Jean-Marie Muller, Alternatives Non-violentes, Rouen, juin 2008
La liberté de choisir entre la violence et la parole
L’œuvre philosophique d’Éric Weil (1904-1977) est l’une de celles qui apportent l’éclairage le plus vif sur la question de la violence/non-violence. Cet auteur situe l’acte de parole comme étant spécifique de l’être humain, le seul être capable précisément de non-violence, c’est-à-dire de raison.
Les écrits philosophiques d’Éric Weil sont unanimement considérés comme « l’une des œuvres maîtresses de ce temps » (1). Ce qui caractérise l’œuvre philosophique d’Éric Weil, c’est d’être tout entière fondée sur une réflexion sur la violence et la non-violence. Parmi toutes les définitions de l’homme qui ont été données, Eric Weil retient celle dont l’usage est le plus répandu : celle de « l’homme comme animal doué de raison et de langage, plus exactement de langage raisonnable." (LP, p. 3) Certes, l’homme ne s’exprime pas et ne se comporte pas naturellement en se conformant aux exigences de la raison, mais il doit s’efforcer de s’y conformer pour devenir pleinement un homme. C’est cet effort de l’homme pour penser, pour parler et pour vivre raisonnablement qui caractérise la philosophie. Mais en même temps que l’homme-philosophe décide d’opter pour la raison, il prend conscience de ce qui en lui l’empêche de devenir raisonnable. Le philosophe a peur, non pas des dangers extérieurs, pas même de la mort, « il a peur de ce qui n’est pas raison en lui » (LP, p. 19), il a « peur de la violence » (LP, p. 20). Cette violence que l’homme-philosophe découvre en lui, et qui le porte vers une attitude dé-raisonnable, fait obstacle à la réalisation de sa propre humanité. Cette violence qui est en lui est ce qui « n’est pas en accord avec ce qui fait l’humanité en lui » (LP, p. 47). Le philosophe craint donc la violence parce que « c’est elle qui l’empêchera de devenir ou d’être sage » (LP, p. 20).
Ainsi l’apprenti philosophe, au moment même où il veut devenir raisonnable, découvre qu’il est un homme de besoins, d’intérêts, de désirs, de passions et que, comme tel, il est naturellement porté à la violence à l’encontre de ses semblables. Mais l’homme ne peut se découvrir comme violence que parce qu’il est aussi un être doué de raison. La violence ne se comprend qu’à la ré-flexion, c’est-à-dire après que l’homme ait opéré un retour en arrière sur sa propre violence. Il ne découvre et comprend la violence en lui, mais aussi dans la société et dans l’histoire, que parce qu’il « a déjà l’idée de la non-violence » (PM, p. 20). L’homme est violent, mais il ne comprend qu’il est violent que parce qu’il porte en lui l’exigence de non-violence qui est l’exigence même de la raison. « La raison, écrit Éric Weil, est une possibilité de l’homme. (…) Mais ce n’est qu’une possibilité, ce n’est pas une nécessité, et c’est la possibilité d’un être qui possède une autre possibilité. Nous savons que cette autre possibilité est la violence. »} (LP, p. 57) Mais la violence n’est pas seulement l’autre possibilité de l’homme, elle est « la possibilité réalisée en premier lieu » (LP, p. 69).
I. L’option pour la non-violence
L’homme est donc capable de raison et de violence, et il doit choisir entre ces deux possibilités : « La liberté choisit entre la raison et la violence » (PM, p. 47). Mais l’exigence philosophique - qui rejoint ici l’exigence morale - conduit l’homme à opter pour la raison contre la violence. « La violence ressentie violemment, affirme catégoriquement Éric Weil, doit être écartée une fois pour toutes. » (LP, p. 75) Voici donc « le secret de la philosophie » : « Le philosophe veut que la violence disparaisse du monde. Il reconnaît le besoin, il admet le désir, il convient que l’homme reste animal tout en étant raisonnable : ce qui importe, c’est d’éliminer la violence. » (LP, p. 20) Dès lors, le philosophe peut énoncer - pour lui-même mais aussi pour les autres - la maxime morale qui doit déterminer l’attitude de l’homme en toutes circonstances : « Il est légitime de désirer ce qui réduit la quantité de violence qui entre dans la vie de l’homme; il est illégitime de désirer ce qui l’augmente. » (LP, p. 20)
Parce que la raison est constitutive de l’humanité même de l’homme, de tout homme et de tous les hommes, « c’est le devoir principal de (l’homme moral) de respecter en tout être humain la raison, et de la respecter en lui-même en la respectant dans les autres » (PP, p. 31). Et cela signifie d’abord qu’il doit s’interdire de faire violence à quiconque. « Il ne peut pas oublier (…) qu’il n’a pas le droit de vouloir certaines conséquences (de ses actes), par exemple celles qui transformeraient d’autres hommes en choses. » (Id)
L’homme qui a opté pour la raison, parce qu’il veut que la cohérence de son discours informe et transforme sa vie, soumet ses décisions au « critère de l’universalité » (PM, p. 52) : « Chacun doit se comporter de telle manière que sa façon de faire, la manière de sa décision, puisse être pensée comme façon de faire de chacun et de tous, autrement dit qu’elle soit telle qu’elle puisse être universalisée. » (PR, p. 269) Or, la « contradiction première », qui détruit toute cohérence du discours et de la vie, est « celle entre violence et universalité » (PM, p. 53). C’est pourquoi l’homme ne peut avancer vers l’universalité que s’il choisit la non-violence : « elle est l’universel. » (LP, p. 64)
La violence, cependant, demeure toujours une autre possibilité de l’homme qui a choisi la raison, l’universel et donc la non-violence. Ainsi, le philosophe n’aura-t-il jamais fini de se transformer lui-même en s’informant par la raison. Et, surtout, l’homme choisit la raison dans un monde où d’autres hommes ont choisi la violence. Le philosophe doit donc aussi s’efforcer d’éduquer les autres à la raison et de transformer le monde afin de mettre un terme - pour autant que faire se peut - au règne de la violence. C’est pourquoi « la non-violence est le point de départ comme le but final de la philosophie » (LP, p. 59).
II. La confrontation avec les autres
L’homme-philosophe n’est pas un être solitaire ; il appartient à une communauté historique et il est donc conduit à confronter son propre discours à celui des autres. Il n’est pas sûr que cette confrontation se fasse hors de toute violence. Celui qui a choisi le discours raisonnable contre la violence peut se heurter à la « violence de l’homme qui n’accepte pas le discours de tel autre homme et qui cherche le contentement en luttant pour son propre discours qu’il veut unique, non seulement pour lui, mais pour tout le monde et qu’il tente de rendre réellement unique par la suppression réelle de tous ceux qui tiennent d’autres discours." (LP, p. 57) Le dialogue peut donc s’avérer impossible et il cède alors la place à la lutte violente. Mais cela se fera « contre la volonté d’hommes qui ont pour principe fondamental commun celui de la discussion non-violente - volonté assez forte pour souvent leur faire établir un accord au sujet de leur désaccord, ainsi neutralisé. » (PM, p. 45-46)
Ainsi le dialogue est-il bien le « domaine de la non-violence » (LP, p. 24), mais l’homme raisonnable lui-même en découvre vite les limites. « Le dialogue ment en affirmant pouvoir éliminer la violence. » (PR, p. 280) La discussion, c’est-à-dire « la confrontation non-violente des opposés » (PM, p. 43), n’est possible qu’entre ceux qu’Éric Weil appelle les « vrais hommes » (LP, p. 25), c’est-à-dire ceux qui ont opté pour le discours raisonnable. Certes, même au sein de la communauté des « vrais hommes », la violence reste toujours possible, mais celui qui l’emploie s’en exclut lui-même. Ainsi, la première constatation à laquelle les « vrais hommes » procèdent « est celle de l’inadmissibilité de la violence entre eux » (LP, p. 26).
Cependant, souligne Éric Weil, les « vrais hommes » n’ont pas exclu la violence absolument. Au contraire, elle leur paraît nécessaire:
-
D’une part, pour neutraliser et mettre hors d’état de nuire les hommes déraisonnables qui, à l’intérieur de leur propre communauté, refusent le dialogue et choisissent la violence ;
-
D’autre part, pour combattre et vaincre les barbares de l’extérieur qui, à tout moment, peuvent venir les agresser.
Pour se défendre contre cette double menace, la communauté des vrais hommes « s’est donnée une constitution politique et militaire » (LP, p. 25). Toute communauté historique doit en effet s’organiser pour pouvoir contraindre les individus et les groupes qui « refusent de se soumettre à la raison » (PP, p. 132). C’est cette organisation qui constitue l’État. Pour contraindre les individus et les groupes déraisonnables qui portent atteinte à la paix sociale et troublent l’ordre public, pour les mettre hors d’état de nuire, l’État est amené à faire usage de la violence. Éric Weil reprend à son compte la définition la plus répandue de l’État moderne selon laquelle il est caractérisé par le fait qu’il « détient le monopole de l’emploi de la violence » (PP, p. 142). Ainsi, dans une société moderne, « nul ne peut être contraint, en quelque domaine que ce soit, sinon par l’État » (PP, p. 142).
Ce qui justifie la violence de l’État, c’est la nécessité de ramener à la raison les individus qui recourent à la violence dans leur propre intérêt et pour satisfaire leurs propres désirs. « Le premier crime, le crime fondamental dans l’État moderne, est constitué par l’emploi de la violence (même indirecte) par un individu à titre individuel. » (PP, p. 142) L’État considère toujours l’individu comme un être virtuellement violent et qui, à n’importe quel moment, peut le devenir réellement.
III. La violence peut-elle être l’antidote de la violence ?
Éric Weil raisonne constamment à partir du postulat selon lequel l’action contre la violence - qu’il s’agisse de la violence de la délinquance, de l’injustice, de l’oppression ou de l’agression, sans que d’ailleurs il fasse généralement de distinction entre ces différentes violences - est nécessairement violente et, cela, sans que ce postulat soit vraiment discuté. À le lire, il tient ce postulat pour indiscutable. Or, précisément, ce postulat nous semble tout à fait discutable. Nous voudrions donc le discuter en continuant de dialoguer avec Éric Weil.
Parmi les moyens susceptibles de ramener à la raison l’homme déraisonnable, Éric Weil ne distingue que la persuasion et la violence. Mais pour que la persuasion puisse parvenir à sa fin, il faudrait que l’individu qui a choisi la violence décide librement d’y renoncer, opte pour la raison et accepte la discussion. Cela n’est pas impossible, car l’homme violent reste encore radicalement capable de raison ; mais cela n’est pas le plus probable. Et dès lors que la persuasion a échoué à convaincre celui qui a opté pour la violence, Éric Weil affirme que l’homme raisonnable n’a plus d’autre possibilité que de choisir lui-même la violence pour le contraindre, puisque les arguments frappants de la violence seraient les seuls qu’il puisse entendre.
IV. La fin justifie-t-elle les moyens ?
Pour Éric Weil, il ne fait donc aucun doute que « c’est la fin qui justifie les moyens »}} (EC I, p. 169). Il s’étonne même que ce principe ait une mauvaise réputation et qu’il scandalise les hommes moraux. « Or, ce principe n’est pas seulement vrai, il ne fait qu’énoncer un truisme. En effet, comment un moyen serait-il justifié sinon par sa fin ? » (EC II, p. 209) Certes, les moyens de la violence contredisent l’exigence morale de non-violence ; considérés en eux-mêmes, ils sont immoraux et donc mauvais, mais ils sont nécessaires dès lors qu’eux seuls permettent de lutter efficacement contre la violence des méchants.
L’histoire nous montre que de mauvais moyens pervertissent la fin au nom de laquelle ils sont employés. Il existe, dans la réalité des faits, une cohérence, une homogénéité entre la nature des moyens mis en oeuvre et la nature de la fin à laquelle on parvient. L’exigence d’user de moyens cohérents avec la fin recherchée n’est pas seulement une question de moralité, mais aussi, et indissolublement, une question d’efficacité. Éric Weil ne nous semble pas prêter une attention suffisante à ce lien organique entre la fin et les moyens. Il ne prend pas le temps de visualiser l’acte de violence qu’il juge nécessaire pour contenir la violence de l’homme déraisonnable et d’examiner toutes ses conséquences, aussi bien pour celui qui le commet que pour celui qui le subit. Cela le dispense de constater que cet acte de violence est lui aussi un échec de la raison.
Éric Weil ne laisse aucune place à une contrainte qui ne serait pas violente, c’est-à-dire qui ferait valoir d’autres arguments que ceux de la raison, mais qui n’entrerait pas dans la logique inhumaine et déshumanisante de la violence. La notion de contrainte non-violente est tout à fait absente du champ de réflexion d’Éric Weil. Pour lui, la non-violence ne peut être mise en oeuvre que dans le dialogue et la discussion, la non-violence ne peut être que la non-violence du discours. Il ne connaît pas la non-violence de l’action. Il ignore tout de l’action non-violente qui peut obliger l’individu déraisonnable à accepter la discussion, en exerçant contre lui une force qui n’est pas une violence, c’est-à-dire qui ne viole pas son humanité.
Selon Éric Weil, toute action dans l’histoire est nécessairement violente et celui qui renonce à la violence renonce à l’action dans l’histoire sous prétexte de sauvegarder la pureté de sa volonté. Il convient de reconnaître que cette thèse n’est pas fondée. Il nous semble que son erreur décisive est de ne pas avoir établi une distinction entre force et violence. Il parle toujours de la violence d’une manière générique et englobe dans ce seul terme toutes les formes de contrainte. Dès lors, il ne laisse aucune place pour une force non-violente qui ne serait pas seulement fondée sur la force de la raison, mais aussi sur la force de l’action ; il ne laisse aucune place à une action non-violente qui mette en oeuvre une réelle force de contrainte ne devant rien à la logique destructrice et meurtrière de la violence.
V. Gandhi ignoré
En définitive, quand tout a été dit, il apparaît que le tort d’Éric Weil est d’avoir ignoré Gandhi et de n’avoir rien appris de lui. Une interrogation surgit ici, qui ne semble pas pouvoir avoir de réponse : comment a-t-il pu se faire qu’Éric Weil n’ait point prêté attention à la pensée et à l’action de Gandhi ? Comment expliquer que, dans toute son oeuvre, il ne nous dise pas un mot de Gandhi ? Comment a-t-il pu se faire que le philosophe qui a réfléchi toute sa vie sur la violence et la non-violence ne se soit pas trouvé, à un moment ou à un autre, en résonance avec celui que, dès la fin des années trente, l’histoire avait déjà consacré comme l’« apôtre de la non-violence » ? Car, évidemment, Éric Weil n’a pas pu ne pas entendre parler de l’action non-violente entreprise par Gandhi pour libérer son peuple de la violence de l’oppression coloniale britannique. Comment, dès lors, a-t-il pu se faire que le témoignage de Gandhi, dont Albert Einstein a dit qu’il était « le plus grand génie politique de notre civilisation » (18), n’ait pas été pris en considération par Éric Weil, qu’à aucun moment il n’ait nourri sa réflexion ? Certes, Gandhi n’était pas à proprement parler un philosophe. Mais il était plus que cela, il était un sage et, aux yeux mêmes d’Éric Weil, la sagesse est l’accomplissement de la philosophie. Il était aussi un homme politique et, comme tel, il devint, à un moment décisif de l’histoire de son peuple, l’artisan principal de sa libération.
Éric Weil, pour sa part, à la suite de Hegel, n’a cessé de réfléchir sur l’histoire qui constituait en quelque sorte la matière première de sa réflexion. C’est ainsi qu’il a beaucoup réfléchi sur Machiavel, auquel il a voulu rendre justice après les accusations portées contre lui qu’il jugeait fallacieuses. Pourquoi donc n’a-t-il pas réfléchi sur Gandhi ? Ce que Gandhi a prouvé, c’est que, contrairement aux affirmations d’Éric Weil, il était possible de renoncer à tout emploi de la violence et de rester présent et d’agir dans l’histoire de sa propre communauté.
Il est difficile de ne pas penser que si Éric Weil avait prêté attention à l’oeuvre de Gandhi, il aurait été amené à corriger certains de ses propos pour reconnaître la possibilité d’une action non-violente dans l’histoire.
Jean-Marie MULLER *
Notes
-
Auteur de la fiche : Jean-Marie MULLER, Écrivain et philosophe ; auteur de nombreux livres sur la non-violence dont plusieurs sont traduits à l’étranger. Dernier livre paru : Dictionnaire de la non-violence, Gordes, Éditions du Relié Poche, 2003.
-
(1) : Jean Lacroix, « Raison et histoire selon Eric Weil », in Panorama de la philosophie contemporaine, Paris, PUF, 1968, p. 83.
-
Références bibliographiques :
-
LP Logique de la philosophie, Vrin, Paris, 1974.
-
PM Philosophie morale, Vrin, Paris, 1992.
-
PP Philosophie politique, Vrin, Paris, 1984.
-
PR Philosophie et réalité, Derniers essais et conférences, Vrin, Paris, 1982.
-