour le cas italien, il devient de plus en plus fréquent d’observer le phénomène pour lequel « les médias, les historiens, les responsables politiques s’engagent » d’un point de vue historique.
Les deux historiens reconstruisent l’histoire du concept même de “guerre des mémoires” ; des premières publications sur les guerres franco-libanaises en 1978 aux articles fondateurs de ce champ d’étude, en passant par l’analyse des conséquences de deux processus parallèles : d’une part le phénomène de la médiatisation et d’autre part celui de la mondialisation. Le premier accentue les conflits pour répondre aux nouveaux rythmes de diffusion de l’information et aux exigences des stratégies politiques. Il accélère la diffusion des débats mais aussi des conflits. Le second est particulièrement influent sur la mémoire de la Shoa, de la colonisation et de la décolonisation, de l’esclavage, du nazisme et de la fin des dictatures.
Ce concept de « guerres de mémoires » est enraciné dans les références culturelles françaises. Cette société divisée par des conflits profonds a conscience que la mémoire peut être une source de conflits qui menacent une cohabitation pacifique. Les auteurs montrent comment la mémoire a une dimension politique et une dimension médiatique. Une attention particulière est donc donnée aux enjeux liés à la mémoire et relatifs aux dynamiques du pouvoir et à celles économiques, principalement en termes de processus sociaux d’exclusion ou d’intégration, de reconnaissance des groupes particuliers au sein de la société, ainsi qu’ne matière de justice sociale. La « mémoire » est également liée aux relations internationales et diplomatiques avec les autres Etats, avec les ex-colonies, à la reconnaissance des droits humains fondamentaux et à celles des minorités. Elle est aussi employée comme instrument de la légitimation d’interventions humanitaires ou pour favoriser les politiques de réconciliation internes de post conflit.
Françoise Vergès, une des auteurs du livre (Verges Françoise, « Esclavage colonial: quelles mémoires? quel héritage ? » dans Blanchard Pascal, Veyrat-Masson Isabelle, « Les guerres des mémoires. La France et son histoire. Enjeux politiques, controverses historiques, stratégies médiatiques », Edition La Découvert, Paris, 2008), historienne et experte de l’esclavage, nous rappelle justement que la façon dont l’histoire est élaborée est strictement liée à la relation avec « l’autre ». F. Vergès conclut ainsi son article en observant que « […] Le discours sur le conflit des mémoires cache le désir d’occulter la place qu’occupa la notion de “race” dans la constitution de l’identité française… et il est urgent de s’y confronter. »
Cette confrontation n’a rien à voir avec la polémique autour de la demande à la France de se repentir mais représente une « demande d’inscription historique » qui prend en compte la mémoire comme élément clé du présent et de la politique.
Pour mieux connaître ce qu’il est possible d’apprendre des « guerres des mémoires », nous avons choisi d’approfondir le thème avec la lecture d’un ouvrage ultérieur de Françoise Vergès, « La mémoire enchaînée. Questions sur l’esclavage » (Françoise Vergès, « la mémoire enchaînée. Questions sur l’esclavage (éditions Albin Michel, 2006). L’auteur approfondit les raisons de l’évincement du « récit national français » des questions relatives à l’esclavage et à la traite des noirs. Elle souligne au contraire que le discours national s’est approprié le discours abolitionniste. 1848, année de l’abolition de l’esclavage, a été transformée en élément clé de la « Mémoire ». Cela a conduit à jeter aux oubliettes l’histoire de l’esclavage, qui précède l’abolition. Mais cela ne fait qu’attirer toute l’attention sur les contradictions de l’histoire et du « discours collectif »: l’esclavage est aboli par décret, alors que simultanément, l’Algérie devient un département français.
Dans cet ouvrage le moment « pédagogique » est renforcé. F. Vergés s’interroge sur comment expliquer l’histoire de l’esclavage à une classe des jeunes dans une école de la banlieue. Comment est-il possible d’expliquer l’invention de la « négritude », les voyages dans les bateaux, les morts jetés à la mer? Comment expliquer le processus de réification des esclaves ? Comment expliquer que cette exploitation meurtrière ait été exercée par cette civilisation européenne par la suite symbole de liberté et d’égalité universelles?
L’auteur de l’ouvrage ne cache pas les difficultés à trouver les mots pour répondre à ces questions. F. Vergés comprend donc que « la mémoire de la traite négrière et de l’esclavage n’est pas simplement une source de manipulations et d’abus, mais un enjeu social et culturel actuel » et que « la colonisation est tout aussi présente pour les nombreux jeunes Français qui subissent inégalités et discriminations, parce qu’ils sont perçus comme ‘inassimilables’ après que leurs grands-parents et parents furent soumis à des lois d’exception et d’exclusion ».
Dans l’ouvrage, l’auteur propose une méthode interdisciplinaire pour démontrer qu’il est possible de partir d’un débat sur la mémoire pour traiter de questions politiques telles que le niveau du débat démocratique dans un pays, ou les relations entre les anciennes colonies et Paris. On parvient ensuite facilement à envisager que cette méthode permettent d’aborder des questions sociales (la confrontation avec la diversité, le racisme ou le multiculturalisme) ; des questions de justice raciale ; des questions liées à la recherche historique, au droit et en dernière analyse la question de l’égalité entre les citoyens là où au final il y a des citoyens plus égaux que d’autres.
« Le conflit oppose des visions sur ce qui fonde le vivre ensemble. […] Le conflit entre mémoires est un conflit entre des visions du commun, entre des visions de ce qui unie et qui divise”.
L’instrument des guerres « entre » mémoires peut donc se transformer en un outil d’analyse des sociétés multiculturelles, car « la mémoire est un processus dynamique » qui permet de reconnaître les constantes socioculturelles ainsi que les transformations d’une société. Ces « guerres des mémoires » ne sont pas nouvelles en France. Elles se sont combattues tout au long du XIXème et XXème siècle, ce qui a permis à la France de faire entrer le passé dans le présent, et ainsi de commencer à solder ses comptes avec son passé.
VII. Les cultures de la mémoire et le cas allemand
A la lecture de l’ouvrage « Culture de la mémoire. Allemagne, Italie et Japon, 1945 » coécrit par les historiens Christoph Corneliben, Luz Klinkhammer et Wolfang Scwentker, nous comprenons davantage le concept de « cultures de la mémoire » et la méthode de comparaison entre elles.
Le but du livre est l’analyse systématique et comparée des cultures de la mémoire, de leur contexte social à partir du 1945 en Allemagne, Italie et Japon et des différents facteurs qui ont favorisé ou non son développement. À cette fin, le livre s’organise autour de champs d’analyse sélectionnés: le règlement des comptes de la part des vainqueurs, la démystification des puissants, les historiens et l’interprétation du passé, le souvenir de la dictature et de la guerre dans la politique et auprès de l’opinion publique, les médias et la mémoire collective, le rapport entre renouvellement générationnel et cultures de la mémoire.
Ces trois pays ont en commun d’avoir été alliés pendant la seconde guerre mondiale. Dans une perspective comparative, les auteurs se demandent quelles sont les différences dans l’élaboration du passé récent, notamment concernant les régimes totalitaires et la guerre. Leur objectif est ainsi d’observer la façon spécifique dont s’est développée la mémoire « collective » au sein de chaque pays dans l’après-guerre. Les auteurs cherchent à comprendre les circonstances qui ont amené chacun de ces pays à aborder la responsabilité de la guerre et des crimes de guerre de façon aussi différentes. Les auteurs s’interrogent également sur la façon dont les victimes et les bourreaux ont été traités dans les débats publics au sein de ces nations.
Pour citer un exemple, si en Allemagne à partir des années’80 s’est développé un débat vif sur les fautes du national-socialisme, au Japon nous assistons à une modalité ambivalente de regarder le passé. Le non dépassement du passé est strictement lié à « la mémoire de la domination militaire et de la guerre au Japon et de la certitude d’être à la fois victimes et bourreaux ».
Afin de fournir quelques points de référence théoriques, les historiens font appel à certains instruments conceptuels empruntés à d’autres disciplines, un hybride qui se retrouve également dans d’autres textes analysés et qui témoigne la tendance interdisciplinaire de la recherche historiographique actuelle.
Sous le concept de “cultures de la mémoire”, pouvant aussi être traduit par « traditions du souvenir », sont réunis trois typologies de phénomènes à analyser :
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Les tentatives concurrentielles de la part de groupes d’intérêt opposés, afin d’établir un monopole de l’interprétation historique et de la mémoire ;
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Les intérêts de différents groupes sociaux et politiques ;
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Une série de canaux et d’instruments d’expression des cultures de la mémoire, parmi lesquels la recherche historique et le témoignage autobiographique, les médias et les livres scolaires, les discours politiques et les rituels religieux.
Ce concept, en langue allemande “Erinnerungskulturen”, a remplacé petit à petit en Allemagne la formulation moins neutre du « franchissement du passé » (Vergangenheitsbewältigung) et s’est tellement répandu que certains critiques parlent désormais de « culte de la mémoire » (Erinnerungskult) ou d’« industrie du souvenir » (Erinnerungsindustrie).
Partant d’un champ d’étude plus sociologique qu’historique dans la tentative de définir les bases épistémologiques et conceptuelles du débat autour de la mémoire, l’œuvre ne se base pas seulement sur le concept de mémoire collective, mais aussi sur les concepts de « mémoire communicative » et « mémoire culturelle ».
Par le concept de « mémoire communicative », on définit la mémoire des expériences réelles transmises oralement, soit individuellement soit collectivement. La mémoire culturelle au contraire est une construction qui s’étend sur une époque. A la différence de la mémoire collective qui atteint la stabilisation de l’ordre sociale par l’introduction des contenus radicaux, de portée symbolique (images, sculptures, paysages, architectures..), la mémoire culturelle s’appuie sur les médias et les institutions (fêtes, rites, traditions…).
Ce qui est rappelé se consolide dans la mémoire culturelle jusqu’à devenir « culture objective », qui peut être apprise et transmise de façon autonome. Pour les auteurs, cette dynamique est extrêmement importante car dans les années 90 on assiste à l’occasion du renouvellement générationnelle à la transformation graduelle des expériences vécues pendant la deuxième guerre mondiale en une mémoire collective.
Le chapitre consacré par Wolfgang Schieder à la comparaison entre les trois régimes de guerre nous permet de comprendre comme la création d’un discours officiel et mémoriel, y compris ses oublis volontaires, vise à servir le discours politique national.
Pour quelles raisons dans le deuxième après guerre se sont développées une mémoire officielle et une mémoire historiographie qui ont mis en exergue les différences entre les régimes alors qu’une perspective comparée a mis en lumière les similitudes ?
Pourquoi les « vies nationales » ont omis les affinités idéologiques, économiques, sociales, militaires et politiques des trois régimes depuis leur naissance, leur développement et leur consolidation ?
Au cours du processus de démocratisation de leurs systèmes politiques, les Allemands, les Italiens et les Japonais ont dû faire face à la catastrophe de leur propre passé de guerre. Le fait que cette confrontation dure jusqu’aujourd’hui témoigne des difficultés pour ces peuples à « faire les comptes » avec cette partie de leur histoire. Celle-ci est traitée de manière différente dans les trois pays, selon la façon différente dont ils sont sortis de la guerre.
L’abandon des similitudes historiques, dans la mémoire officielle de la part de l’historiographie, a été utilisée par les trois régimes pour rendre plus tolérable leur propre « mémoire historique ».
Il est intéressant de remarquer que l’auteur fait un lien entre les processus de formation de la mémoire officielle et la démocratisation de ces pays durant l’après guerre :
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Selon l’auteur de l’essai qui reprend une opinion du controversé historien du fascisme Renzo De Felice, pour les Italiens il était important de s’éloigner de l’holocauste et de leurs alliés allemands. De cette nécessité, nait une identité et un consensus basés sur la période entre 1943 et 1945 et sur la Résistance. Les crimes de guerre en Abyssinie, l’usage de gaz de la part de l’armée Italienne, la politique de répression dans les Balkans passent en deuxième plan.
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Au Japon aussi la tendance a été de négliger l’alliance de guerre avec l’Allemagne et l’Italie. La mémoire nationale souligne donc plutôt le rôle des victimes plutôt que les guerres en Manchourie.
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En Allemagne on a cherché à se cacher derrière l’instrument conceptuel du « totalitarisme » pour élaborer le bilan des crimes de guerre du nazisme. Selon l’auteur il est plus facile de s’imaginer des analogies avec l’Union Soviétique comme victimes d’un dictateur totalitaire plutôt que de reconnaître les similitudes structurelles avec l’Italie et les responsabilités historiques de l’Axe Rome-Berlin et du pacte anticomintern.
Comprendre le fonctionnement des mécanismes politiques de la mémoire et de l’oubli dans le processus de démocratisation d’un pays, étudier l’utilisation des analogies historiques spécifiques et du langage évocatoire de la propagande, nous aident à mieux comprendre les mécanismes actuels de recherche de consensus. Cette démarche clarifie aussi les motivations réelles des élites au pouvoir et des autres acteurs. Elle met en évidence que la mémoire officielle est construite et modulable selon des processus et des stratégies politiques.
L’utilisation politique du passé et de la mémoire et la façon dont a été élaborée la période de la guerre sont étroitement liées au processus de développement des institutions ainsi qu’aux relations internationales et à la politique étrangère.
Dans le texte de David Cohen l’analyse des mécanismes de la mémoire officielle et des cultures de la mémoire ainsi que l’effort de comparaison se concentrent sur certains champs d’analyse thématiques : les règlements des comptes de la part des vainqueurs, la démythification des puissants, les historiens et l’interprétation du passé, le souvenir de la dictature et de la guerre en politique entre l’opinion publique, les medias et la mémoire collective, le rapport entre renouvellement générationnel et cultures de la mémoire.
Ces champs thématiques paraissent extrêmement d’actualité. Si on pense aux guerres dans les Balkans, en Iraq, en Afghanistan ou à toutes les autres guerres dans lesquelles les médias ont joué un rôle important, il est facile d’y voire le développement des phases à travers lesquelles l’opinion publique a été confrontée avec la guerre pendant et après la deuxième guerre mondiale en Europe. Tout rappel un scénario déjà-vu : la destruction des symboles des anciens régimes et les processus d’accession au pouvoir des élites politiques victorieuses. Ainsi la démythification des figures des dictateurs nous rappelle le « pilori médiatique » et les processus des tribunaux internationaux des ex-dictateurs.
Les deux dernières sections de l’ouvrage (médias et mémoire collective changement des générations et cultures de la mémoire) se concentrent sur ce qui ressort comme la caractéristique fondamentale des guerres à l’époque du cinquième pouvoir qu’est l’information : guerre, mémoire, médias sont strictement liées et agissent simultanément. Déjà en temps de guerre, les médias officiels et non-officiels travaillent à construire la mémoire de la guerre pour les générations futures. La prise de conscience de l’importance du rôle de la mémoire pour les générations futures, la force de la persuasion et l’importance stratégique de la propagande ont augmentés progressivement depuis la deuxième guerre mondiale.
La construction du discours historique et de la mémoire s’élargit progressivement mais ne reste pas confiné à la phase de l’après-guerre et aux processus de guerres, comme c’était le cas à Nuremberg et à Tokyo. Aujourd’hui la construction – déconstruction de la mémoire (avec des phénomènes qui se rapprochent de la manipulation) se déroule en concomitance avec les opérations de guerre et parfois même avant. La dimension de la guerre est aujourd’hui caractérisée par le fait que les opérations de guerre, les mécanismes médiatiques et la construction des mémoires sont contemporains.
Dans certains cas très sensibles, comme le conflit israélo-palestinien, la mémoire est tellement importante et tellement liée aux processus identitaires que nous pouvons affirmer que « la mémoire est la continuation de la guerre par d’autres moyens ».
VIII. Les figures de « l’identité en devenir » et le cas palestinien
Le dernier instrument conceptuel de la présentation de la pensée historique et anthropologique se trouve dans la présentation d’un cas différent de ceux pour l’instant présentés. D’une part, l’exemple palestinien concerne un espace extra européen, même si fortement influencé par l’Europe. Cela signifie des relations asymétriques dont la particularité du contexte moyen-oriental en lien avec la question juive et la naissance de l’Etat d’Israël… D’autre part, nous nous trouvons dans une situation de conflit non résolu, en présence d’une violence quotidienne et constante.
L’étude de l’ouvrage d’Elias Sanba (Elias Sanbar « Figures du Palestinien – Identité des origines, identité de devenir ») nous permet de présenter un angle d’analyse lié aux « figures d’une identité en construction ». Ces figures sont pour nous des instruments conceptuels pour approcher le thème de l’identité collective en refusant sa cristallisation autour du paradigme de l’Etat-Nation. Elles revêtent les différentes formes d’une identité concrète et en mouvement, liée à un moment précis de l’Histoire.
Selon l’auteur, les Palestiniens sont prisonniers de cette incompréhension de l’histoire, de « ce postulat d’une identité supposée éternelle et immuable ». Dans la conception classique de l’histoire, « l’antériorité devenait source de légitimité et de présence exclusive ». Les Palestiniens eux-mêmes se sont fait entraîner par leurs adversaires sur ce terrain très dangereux et ont fini par se lancer dans des thèses fantastiques sur l’origine d’une culture et d’une identité nationale palestinienne ancestrale.
E. Sanbar propose au contraire de remplacer la question « d’où sommes-nous ? » par la question « où sommes-nous ? ». Il justifie ce choix pour se libérer du « mythe de l’instant zéro des identités » et de « l’idée que les identités posséderaient des dates de naissance à partir desquelles débuteraient leur continuité ». Il refuse « le concept de genèse en tant qu’instant succédant au chaos ».
L’« identité en devenir » prend sa forme, sa consistance à travers une chaîne des figures a contrario de « l’identité de l’identification » définie par rapport à l’Etat-nation. Cette dernière forme d’identité est figée dans le temps et son caractère est supposé être inaltéré. Au contraire, l’identité « du devenir » naît de la capacité de se reproduire en d’autres figures tout en restant reconnaissable.
Il s’agit d’une « représentation en mouvement » de l’histoire des lieux où l’identité palestinienne s’est formée. Le livre décrit comment les Palestiniens se définissent et comment ils sont perçus et définis depuis le XIXème siècle jusqu’à nos jours. L’auteur explore les clés de l’identité « toujours en construction » d’un peuple qui lutte pour sa reconnaissance.
Trois figures sont ainsi présentées :
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Celle des « Gens de la Terre Sainte » ;
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Celle des « Arabes de Palestine » ;
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Celle du « Palestinien invisible ou absent ».
L’outil qui nous intéresse pour notre analyse est la « ligne de réflexion » que pose Edward Said sur l’élaboration asymétrique de la mémoire entre l’Occident et l’Orient : il observe que, dans un premier temps, la « terre des palestiniens » est interprétée de façon réductive pour devenir la « Terre Sainte », en oubliant que cette terre était caractérisée par une complexité et le multiconfessionnelle. Elle est ainsi perçue comme territoire vide et sans peuple, mythe construit par les explorateurs et hommes de religions du XIXème siècle, dont s’alimente également le sionisme.
En tant que « terre sainte », la Palestine devient donc une terre à défendre, tandis que dans le deuxième cas elle devient une « terre vide » à occuper et les palestiniens une population nomade qui a décidée de se sédentariser et qu’il s’agit de remettre en mouvement pour la libérer de leur présence.
La deuxième figure conceptualisée est celle des « Arabes de Palestine ». L’ambiguïté est le trait marquant de cette deuxième figure du palestinien dont les caractéristiques et les particularités émergent entre la constitution du mandat britannique en Palestine et la naissance de l’Etat d’Israël. Sanbar souligne l’ambiguïté du langage, des communications, des accords et des documents officiels qui caractérise tous les accords de paix depuis ceux de Madrid de 1991. Le registre sémantique employé nie pratiquement le nom des Palestiniens pour définir les populations autochtones : elles évoquent les « Arabes de Palestine » ou les « arabophones à l’ouest du Jourdan ». Balfour définira les palestiniens comme « communautés non-juives présentes en Palestine ». Cette approche confirme ainsi l’argumentation sioniste qui définit les uns comme « communauté du peuple juif » et les autres comme « une mosaïque indéfinie des communautés palestiniennes ». Pour les juifs donc “le Foyer national n’est pas une création, mais une reconstitution car les juifs ne vont pas en Palestine, ils y reviennent”.
L’objectif de ce langage, associé à d’autres medias, comme l’acquisition des terres et des propriétés des autochtones de la part du fond national sioniste, est le contrôle du territoire. Les colonies juives font parties du même plan.
La troisième figure est celle du « Palestinien invisible », celle de l’absent. À la négation de la tradition suit l’expulsion du territoire. Ainsi, en 1949, le problème de la Palestine n’existe plus et il est remplacé par le problème des réfugiés arabes car les palestiniens n’existent guère. Les Palestiniens apprennent vite que “quiconque est mis à la porte du lieu est également renvoyé du temps.” Les palestiniens ainsi privés de la possibilité d’un état national subissent une sorte d’expulsion de l’histoire. Selon Sanbar “la figure de l’Absent se trouve modelée par un couple indissociable, temps et lieu, histoire et territoire.”
Le palestinien absent, réfugié dans un pays arabe proche, et la Palestine silencieuse et invisible qui reste à l’intérieur du territoire sont les victimes d’une escalade réciproque et radicale de violence entre Israël et ses voisins. Dans cette situation, les réfugiés de l’UNRWA cultivent une idée nostalgique du territoire et de la patrie qui les transforment en une sorte de « territoire en relation », prémisse d’une volonté de retourner dans l’histoire.
Le nouvel Etat d’Israël assigne le statut d’absent aux palestiniens avec l’expropriation et l’administration des territoires et grâce à l’utilisation d’un droit inventé pour cela. Les propriétés des palestiniens sont ainsi considérées comme des « biens des absents » et cela confirme indirectement que « les Palestiniens, ça n’existe pas ». Le paysage est ensuite transformé, jour après jour, les noms sont inventés pour une transformation calculée et stratégique.
Ce processus « d’israélisation » du territoire montre la poursuite de l’oeuvre centenaire des voyageurs occidentaux en Palestine. Il s’agit pour l’auteur de l’éradication des noms et “d’une expropriation de la mémoire des lieux.”
On assiste donc à une sorte « d’expropriation de la mémoire des lieux ». Les réfugiés palestiniens dans les pays arabes voisins, ancrés dans la culture de l’exil, cultivent la mémoire des lieux et alimentent leur idée du retour. Ils se transforment eux-mêmes en une sorte de « territoire en construction », tandis que les autres palestiniens restés sur place deviennent des étrangers chez eux.
En conclusion nous aimerions faire une observation qui nous paraît outil à l’instrument conceptuel des « cultures des mémoires ». D’un côté Elias Sanbar est prêt à reconnaître la culture de la mémoire du peuple palestinien en exil. De l’autre, l’affirmation selon laquelle « les juifs ne vont pas en Palestine, ils y reviennent”, et donc que le “Foyer national” israélien n’était pas “une création mais une reconstitution », est décrite simplement comme une utilisation ambiguë du langage, Sanbar essaye d’expliquer cette position par des arguments historicisés et donc laïcs Or, cette utilisation du langage, dans un discours historique devenant progressivement religieux, est la preuve que nous nous trouvons face à « une culture de la mémoire du sionisme et de la diaspora » qui s’oppose à la « mémoire palestinienne ».
Pour une analyse des caractéristiques et des contradictions des identités et des cultures des mémoires du sionisme nous renvoyons à la lecture du récent ouvrage à caractère politique d’Abraham Yehoshua, « le labyrinthe de l’identité. Écrits politiques ». Cet auteur israélien est très attentif aux aspects linguistiques de sa propre tradition.
Schématiquement, cet ouvrage présente l’entrelacement du discours national avec celui confessionnel comme « point critique » de la culture de la « renaissance du passé », cultivée par le sionisme et par l’Etat israélien. L’auteur en conclusion de son analyse arrive à présenter des « figures des juives sionistes, israéliens ou de la diaspora » qui ressemblent beaucoup aux « figures du palestinien » décrites, plus en détail par Elias Sanbar. Cette description conceptualise le discours de la mémoire et de l’identité et reconnait les limites et les forces de ce phénomène en étudiant l’origine, la mentalité, l’épistémologie les évolutions, les motivations profondes ainsi que les instrumentalisations.
Enfin Sanabar et Yehouscha ont le mérite de présenter des figures concrètes et historicisées et non une « recherche » basée sur la construction des figures abstraites, idéalisées et métahistoriques.
Ce mérite va aussi à F. Vergés. L’exemple de l’esclavage rejoint la spécificité de la situation palestinienne. L’invention de l’autre et de son histoire et le « discours de l’altérité », associés à une utilisation particulière de la langue, dans un contexte international, peut avoir des implications importantes pour la paix et la cohabitation. Ce discours risque de devenir un instrument de contrôle et d’oppression avec des implications qui vont au-delà de l’interprétation de l’histoire et touchent les intérêts, des territoires, et les droits des peuples. Les mémoires, dans le cas palestinien et dans le cas de l’esclavage, deviennent un espace de résistance qui s’oppose « au récit historique ».
Conclusions
Sans prétendre à l’exhaustivité, nous allons essayer de schématiser certaines réflexions issues des études présentées dans cette analyse. Tout d’abord pour un approfondissement du thème de l’utilisation publique de la mémoire et de l’histoire, nous souhaitons encourager la lecture de l’historien Enzo Traverso.
Les instruments sélectionnés sont le fruit d’un choix individuel, qui parfois paraître partial. Nous utilisons ces instruments pour identifier des phénomènes, des points de vue. Ils nous aident à comprendre la façon dont le discours historique et de la mémoire sont bâtis. Enfin ils nous portent à réfléchir à la base épistémologique qui fonde ce discours.
Même si Focardi emprunte le concept de paradigme hégémonique à d’autres champs, on y retrouve l’écho de la conception gramscienne d’hégémonie culturelle, propre de la culture italienne. Derrière le concept des « guerres de mémoires » on retrouve la tendance de l’opinion publique française à se diviser et à penser en clivages ainsi que la grande capacité à travailler de façon créative et multidisciplinaire. Le concept de culture de la mémoire reflette également l’attention interdisciplinaire allemande.
La dimension et les formes de l’asymétrie
La dimension de l’asymétrie qui conduit aux rapports de pouvoir émerge clairement des analyses. Les concepts sélectionnés sont à notre avis des outils pour démasquer les rapports de force qui se cachent derrière les discours politiques qui utilisent et exploitent le discours historique et de la mémoire : ils existent des traditions de mémoire et des paradigmes qui bénéficient d’un soutien plus fort à l’intérieur de chaque système politique (national ou international).
Cette asymétrie survient par différents biais. Une première dimension est l’opposition entre culture orale et culture écrite : il suffit ici de rappeler les mots de Vergés : « En France, le conflit oppose ces mémoires à une écriture de l’histoire qui privilège l’archive écrite, donc très souvent européenne et coloniale, au détriment des poèmes, chants, récits et pratiques transmis oralement et par répétition par le captifs et les esclaves.”
Une autre cause d’asymétrie mémorielle concerne le manque de sources écrites. Dans les cas cités, la culture de la mémoire hégémonique s’est sentie libre d’écrire l’histoire également pour « l’autre ». Elle a donc prétendue remplir un espace vide. Dans cette optique les discours de la mémoire et les discours historiques antagonistes et concurrents, dans leur quête de reconnaissance, ont contribué à créer une résistance à l’invasion de cet espace « territorial » ou « historique ». En ce sens par exemple, le projet d’histoire orale sur le massacre de Sabra et Chatila de 1982 a une importance toute particulière. Le projet démarré en 1983 est devenue une vraie enquête pour reconstruire la liste de morts, les modalités du massacre et les circonstances de l’événement.
L’asymétrie se reproduit constamment dans le débat public et médiatique car elle est structurée par l’agenda médiatique, par les mécanismes de censure et de propagande qui dédie plus ou moins de temps à des interprétations, à des réélaborations artistiques plutôt qu’à d’autres. L’agenda choisi fait référence à des classes sociales, à des groupes dominants.
La constitution comme point de rencontre entre mémoire et démocratie
Dans une optique de transformation, d’institutionnalisation et de consolidation d’un régime ou d’un système, cette asymétrie apparaît au moment exact où des valeurs déterminées sont choisies et fixées dans une constitution en opposition avec le modèle ou le système précèdent.
La relation entre mémoire, identité et démocratie, a des répercussions sur la pacification ou la conflictualisation de la cohabitation sociale. Elle se concrétise au niveau national dans les constitutions et, au niveau européen, dans la création d’un discours commun qui s’explicite à travers les institutions et les idéaux et avec l’explicitation des contradictions et des différences.
Par exemple, dans le cas allemand les traces de l’identité se retrouve dans la constitution de la République fédérale pour laquelle « …dans l’effort de définir l’identité allemande, le passé le plus proche du troisième Reich est devenu un pont anti-modèle » (A. E. Stent, Germany and Russia Reborn: Unification, The Soviet Collapse, and the New Europe, Princeton, New York, Princeton University Press, 1999, p. 195). Cela est d’autant plus vrai que même actuellement, nous avons tendance à interpréter et lire la politique étrangère allemande comme une réaction à l’Histoire (D. Verheyen, The German Question, A Cultural, Historical, and Geopolitical Exploration, Boulder, Oxford, Westview Press, 1999, p. 93). Il est évident par exemple qu’au moment du collapse du système soviétique, l’histoire et à la mémoire de la deuxième guerre mondiale ont servi de référence. Cela a été le cas pour la réunification allemande qui a ouvert des possibilités nouvelles en Europe occidentale et centre oriental tout en réveillant d’anciennes peurs.
En Allemagne, comme dans beaucoup d’autres pays, la mémoire de la guerre est liée étroitement à la démocratie. La constitution est le lieu commun dans lequel le rapport entre démocratie et mémoire se concrétise. Ce lien est questionné chaque fois que la Constitution est modifiée ou amendée ou quand, par exemple, les valeurs qu’elle contient sont défendues ou attaquées. La constitution formalise en effet une hiérarchie de valeurs et donc des cultures des mémoires nécessaires à la consolidation du pouvoir.
Le paradigme hégémonique est reconnu à l’apogée de cette hiérarchie ce qu’implique le déclassement à des niveaux inférieurs des autres paradigmes. Ces paradigmes peuvent resurgir et donner lieu à des véritables guerres de caractère émancipatoire ou avec pour but le révisionnisme. Il est donc clair que, comme dans le cas italien rappelé par le livre de Focardi, le paradigme hégémonique comme la constitution, sont le résultat d’une négociation politique et les fruits de compromis.
La hiérarchisation des mémoires est suivie d’une “hiérarchie des commémorations », définie ainsi par Benjamin Stora. Il nous rappelle qu’en France “[…] nous vivons toujours, depuis un demi-siècle, avec cette Constitution qui a surgi de cette période de la guerre d’Algérie”, même s’il vrai que depuis déjà une vingtaine d’années, dans le cadre des commémoration du mois de mais, le souvenir du « mai ’68 » a remplacé dans le champ médiatique « l’autre mois de mai, celui de 1958 qui a vu l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle » et donnait l’impulsion à la politique française en Algérie. Stora explique les raisons de ce changement dans la hiérarchisation par la mutation de la structure sociale due à la « fièvre de la consommation » des années’60. La France préfèrerait donc « oublier les drames de la décolonisation, et célébrer le souvenir moins tragique d’un Mai 68 festif ».
La gestion des conflits entre mémoires
Le souvenir nous entraîne dans deux directions : se rappeler pour se réconcilier et se rappeler pour diviser. C’est en général la réconciliation qui est prétexte à motiver un travail de mémoire, alors même que les dirigeants à l’origine de cette demande font une utilisation instrumentale de la mémoire qui conduit à des nouvelles divisions.
Les différentes classes sociales ou groupes, cherchent, à travers les conflits, à devenir maîtres de leur destin pour se libérer d’un discours et d’une culture hégémonique qui leur est imposée. C’est donc la recherche de la réalisation nationale qui est visée, comme dans le cas palestinien ou l’émancipation, comme dans le cas des indios de l’Amazonie.
Nous avons essayé avec cette courte analyse de rechercher quelques points de référence pour mieux nous repérer dans le vaste discours autour de la mémoire et de l’histoire. Nous avons également tenté de faire un pas en direction de la gestion des conflits liés à la mémoire. Les instruments que nous avons pris en considération ne servent pas uniquement à « faire entrer le passé dans le présent » (Stora) mais sont également des vecteurs par lesquels le passé est transposé dans l’avenir en vue d’un « futur démocratique » (L. Niethammer).
Notes
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Traduction de l’italien par Simone GIOVETTI.