Paul CHIRON, France, junio 2016
Génocide, le mot des maux.
« L’inhumanité infligée à un autre détruit l’humanité en moi », Emmanuel Kant.
Il paraît qu’une image vaut mille mots. En effet, la photo essentiellement, témoigne. Elle témoigne des horreurs comme des plus grandes joies. Elle témoigne et nous emporte dans un tourbillon d’émotions. Mais les mots ont leur importance, leurs conséquences. Un simple mot peut déclencher ce même tourbillon d’émotions. Un simple mot permet de témoigner, des horreurs et de l’effroi. Génocide.
Le droit pénal est construit autour de deux piliers fondamentaux. La répression, toute infraction à une norme fait l’objet d’une sanction. Mais également la prévention, et la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide1, signée en 1948, réaffirme ces deux volets du droit pénal en énonçant en son article premier : « Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir. » En 1948, la société internationale définit pour la première fois la notion de génocide de manière juridique. Cette définition, composée et négociée par les deux blocs aux prémices de la Guerre froide, est aujourd’hui toujours en vigueur et sert de base à la lutte contre cet odieux fléau.
Le 2 juin 2016, le Bundestag a officiellement prononcé ce mot, après avoir reconnu, par le vote des parlementaires allemands, le génocide arménien2. Aussitôt après l’annonce du résultat du vote, les réactions se sont multipliées. Politiques, diplomatiques, venant de la société civile, ces réactions illustrent l’importance de la notion de génocide et ses utilisations diverses. Nous allons voir trois pans de cette notion, notion avant tout juridique mais qui s’invite régulièrement dans la géopolitique mondiale, qu’elle soit gouvernementale ou non.
Le crime des crimes
Le terme de génocide est avant tout une notion juridique. Raphaël Lemkin, juriste d’origine polonaise forge, dès 1943, la notion de génocide, constituée du latin genos (descendance, race, tribu) et de cide (qui tue). L’objectif de Lemkin est de créer une nouvelle incrimination, un crime de jus cogens. Créer une incrimination spécifique visant le processus d’extermination d’un groupe d’êtres humains. Les actes génocidaires pourraient être compris dans la définition du crime contre l’humanité. C’est d’ailleurs ce chef d’inculpation qui fut utilisé pour juger les criminels nazis à Nuremberg, la notion de génocide n’ayant alors aucune valeur juridique. Ainsi les meurtres, exterminations, emprisonnements abusifs, tortures, violences sexuelles et stérilisations forcées sont des éléments constitutifs du crime contre l’humanité. Éléments constitutifs que l’on retrouve donc à l’article 6 du statut de la Cour Pénale Internationale (CPI) concernant le crime de génocide. Alors pourquoi créer une incrimination spécifique ? Le but de Raphaël Lemkin est de marquer. Marquer en mettant un nom sur l’horreur, marquer pour que cela ne se reproduise plus. Certains auteurs affirment que le crime de génocide fait partie des crimes contre l’humanité ; en effet aux vues des similitudes, cette interprétation est fondée. Cependant il semble nécessaire de bien distinguer les deux notions. C’est ce que fait le Statut de la CPI, en définissant le crime contre l’humanité en son article 7 et le crime de génocide en son article 6. Et c’est ce que nous devons faire compte tenu de deux critères permettant de bien distinguer ces deux crimes. Tout d’abord, le crime contre l’humanité vise la « population civile »3 alors que l’article définissant le crime de génocide vise quatre groupes cibles, « national, ethnique, racial ou religieux ».4 De plus, l’intention est un élément crucial du crime de génocide. Les actes doivent avoir été perpétrés dans le but de détruire tout ou partie de ce groupe. Alors que la définition des crimes contre l’humanité n’exige pas un mens rea aussi précis5. C’est pourquoi il semble important de différencier ces deux crimes.
L’objectif est donc bien de créer une incrimination spécifique pour des actes spécifiques. La finalité est de pouvoir mettre un mot, un mot précis, pour désigner l’horreur et l’inhumanité. La finalité est de pouvoir juger les instigateurs et exécutants. La finalité est de pouvoir se battre pour que cela ne puisse plus se reproduire. Nous l’avons vu, les criminels nazis ne furent pas jugés pour leurs crimes de génocide, et pourtant nous ne pouvons et ne devons pas remettre en question le caractère génocidaire de la Shoah. Ce devoir de mémoire est une manière de dire « plus jamais ça ! ». Nous retrouvons ici le deuxième pan du droit pénal, à côté de la répression, la prévention doit avoir toute sa place. Or, depuis la création de l’incrimination de génocide en 1948, les massacres ont-ils cessé ? Évidemment, cette question rhétorique appelle une réponse malheureuse. Les massacres, les génocides n’ont pas disparu. Le droit, la volonté des hommes, n’ont pas pu arrêter la barbarie. Deux génocides ont été perpétrés et reconnus comme tels par la justice internationale : au Rwanda et à Srebrenica. Les justices nationales, comme en Argentine ou au Guatemala, ont aussi évoqué ce crime lors de condamnations. Qu’en est-il des massacres des Khmers rouges, de la guerre au Darfour, de la guerre d’Algérie et de tous les massacres perpétrés ces dernières années ? Si nous l’avons dit, le crime de génocide est avant tout une notion juridique, deux autres volets du débat de la qualification de génocide sont également à prendre en compte. Le volet politique et le plaidoyer.
Le poids des mots.
La notion de génocide n’est pas l’apanage des juristes. Cette notion, strictement définie par le droit, est régulièrement utilisée dans d’autres domaines.
La reconnaissance d’un génocide, instrument géopolitique.
Les absences d’Angela Merkel, chancelière ; de Sigmar Gabriel, vice-chancelier ; de Frank-Walter Steinmeier, ministre des affaires étrangères de la République fédérale d’Allemagne, l’illustrent parfaitement. La reconnaissance d’un génocide revêt un caractère éminemment politique. L’embarras semble important et les conséquences diplomatiques se sont fait ressentir aussitôt, avec le rappel de l’ambassadeur turc en Allemagne.
Nous le savons, un droit mondial est bien utopique, si le droit international transcende certaines frontières, il faut rappeler qu’à ce jour la CPI n’est reconnue que par 122 États, sur les 193 reconnus par l’ONU. Par conséquent, ce crime qui se veut par nature universel, ne l’est pas. Alors, qu’est-ce qu’un génocide reconnu seulement par une poignée d’États ? 30 États6 ont reconnu le génocide arménien par l’Empire ottoman. La reconnaissance d’un génocide, et le génocide arménien en est un bon exemple, n’est peut-être qu’un levier politique et géopolitique comme les autres. Le souhait de créer une conscience commune, des valeurs de paix partagées par tous, une communauté internationale pacifiée sur le rejet de l’horreur et de la barbarie pourrait connaître un énième échec avec cette question. Le génocide se veut un crime universel, un crime contre toute l’humanité, un crime contre l’Homme. Cependant, la reconnaissance de tels massacres dépend d’intérêts diplomatiques, politiques ou encore économiques.7
La reconnaissance et de ce fait l’accusation de génocide engendre un certain nombre de conséquences. Et si la question de la reconnaissance d’un génocide vieux d’un siècle soulève autant de questions et de débats, comment réagir face à des actes contemporains qui pourraient être définis comme un génocide ? La question s’est posée au regard des massacres perpétrés au Darfour, où le terme fut employé, jamais officiellement, jamais par les décideurs de ce monde8. Elle se pose à nouveau aujourd’hui avec Daech.
La question qui sous-tend la qualification d’un massacre se déroulant sous nos yeux comme étant un génocide est la question de l’intervention, notamment de l’intervention armée. La Charte des Nations Unies en son chapitre VII, prévoit une échelle de sanction en cas « d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression ».9 Mais le principe le plus parlant en cette matière réside dans la Responsabilité de protéger (R2P). La R2P permet aux États, sous couvert du souhait de protéger les droits fondamentaux, de déroger au principe de non-ingérence en intervenant si l’État, en charge de la protection de sa population, n’assure plus ses responsabilités. Cette R2P a été invoquée, notamment pour intervenir en Libye. Mais aucune intervention sous couvert de ce principe n’a été décidée contre Daech, envers les massacres perpétrés contre les Chrétiens d’Orient ou les Kurdes. Le droit d’ingérence, ancêtre de la R2P, n’a pas non plus été invoqué pour intervenir au Darfour. Or évidemment ce mot : génocide, le poids de sa notion, le poids de son histoire, obligerait un État qui dénonce un génocide contemporain à intervenir. Ce serait le summum de l’hypocrisie de reconnaître un génocide et de ne pas agir pour y mettre fin. Tous les dirigeants le répètent, à chaque commémoration d’un génocide d’ailleurs ; « plus jamais ça ». Mais il semblerait plus facile de reconnaître un génocide cent ans après, plutôt qu’un génocide actuel, un génocide que l’on peut arrêter.
Les diverses réactions du monde face à un massacre qui pourrait s’avérer être un génocide et l’emploi tantôt avec prudence, tantôt avec un retentissement considérable illustre l’importance de l’utilisation cette notion.
La dénonciation d’un génocide, instrument de plaidoyer.
L’ONU n’a pas vocation à reconnaître un génocide, il n’y a pour le moment pas eu de résolutions en ce sens. L’Organisation se doit cependant de prévenir et de punir les actes génocidaires. C’est l’esprit de la Convention de 1948, on retrouve également cet objectif à travers la création de la CPI. À mi-chemin entre l’utilisation politique et le plaidoyer, M. Ivan Šimonović, Secrétaire général adjoint aux droits de l’Homme des Nations Unies, a alerté le monde d’une tentative de génocide sur les Yézidies commise par Daech10. Cette déclaration avait pour but d’alerter le monde, d’ouvrir les yeux sur les atrocités qui se déroulaient.
Nous pouvons entendre, de temps à autre, des personnalités de la société civile ou du monde politique dénoncer un génocide. Ce fut le cas à de nombreuses reprises durant les massacres perpétrés par le gouvernement soudanais au Darfour. Et pourtant, malgré la violence des actes, ces massacres ne furent pas reconnus comme un génocide par l’ONU. Est-ce alors une erreur de parler de génocide alors que la qualification juridique n’a pas encore été étudiée ? Devons-nous respecter une sorte de présomption d’innocence en cette matière ? La symbolique du mot génocide est puissante. De par son histoire et sa portée, ce mot attire notre attention et nous alerte. L’utilisation de la rhétorique génocidaire par les membres de la société civile complète la philosophie du droit international. En effet nous l’avons vu, la qualification de génocide par une cour de justice répond à des critères précis posés notamment par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. La finalité d’une telle qualification sera de punir les instigateurs et exécutants de ce crime. Cet emploi est donc différent dans ses buts mais aussi dans ses moyens de l’emploi par les membres de la société civile. En effet, le but d’une dénonciation publique d’un massacre sera de le faire cesser, sans nécessairement prendre en compte le besoin de qualification juridique. Et en cela, l’utilisation large du concept de génocide est légitime tant que la différenciation avec la notion juridique est faite. Ce terme permet d’alerter, de dénoncer et de mobiliser la communauté internationale. Ce fut le souhait de Raphaël Lemkin, lorsque celui-ci plaida pour la création d’une incrimination spécifique, que de pouvoir lutter contre une telle barbarie.
Pour que la portée hautement symbolique du concept de génocide perdure, il est donc nécessaire de s’efforcer de distinguer l’emploi juridique de cette notion et son emploi comme outil de plaidoyer. De même, s’il est nécessaire de dénoncer une politique génocidaire, le recours au terme génocide doit être réfléchi. Il serait en effet dangereux de le banaliser. Si le terme est utilisé à mauvais escient, son impact pourrait être moindre et engendrer des conséquences. Si la notion de génocide a un tel poids aujourd’hui, c’est parce qu’il nous renvoie à l’horreur. Cette notion nous rappelle à tous la barbarie, la part inhumaine de l’Homme. Cette notion permet de protéger l’Homme de l’inhumanité.
Notas
1Convention disponible sur www.ohchr.org/FR/ProfessionalInterest/Pages/CrimeOfGenocide.aspx
2Voir par exemple une analyse sur les raisons de cette reconnaissance sur www.huffingtonpost.fr/laurent-leylekian/genocide-armenien-allemagne-reconnaissance-les-raisons-profondes_b_10254594.html
3Article 7 du Statut de la Cour Pénale Internationale, disponible sur www.icc-cpi.int/NR/rdonlyres/ADD16852-AEE9-4757-ABE7-9CDC7CF02886/283948/RomeStatuteFra1.pdf
4Article 6 du Statut de la Cour Pénale Internationale
5L’article énonce que les actes constitutifs soient « commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile », sans précision concernant l’élément intentionnel.
6États membres de l’ONU mais également États observateurs, tels que la Palestine ou le Vatican.
7Sur la question de la reconnaissance du génocide arménien, voir par exemple www.atlantico.fr/decryptage/non-reconnaissance-genocide-armenien-continuer-menager-turquie-quel-interet-frederic-encel-2110499.html ainsi que www.monde-diplomatique.fr/2001/07/AKCAM/7870
8Un rapport des Nations Unies, controversé, apporta un semblant de réponse, en ne qualifiant pas le conflit comme un génocide, l’élément intentionnel manquant, il n’y avait pas de politique génocidaire menée par le gouvernement soudanais. Rapport disponible sur www.iccnow.org/documents/Rapport_Commission_lONU_Darfour.pdf
9Article 39 de la Charte des Nations Unies, disponible notamment sur www.un.org/fr/sections/un-charter/chapter-vii/index.html