Astrid Fossier, Paris, janvier 2004
Sinisation du Tibet
« Lorsque les entreprises et les individus de nationalité chinoise opèrent et coopèrent au Tibet, cela fait progresser l’interaction et l’unité des groupes ethniques, pour contribuer à améliorer la qualité nationale et le développement conjoint de tous les groupes ethniques. »
Sept mois après l’entrée des premières troupes chinoises au Tibet, une délégation tibétaine se rendit à Pékin pour entamer des négociations avec les autorités chinoises. Le 23 mai 1951 un accord en dix-sept points fut signé, intitulé « Accord sur les mesures de libération pacifique du Tibet ». Bien qu’à leur retour à Lhassa les membres de la délégation tibétaine aient déclaré avoir été menacés lors de la signature, le gouvernement chinois se base aujourd’hui encore sur cet accord pour affirmer que les Tibétains ont d’eux-mêmes reconnus la souveraineté chinoise sur le Tibet. Dans l’introduction de l’accord, on peut lire le passage suivant : « Au sein de la grande famille de toutes les nationalités de la République populaire de Chine, l’autorité régionale nationale sera respectée dans les régions où sont établies des minorités nationales, et toutes les minorités nationales auront la liberté de continuer l’évolution de leurs propres langues parlées ou écrites et de conserver ou réformer leurs coutumes, traditions ou croyances religieuses ». L’accord en dix-sept points reconnaît donc les Tibétains comme étant un peuple à part entière, avec sa propre langue et sa propre culture. Or le respect du peuple tibétain promis dans l’accord n’est malheureusement pas une réalité.
Plusieurs éléments de la politique chinoise de gestion du Tibet sont des obstacles à l’instauration de la paix. L’un de ces éléments est la sinisation des hauts plateaux. Utilisé depuis des millénaires pour vaincre les ennemis barbares entourant l’empire, la sinisation est un processus d’acculturation typiquement chinois et dont l’une des armes principale est le transfert massif de population sur les territoires nouvellement conquis. A terme, cet afflux de population nouvelle aboutit à un renversement de la composition ethnique des territoires où cette politique de peuplement est appliquée. La Mongolie intérieure et la Mandchourie, intégrées définitivement à l’empire chinois au XVIIIème siècle, ont été les victimes de cette politique et l’on compte aujourd’hui cinq Chinois pour un Mongol et trente cinq Chinois pour un Mandchou.
Ces transferts massifs de population représentent à l’évidence un grave danger pour l’identité des peuples locaux. Ainsi, dans son plan de paix en cinq points, le Dalaï Lama fait de cette question le deuxième « élément fondamental » pour la paix au Tibet et demande « l’abandon par la Chine de sa politique de transfert de population, qui compromet l’existence même des Tibétains en tant que peuple ». Il est difficile de chiffrer de manière exacte le nombre de Chinois venant chaque année s’installer sur les hauts plateaux. Les autorités chinoises annoncent des chiffres revus à la baisse tandis que le gouvernement tibétain en exil est parfois suspecté de gonfler les siens. Nous ne reprendront donc pas ces estimations pour nous pencher plutôt sur l’analyse du processus de sinisation au Tibet et sur ses conséquences.
Peu de temps après l’entrée des troupes armées chinoises au Tibet, on trouvait dans les pages du Quotidien du peuple, principal organe de presse du Parti, l’annonce suivante : « Le Tibet couvre une vaste superficie mais reste peu peuplé. Sa population devrait augmenter, partant des deux ou trois millions d’habitants actuels pour atteindre d’abord les cinq ou six millions, puis plus tard les dix millions » (22/11/1952). Cet article marqua le début de la politique de transfert de population instaurée par le gouvernement chinois. Cette politique est toujours en vigueur aujourd’hui, justifiée le 29 juillet 1998 dans le Tibet Daily sous les termes suivants : « L’expérience historique nous apprend que garder sur la longue durée un noyau stable de fonctionnaires han (ethnie majoritaire en Chine) et d’autres nationalités au Tibet, n’est absolument pas motivé par l’opportunisme, ni par le besoin temporaire d’exécuter certains travaux dans une période particulière. C’est bien plutôt la nécessité de défendre l’unité nationale, de consolider et de développer nos relations entre nouvelles nationalités socialistes : relations d’égalité, d’unité, d’aide mutuelle, de coopération et de prospérité générale, un objectif nécessaire pour assurer au Tibet une longue stabilité, un développement et une avancée économique et sociaux ; c’est aussi une mesure stratégique à long terme pour former une classe de fonctionnaires et de travailleurs tibétains. Ainsi, lorsque les entreprises et les individus de nationalité chinoise opèrent et coopèrent au Tibet, cela fait progresser l’interaction et l’unité des groupes ethniques, pour contribuer à améliorer la qualité nationale et le développement conjoint de tous les groupes ethniques. De la sorte, nous avons besoin d’instaurer une vision marxiste dans les groupes ethniques, en rompant avec le nationalisme étroit et en dépassant les idées féodales et les mentalités xénophobes » (Voir aussi Le Tibet est-il chinois ?)
Pour encourager et faciliter ces transferts de population, le gouvernement a pris toute une série de mesures. Les cadres installés au Tibet touchent ainsi un salaire jusqu’à cinq fois supérieur à celui qu’obtiennent les cadres restés dans les provinces chinoises à majorité Han, et jouissent de congés payés plus long que leurs homologues restés en terre chinoise, bénéficiant de trois mois de vacance pour dix-huit mois de travail sur les hauts plateaux. Les entrepreneurs jouissent également d’avantages précieux, à savoir l’exemption de taxes et des prêts à intérêts extrêmement bas.
Les migrants Han installés au Tibet sont de deux types :
-
Les techniciens et ouvriers qualifiés venus sur contrat et ne restant au Tibet que temporairement ;
-
Et ce que l’on appel la « population flottante ». La population flottante est une population d’origine paysanne qui a quitté la terre pour venir en ville chercher un emploi mieux rémunéré. Or en raison d’un système de résidence appelé le hukou et définissant le statut de chaque citoyen chinois comme rural ou urbain, la population flottante installée en ville ne peut jouir des services offerts aux résidents permanents. Ce système, lorsqu’il fut instauré, visait à réguler les mouvements de population interne en Chine. Mais pour favoriser les transferts de population à destination du Tibet, les autorités chinoises ont aménagé le système du hukou pour cette population flottante, fournissant à chaque migrant arrivé au Tibet un statut de résident temporaire puis, après trois ans d’installation, un hukou permanent.
Avec de telles mesures, il est évident que le nombre de chinois migrant au Tibet ne cesse d’augmenter. La conséquence de cette politique est évidente. Certaines zones tibétaines ont été entièrement « modernisées à la chinoise », comme par exemple Lhassa qui a perdu une grande part de son caractère tibétain. A cela s’ajoute le fait que les avantages dont jouissent les Chinois ne sont bien souvent pas accessibles aux Tibétains. Cette discrimination encourage les rancœurs et renforce l’hostilité entre les deux peuples, éloignant toujours plus la perspective d’une situation de paix au Tibet.