Jean Marichez, Grenoble, juillet 2006
Confusions autour des résistances civiles de masse
Quelques caractéristiques de ces résistances sont peu connues, des confusions existent, parfois lourdes de conséquences. Réflexions au fondement conceptuel des résistances civiles de masse. Luttes de masse et luttes minoritaires - Compassion ou épreuve de force - Approche fondamentaliste ou instrumentale - Résistance civile et intervention civile.
I. Luttes de masses et luttes minoritaires
Les luttes massives qui fédèrent une large majorité de la population doivent être distinguées des luttes locales qui rassemblent des groupes minoritaires. Des deux côtés, les objectifs peuvent être honorables, mais l’existence d’une majorité nette confère à la première une force de légitimité absente de la seconde. Certaines minorités peuvent être dans l’erreur. Les groupes minoritaires ont souvent des motivations justifiées mais leur cause peut faire l’objet de débat, tandis que les luttes massives sont de facto légitimes même si elles ne sont pas légales : elles sont une forme extrême de la démocratie que nous constatons malgré nous.
Cette distinction des modèles de lutte est une clarification utile. Ce n’est pas parce qu’elles mettent en œuvre les principes de l’action non violente, ou parce qu’elles utilisent des formes d’action similaires comme la grève ou les manifestations qu’il faut les voir de la même manière, les classer dans la même problématique, les traiter avec la même législation. L’amalgame de ces formes de lutte est impossible.
Les luttes minoritaires ne peuvent prétendre gagner à tout prix, elles ne bénéficient pas de légitimité pour cela. Il s’agit alors de manifestations ou de formes de luttes « contre » quelque chose dans le but de rallier l’opinion.
Au contraire les luttes de masse ont dépassé ce stade et sont conçues pour « atteindre » un objectif réfléchi et fixé à l’avance, elles nécessitent donc un haut niveau de préparation et d’études stratégiques. Comme une guerre, elles sont conçues pour gagner, mais de manière non violente. Elles ne peuvent pas ne pas gagner, l’enjeu est trop important. C’est ce qui fait toute la différence et nécessite une approche différente.
Lorsque des luttes minoritaires s’attribuent cette légitimité et abusent de leur puissance (blocage des routes, ou des usines, ou des universités par des minorités), elles posent de graves tensions que nos régimes démocratiques gèrent assez mal. Tout excès appelant son contre excès, les anomalies que cela engendre créent des contre-réactions extrémistes qui peuvent être encore pires.
Ainsi, les grandes résistances relèvent de notre Défense nationale ou de nos Affaires étrangères selon leur localisation, alors que les résistances minoritaires et intérieures relèvent des responsables économiques et de nos affaires intérieures. Les premières nécessitent une formation de niveau national alors que les secondes laissent cela aux corporations. La compétence s’est donc développée dans les syndicats et familles contestataires, elle n’existe pas dans les ministères et administrations où elle devrait aussi se développer. Lorsqu’elle existe, c’est pour se protéger de ses excès ou pour servir la défense civile intérieure ce qui en limite la portée. Dans ces hauts lieux de la défense nationale, on n’a pas compris que la résistance civile de masse est une arme de grande puissance qui peut servir la paix et qu’il est possible de la maîtriser dans ce but. On la laisse à l’improvisation. Nos lois n’ont rien prévu. Il n’y a pas d’école de stratégie civile, etc.
II. Compassion ou épreuve de force
Dans les résistances civiles, l’on observe deux formes de lutte :
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La première fonctionne dans le rapport de force, sans violence physique mais en exerçant la contrainte puissante du peuple, définie dans une stratégie conçue pour gagner, pour atteindre un objectif. C’est la conception léguée par Gandhi pour qui Ahimsa ne suffit pas, il faut aussi Satyâgraha.
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La seconde donne plus d’importance à Ahimsa, et a pour but essentiel la survie de la population dans les moins mauvaises conditions. Elle ne cherche pas à gagner. Quelle qu’en soit la raison, son objectif est plus limité. On la trouve dans la lutte des Tibétains, des Birmans… et assez souvent chez les Bouddhistes comme le constate Alan Cléments dans son livre écrit avec Aung San Suu Kyi. Gene Sharp disait qu’il n’avait pas réussi à faire adopter une stratégie par le gouvernement tibétain en exil en Inde. De même, dans les communautés de paix de Colombie on se préoccupe essentiellement de la survie dans une paix relative, ce qui est tout à fait noble et courageux, mais on ne cherche pas à faire mordre la poussière par des voies populaires contraignantes mais sans violence aux Farc ou aux Paramilitaires : à tort ou à raison, leur ambition n’est pas de résoudre le conflit. Aussi ne le résolvent-ils pas. Toutes les résistances menées dans cet esprit posent cette question cruciale.
Il ne s’agit pas de porter un jugement sur ces formes de résistance sans contrainte, elles sont peut-être au maximum du possible, mais de faire ressortir cette différence et de dire qu’elle est source d’un problème grave quand, par manque de culture en « action civile », on la méconnaît et que l’on donne le même nom de résistance à deux processus radicalement différents. Ainsi, des leaders mal éclairés peuvent, en toute bonne foi, conduire une résistance de survie très courageuse et être convaincus de l’impossibilité d’en faire plus, sans savoir qu’ils pourraient mener une résistance stratégique gagnante en se faisant aider de spécialistes. Aujourd’hui, la résistance tibétaine a perdu son combat devant une stratégie chinoise gagnante. Au Kosovo également où, pour la même raison, la résistance magnifique des Albanais a commis, in fine, quelques erreurs stratégiques qui ont conduit leur branche armée à perdre patience, à se soulever et entrer en guerre. N’en est-il pas de même en Colombie avec les communautés de paix ?
Cette question concerne aussi parfois des associations, ONG ou gouvernements qui soutiennent, voire sacralisent, « la résistance d’un peuple », ce qui est leur droit et relève d’une bonne intention, mais qui omet cette différence, sans savoir qu’il y aurait des formes de résistance plus efficaces à étudier, sans penser que la résistance en cours tue peut-être une résistance plus stratégique. A l’expression résistance civile il est donc utile d’ajouter « de masse » pour indiquer que l’on est dans le registre de l’épreuve de force ou « stratégique » pour indiquer que la victoire sera nécessairement au bout de la lutte et que la lutte est organisée en conséquence. L’utilisation de la violence est souvent une erreur stratégique, l’utilisation de la non-violence sans stratégie de masse est une faiblesse, elle porte en elle la promesse de l’échec. La stratégie non violente est souvent la bonne réponse.
III. Approche fondamentalitse ou instrumentale
Parmi ceux qui s’intéressent aux résistances civiles on retrouve ces deux approches. L’une s’intéresse essentiellement à leur caractère non violent, l’autre à leur efficacité. De la même manière que sur le terrain, le développement des résistances a été marqué par, d’un côté, le portage des non-violents, de l’autre, celui des chercheurs et des stratèges militaires.
Alors que pour la plupart, l’idée de non-violence se réfère à la violence physique, les non-violents ont en commun de militer contre toute violence qu’elle soit physique, psychologique ou morale. Ainsi, pour eux, un pouvoir est violent, le non respect de l’un des droits de l’Homme est une violence, etc. Ce qui, sur le fond, est tout à fait défendable, mais pose problème du fait qu’on utilise le même mot que pour la violence physique. Ainsi, beaucoup de choses deviennent indistinctement des violences comme un salaire peu élevé, un gouvernement autoritaire, une sanction à un enfant, un non respect de l’environnement… et de ce fait la non-violence couvre tout le champ de la politique. Pour eux, l’intérêt pour ces formes de résolution des conflits par résistances de masse a été variable. Net dans les années 80, il s’est étiolé ensuite. Ils s’intéressent davantage à la prévention des conflits et au travail de fond que chacun peut faire face à sa propre violence. Ils ne sont pas à l’aise avec cette idée de jouer une épreuve de force même sans violence, contraire à la philosophie radicale qu’ils développent. Ils sont imprégnés de cette culture militante qui préfère manifester un refus plutôt que développer une stratégie contraignante. Ils s’engagent dans le débat politique en vue d’une transformation radicale de la société. Pour eux, les résistances non violentes ne peuvent être que proches de ce radicalisme et demandent une telle discipline qu’il convient de développer d’abord l’envie de non-violence dans les cœurs. Sinon, les lobbies des armements empêcheront toujours l’avènement de solutions non militaires. De plus, pensent-ils, les militaires et les forces de l’ordre aiment la force. Dans ces conditions, les résistances civiles non violentes font partie de leurs programmes militants mais ne sont qu’un idéal lointain. Et si parfois elles ont réussi, c’est grâce à des leaders charismatiques exceptionnels comme Gandhi, M.L. King, Mandela, Desmond Tutu, etc. Ces réussites sont considérées plus comme des preuves des possibilités de la non-violence radicale que comme des solutions actuelles. En quelque sorte elles cautionnent la démarche non violente radicale. Comme si le but était la non violence plus que la résolution des conflits. En pratique selon eux, ce qu’on peut faire, c’est développer la formation à cette non-violence radicale, à l’esprit de résistance, aux techniques de lutte non violente. Il faut s’imposer des efforts personnels de comportement non violent, apprendre à respecter les autres, l’environnement. Toute une éthique.
Chez les chercheurs, les militaires, les responsables de la défense, la question qui se pose est de savoir comment réussir de telles résistances. La liste des spécialistes et responsables stratégiques du plus haut niveau qui s’y sont intéressé est importante. Les études ont été nombreuses (Voir « La guerre par actions civiles », chap.2, La Documentation Française) . Elles vont toutes dans le même sens et, à la conférence d’Oxford qui réunit en 1964 les grands experts de la réflexion stratégique, ceux-ci reconnaissent que ça marche. Un autre moment fort sera le printemps de Prague où des forces militaires considérables sont mises en échec durant huit mois par la population tchécoslovaque, montrant à la face du monde les possibilités d’une population déterminée. Les chercheurs montrèrent ensuite que si la résistance n’avait pas réussi, cela provenait d’erreurs dans la négociation commises par des leaders de la résistance sans lesquelles elle aurait pu gagner. Ensuite les exemples se multiplièrent avec des points marquants : Pologne années 1980, Philippines en 1986, Pays de l’Est européen en 1989…
Gene Sharp fut le chercheur le plus fécond et le plus perspicace. En liaison avec d’autres chercheurs internationaux, il fit travailler de nombreuses équipes à Harvard où il fonda l’Institution Albert Einstein. Surtout, il hissa ces processus de résistance au niveau de la stratégie, telle qu’elle est enseignée dans les plus hautes instances militaires. Il fut aussi appelé comme conseiller dans plusieurs pays auprès de leaders de résistances civiles. Sharp est l’un des plus fervents partisans d’une conception instrumentale et non idéologique des résistances civiles car, selon lui, c’est la seule façon d’obtenir des avancées pratiques et de convaincre les responsables de la défense. Pour Sharp, la meilleure justification de la résistance non violente est son efficacité intrinsèque; pour lui, il n’est pas nécessaire de faire appel à des considérations éthiques ou idéologiques pour la promouvoir. De plus, une attitude moralisatrice peut même irriter sa cible et s’avérer désastreuse. « Si l’on peut prouver que ce processus est viable, écrit-il, alors on peut envisager que des personnes « imparfaites » vivant dans des sociétés « imparfaites » l’adoptent un jour comme politique de défense (…). Sharp s’empresse d’ajouter qu’il n’a rien contre les idéaux de la non-violence éthique et les adeptes d’une société plus juste et plus équitable. Bien au contraire. Simplement, il montre, histoire à l’appui, que la transformation de la société n’est pas un préalable pour développer ces stratégies.
En fait, tous les progrès réalisés par les résistances civiles ont été faits par des gens qui n’avaient rien à voir avec la non-violence. Les résistances ont réussi sans référence à des théories éthiques. Dans plusieurs pays comme l’Angleterre, les États-unis, non menacés par le risque d’une invasion territoriale, les résistances civiles sont restées peu connues car masquées par les excès des mouvements de paix, leur antimilitarisme et leurs positions radicalement antinucléaires ou pacifistes. En Europe continentale, il en fut de même pour les excès mais la menace d’une d’invasion existant, il y eut quelques débats quand-même. On peut cependant dire pour progresser dans la résolution civile des conflits, que l’approche instrumentale est la seule qui tienne la route. Elle n’a pas besoin d’être liée à une théorie de la non-violence. Pas plus que d’autres processus comme la diplomatie ou la négociation ! Nul besoin d’être antimilitariste pour résister sans armes durant des mois et même des années, les Kosovars l’ont montré de 1989 à 1998, les Allemands en 1923, etc.
IV. Résistance civile et intervention civile
Les non-violents travaillent depuis quelques années sur l’intervention civile. C’est un grand chantier. Il s’agit de processus de paix dans lesquels des volontaires civils formés et mandatés vont sur le terrain des conflits remplir des missions d’observation, d’information, d’interposition, de médiation, de coopération et de formation… Il ne s’agit pas de contrer radicalement la violence mais de la rendre plus difficile et de faciliter la recherche d’une solution politique. Menés par des civils, cette méthode est proche de certaines actions menées par les militaires de l’ONU ou par les Brigades de paix internationales. C’est un projet courageux et de grande ampleur puisqu’ils envisagent par exemple d’envoyer plusieurs milliers de civils formés en Israël et Palestine.
Depuis qu’elles parlent d’intervention civile, c’est-à-dire depuis le milieu des années 90, les associations non violentes ont abandonné le travail qu’elles avaient commencé en France dans les années 80 sur les résistances civiles. A l’époque, et malgré les difficultés signalées au paragraphe précédent, certaines avaient fait un bon travail de formation et de lobbying sur cet axe encore mal connu qu’elles voyaient comme alternative au nucléaire dans un conflit est-ouest. Elles avaient même réalisé une étude commanditée par le ministère de la défense qui avait fait quelque bruit « La dissuasion civile » et qui montrait comment l’Europe pourrait résister de manière non violente à une invasion des troupes du Pacte de Varsovie. Cette résistance aurait été si bien préparée et annoncée que Moscou aurait été dissuadé de lancer son invasion. Aujourd’hui, cette menace a disparu mais il reste de nombreux conflits hors de nos frontières et de nombreuses résistances à soutenir. Les milieux non violents n’y travaillent plus et, concernant les conflits internationaux, le projet d’intervention civile mobilise toute leur énergie. Pourquoi donc abandonner des processus de résolution de conflits qui marchent et qui ont fait leur preuve pour s’engager dans des voies plus limitées, qui ne sont que des accompagnements de conflit, facilitant la survie des populations ? Non pas que ces accompagnements soient mauvais, bien au contraire ils sont bons et courageux. Mais ce n’est pas du tout la même chose. Dans l’intervention civile, il n’y a plus cette formidable épreuve de force (sans violence) menée par toute une population. Or dans les grands conflits, tout est tellement bloqué et passionnel que rien n’avance en dehors de puissants rapports de force. Ce sont bien deux processus différents qu’il ne faut pas mélanger.
Alors que la résistance civile a lieu dans le pays des résistants, l’intervention civile a lieu dans un pays tiers où sévit la guerre ou l’oppression. Ne serait-il pas possible de trouver des formes d’intervention en pays tiers qui fassent pression sur le pouvoir oppressif, qui exercent de l’extérieur ce fameux rapport de force massif capable de le mettre hors d’état de nuire ? C’est l’objet d’une fiche de défi suivante (fiche de défi n° 2 : L’Intervention par actions civiles).
V. Nota Bene
Il n’est pas inutile de le rappeler car certains nous en font le procès : le but de ces méthodes n’est pas la non violence ou la résistance elle-même, mais la résolution de conflit. Et ceci dans des cas fort différents comme nous le montrent les fiches d’expérience. De même, tous les conflits ne relèvent pas de ces méthodes, il y en a d’autres. Parmi celles-ci, les méthodes militaires sont parfois aussi malheureusement nécessaires. Nous ne les récusons pas lorsqu’il n’y a pas d’autre solution pour oser se regarder dans la glace. La difficulté vient du fait que les stratégies civiles sont souvent négligées alors que, soigneusement étudiées, elles cachent des ressources insoupçonnées.
Des difficultés signalées ci-dessus, la plus fréquente semble être la distinction entre les « résistances de survie » et les « résistances épreuves de force pour résoudre un conflit ». Comme Gene Sharp le recommande, nous devons aussi nous engager dans une approche des résistances tournée vers l’efficacité. L’éthique et l’efficacité ne sont pas en opposition, elles se renforcent au contraire. Les approches éthiques doivent continuer à être développées dans nos enseignements pour la paix, c’est essentiel, mais nous ne devons pas approcher les résistances par leur nature éthique. Question de crédibilité, nous devons communiquer sur leur efficacité et surtout travailler à les rendre plus efficaces.