Séréna Naudin, France, septiembre 2017
La parole nous est donnée
Des ateliers radio avec des personnes en exil
Keywords: Conocimiento de la historia del otro | Diálogo social para construir la paz | Intercambios entre actores de paz | Experiencias compartidas y paz | Iniciativa de construcción de paz urbana | | Francia
« Je pense qu’une ville accueillante est une ville pleine d’associations, des associations qui aident les gens pour faire avancer leur projet, d’une manière très visible, c’est-à-dire pas très compliqué, pas difficile de les rejoindre, toujours très accessible à tout le monde. » Lena, Iranienne
La situation des étranger.es en précarité administrative, économique ou médicale et les enjeux autour des migrations et des inégalités pointent l’urgence de briser la frontière entre les établis et les outsiders. Cette distinction empruntée à Norbert Elias et John L. Scotson (1997) et Michel Agier (2016) désigne, d’une part, celles et ceux qui sont installé.es quelque part, qui sont établis en France dans notre cas, et, d’autre part, celles et ceux qui arrivent, les dits « migrants » - les exilés rendus invisibles par les politiques européennes de l’étranger. Cette urgence réside notamment dans le fait d’accorder à ces personnes une autre place que celle de victime. Ainsi, l’envie de susciter des rencontres entre des établis et des outsiders en instaurant des conditions différentes de prise de parole et d’échanges a donné lieu à la conception d’un projet d’émissions radio avec des personnes étrangères qui apprennent le français : La parole nous est donnée. Par ce dispositif, des personnes en exil se sont vues proposer de prendre la parole à travers la réalisation d’un reportage radio : choix du sujet, préparation et réalisation des interviews. Pour cela, des ateliers radio se sont déroulés dans des cours de français animés par des bénévoles à l’association Accueil Demandeurs d’Asile (ADA) à Grenoble.
Une partie de ces ateliers radio a été consacrée au thème de la ville1. Il s’agissait d’interroger les représentations ordinaires et les pratiques quotidiennes autour de la ville de Grenoble pour mieux comprendre comment les habitant.es s’approprient la ville. C’était pour nous l’occasion de questionner le droit à la ville à l’échelle locale. Prenant celle-ci comme le lieu de production, de reproduction, de transformation des relations sociales (Isin, 2009), il s’agissait par ce projet radio d’agir sur le processus de production de ces relations. Fabriquer de nouveaux espaces de rencontre, expérimenter de nouvelles modalités de prise de parole, orchestrer l’échange culturel sont les moyens mobilisés pour transformer les relations sociales.
Concrètement, ces ateliers radios ont donné lieu à la réalisation de quatre émissions et d’une promenade radiophonique2. Le groupe de participant.es s’est composé de neuf personnes avec des statuts administratifs et sociaux différents, ce qui a permis de mettre en lumière des problématiques et des points de vue variables selon les situations3. La méthodologie était basée sur l’utilisation de l’outil radio et inspirée des méthodes d’anthropologie et d’éducation populaire telles que le principe de l’enquête conscientisante4. Lors des premières séances, les échanges entre les participant.es se sont concentrés autour de questions sur l’arrivée à Grenoble, ce qui leur plaît ou non dans cette ville, les personnes qu’ils rencontrent, comment et pourquoi. Ces questions ont servi de base pour les interviews avec les personnes extérieures au cours, les participants ont étoffé leur grille de questions au fur et à mesure des ateliers en s’interrogeant entre eux. Puis une rencontre a été proposée avec des étudiant.e.s. Les deux rencontres organisées ont été très intenses, les sujets abordés se sont construits au fur et à mesure des conversations.
Dans cet article, nous décrirons les constats qui ont mené à la création de ces ateliers radio : d’une part, le cadre contraignant de la prise de parole dans la procédure de demande d’asile et, d’autre part, la volonté de contact avec la société d’accueil de la part des exilé.es. Enfin, nous montrerons en quoi le thème du droit à la ville prenait sens dans la méthodologie d’action expérimentée.
Une parole autre
Partant du constat que les personnes exilées sont généralement celles et ceux qui répondent aux questions : pourquoi avoir quitté son pays, pourquoi avoir choisi la France, cette ville, que souhaitent-elles-ils faire ici…etc. Il s’agit de trouver un moyen de changer cette position pour faire exister d’autres relations sociales, autour d’un nouvel espace de parole. Plusieurs années d’expériences dans des associations d’aide aux personnes en situation d’exil et deux enquêtes ethnographiques autour de la prise en charge de personnes étrangères ont été l’occasion d’observer les interactions des personnes exilées avec la société française. Ces dernières entrent principalement en contact avec d’autres personnes dans les administrations et dans les associations. La plupart du temps, elles se retrouvent dans une relation asymétrique, elles sont dans une position de dépendance par rapport à celles et ceux qu’elles rencontrent. Pour obtenir ce dont elles ont besoin, elles sont soumis à la bonne volonté des personnes représentant la structure5. A l’égard des demandeurs d’asile, par exemple, ces dernières se donnent souvent le droit de poser des questions sur des sujets en dehors de leur prérogative, notamment sur le parcours migratoire. Alors que les personnes qui demandent l’asile sont déjà lourdement interrogées dans le cadre de la procédure - leur récit doit être répété dans les institutions et les associations - elles sont souvent contraintes de parler à nouveau de leur vie privée dans d’autres circonstances. Par exemple, dans le cadre d’une inscription à l’université auquel je l’avais accompagné, un jeune homme demandeur d’asile s’est fait interroger par le personnel administratif sur son choix de venir en France et, plus particulièrement, à Grenoble. Quel est le lien avec l’inscription universitaire ? La personne chargée des inscriptions se serait-elle permise de poser des questions aussi personnelles à un.e étudiant.e ayant un autre statut ? Certainement par curiosité et sans mauvaise intention, cette personne a profité de sa position de pouvoir pour poser plus de questions que nécessaire. Le jeune homme souhaitait que son inscription se déroule au mieux et s’est senti obligé de répondre aux questions posées alors que cela le dérangeait. Il m’a confié par la suite qu’il n’était pas préparé à un tel interrogatoire.
Le cadre de la demande d’asile construit une figure de l’exilé.e comme étant un problème, un risque, une menace (Valluy, 2009). Le bien-fondé de la demande est sans cesse remis en doute par le système même de cette procédure et ses agents (Fassin et Kobelinsky, 2012). Cela relègue les personnes qui demandent l’asile à une position de suspicion où leur parole est mise à l’épreuve. Il ne s’agit pas simplement pour elles de narrer leur histoire mais surtout de convaincre les officiers de l’Office Français pour les Réfugiés et les Apatrides (OFPRA) ou les juges de la Cour Nationale du Droit d’Asile (CNDA) de leur sincérité, de leur mérite à obtenir l’asile et de la pertinence de leur choix d’exil (Valluy, 2009). Cette mise à l’épreuve n’offre pas l’espace nécessaire à la parole pour s’exprimer, se déployer dans toute sa complexité. La procédure d’asile pose le cadre d’une mise en récit contrainte par des normes et des obstacles : la langue, le temps exigu, les difficiles conditions matérielles, le manque de confiance, l’incompréhension des attentes technocratiques. Cela ne permet pas la libre narration et le récit de soi. Des attentes sur les émotions convenues d’exprimer oppriment également les personnes engagées dans la procédure de demande d’asile (Freedman, 2017).
Malgré cela, la fonction du témoignage semble indispensable pour se délivrer du poids d’un vécu difficile et pour exister sur la scène sociale en tant que sujet politique (Agier, 2009). Il s’agit de s’émanciper de la position de victime, pour être reconnu comme un sujet politique qui exprime sa voix sur la place publique, une voix qui mérite d’être écoutée avec attention et sera entendue.
Dans le traitement médiatique des questions qui touchent aux migrations et à l’asile, la parole des personnes concernées est rarement entendue. On observe au contraire que d’autres personnes parlent à leur place (experts, journalistes, travailleurs sociaux, universitaires, politiques etc.). Les ateliers radio, de par leur méthodologie même, offrent un espace de parole dont peuvent se saisir les exilé.e.s qui veulent y participer. Cette possibilité d’être au cœur de la conception du reportage, en participant à la construction des questions d’interviews, au choix des lieux de rencontre et des personnes pour faire les interviews permet que les participant.e.s qui sont les premier.e.s concerné.e.s par le sujet aient un réel pouvoir sur la parole qui est véhiculée sur le sujet. Ce faisant, elles-ils peuvent décider des thèmes qu’elles-ils veulent aborder au lieu de rester simplement sur une description de leur parcours - migratoire, administratif - qui reste majoritairement au cœur des travaux réalisés autour de l’exil. Le vécu peut alors être évoqué si elles-ils le désirent mais avec leurs propres règles du jeu. Elles-ils peuvent alors contrôler le contenu, se réapproprier leur parole et, au delà, leur propre image.
Enfin, c’est aussi un moment pour partager ses difficultés avec pudeur, en choisissant la façon de les décrire. Dans les ateliers réalisés, un des participants s’est saisi de cet espace pour décrire sa désillusion et son errance à son arrivée en France : « (…) quand je suis rentrée, je me disais que peut-être comme c’est la nuit, je connais personne ici, bon je vais me concentrer jusqu’au matin peut-être quand je vais rencontrer les gens j’aurais un appartement ou bien j’aurais quand même là où héberger. Mais malheureusement, quand je suis passé à l’ADATE6, je leur ai dit, ils m’ont donné rendez-vous pour deux semaines. Je leur ai dit « Mais où je vais passer la nuit ? » « Et bien débrouille-toi », « Comment je vais me débrouiller ? ». Il faisait tellement froid. Bon, pendant les deux semaines, j’étais à la rue après je suis passé, ils m’ont donné encore un rendez-vous à la préfecture après une semaine. C’est comme ça bon… j’ai rencontré les guinéens qui ont commencé à m’aider ». Il a partagé avec les autres participant.es son envie de trouver une société plus intégrante, qui ne laisse pas dormir des personnes dans la rue au mois de janvier. Quelques temps après, il a confirmé que ces moments d’ateliers radio étaient l’occasion d’exprimer publiquement son désarroi afin de se décharger et d’informer les auditeurs.
Entrer en contact avec les autres
« Quelle est la différence entre les gens de Rennes et les gens de l’Est ? »
Question de Yannick, Angolais, à Basile, Français
Les personnes exilées éprouvent de grandes difficultés à entrer en contact avec les établis. Si la barrière de la langue complexifie la communication (Naudin, 2012), le manque de prétexte pour rencontrer des habitants et créer du lien social a paru le problème le plus important.
A ce sujet, un des exilés demande à une étudiante: « Est-ce que vous personnellement vous aimez les africains étrangers qui sont là ? (…) Pourquoi je t’ai posé la question, c’est juste pour connaître ma position, parce qu’on l’a déjà dit ici, si tu trouves quelqu’un arrêté, s’il a un souci ou quoi, si tu le salues il te regarde il fait comme si personne ne lui a parlé ou bien personne ne l’a salué, moi j’aimerais savoir si c’est la couleur de peau ou quoi…». Celui-ci interroge sa position en France. Au fil des ateliers, il décrit les obstacles pour rencontrer des Français. Il n’est pas évident de créer des contacts, de se constituer un réseau de connaissances, d’amis. Il explique son errance au parc pour faire connaissance avec de nouvelles personnes. De cette façon, il rencontre généralement des hommes issus de sa communauté qui sont la plupart du temps dans une situation précaire du point de vue économique ou administratif, comme lui. Comment faire pour entrer en contact avec des gens qui ont une autre position sociale que soi ? Obstiné, il décrit une soirée où il a essayé de rencontrer des personnes dans un club et les difficultés qu’il a affronté. Il demande comment faire pour créer des liens avec les autres quand il n’y a pas de lieu où les rencontrer – il avait rencontré ses amis à l’école – et remarque que dans l’espace public les individus adoptent une position fermée, par exemple l’utilisation des écouteurs sur les oreilles ou le fait de ne pas répondre aux salutations. Il réfléchit aussi au lien qu’il peut y avoir entre les difficultés à établir un contact et sa couleur de peau. Les Français ont-ils un problème avec les africains ?
Nombreuses sont les personnes exilées qui sont bénévoles dans des associations d’aide comme les Resto du cœur, le Secours Catholique et l’ADA. D’autres fréquentent des cercles militants au sein de collectifs ou dans des squats. Elles rencontrent des personnes qui sont déjà sensibles aux problèmes de la précarité et de l’exil. Mais comment faire pour faire connaissance en dehors de ces cercles associatifs ou militants ?
Les discours politiques et médiatiques qui ne cessent d’essentialiser et d’altériser l’étranger rendent difficile la rencontre entre les établis et les outsiders. Depuis 2015, la question des migrations et des réfugiés est au cœur des débats mais systématiquement associée à la notion de « crise ». L’usage des occurrences « crise des réfugiés », « crise des migrants » ou « crise migratoire » augmente considérablement. Alors qu’elles étaient quasi inexistantes dans la presse avant 2015, elles sont devenues très répandues (Legendre, 2016). Un afflux important de déplacés lié aux guerres qui déchirent le Proche-Orient est alors médiatisé par le biais d’images chocs de camps de réfugiés, de bateaux de fortunes, de personnes escaladant les barbelés et les murs des frontières. Des termes péjoratifs et déshumanisants pour désigner ces personnes en fuite sont généralement utilisés : « horde », « invasion », « masse », « déferlement », « multitude » (Pennac, 2015). Dans ce contexte, il semblait fondamental de favoriser des rencontres pour créer de l’empathie et surtout pour déconstruire la dichotomie entre eux - celles et ceux associé.es aux guerres, aux drames et à l’exode - et nous - celles et ceux protégé.es de ces souffrances. Pour Michel Agier, les camps de réfugiés et, plus globalement, les « lieux-frontières » où sont relégués les déplacés fonctionnent comme un système de bio-ségrégation qui crée et fige des identités marquées par les guerres, les violences, les exodes, la maladie, l’illégalité, la misère. Les porteurs de ces stigmates sont maintenus à distance au nom de leur déshumanisation (Agier, 2009). Une grande partie des personnes exilées qui vivent dans l’agglomération grenobloise sont sans solution d’hébergement : elles ne se trouvent pas dans des camps de réfugiés, elles dorment dans la rue, dans des squats, de famille en famille ou de canapé en canapé. En étant maintenus en marge, elles expérimentent la frontière symbolique avec le reste de la société. Les analyses pensées à partir de l’étude de camps de réfugiés paraissent tout aussi pertinentes dans le cas des personnes vivant dans la rue. Plusieurs des exilé.es rencontré.es parlent d’une prison sans murs, ils se sentent mise au ban du reste de la société.
Les relations asymétriques décrites en amont et la représentation de l’autre comme une victime n’épargnent pas les réseaux d’aide aux personnes en exil. Ces dernières sont considérées comme des personnes vulnérables, en souffrance, et cette façon de se les représenter les dépossède de leur pouvoir d’agir. Dans la procédure d’asile, les personnes se sentent infantilisés par les travailleurs sociaux ou les bénévoles qui les accompagnent dans leurs démarches (Kobelinsky, 2010), ils peuvent se sentir humiliés par la « charité » dont ils font l’objet (Freedman, 2017) ou le déclassement qu’ils subissent.
Pour ces différentes raisons, nous souhaitions proposer un nouvel espace de parole et créer des conditions propices aux rencontres d’un autre type. De ce fait, au sein de la web-radio La voix des gens7 a été imaginé le projet d’émission radio « La parole nous est donnée ». Ce dernier a été pensé pour favoriser le dialogue entre les cultures8 et la construction de lien social autour de personnes exilées qui apprennent la langue française. Le contexte d’apprentissage de la langue n’est pas un choix au hasard. En plus des bases de la langue, les exilé.es découvrent les codes de la société d’accueil et bénéficient de ce moment pour développer la confiance en soi (Aguilar, Bouy et Verdier, 2010). Il s’agissait d’allier l’utile - apprendre le français et le fonctionnement de la société d’accueil – à l’agréable – découvrir le média radio. La méthodologie choisie visait à renverser les rôles habituels décrits ci-dessus : il était proposé aux demandeurs d’asile, qui sont souvent interviewés, de prendre la parole en devenant à leur tour intervieweurs, dans le cadre des ateliers radio. Le reportage permet des rencontres inédites et des conversations souvent inattendues. Ce projet s’appuie également sur l’idée selon laquelle le dialogue entre des personnes d’origines sociales et culturelles différentes permet une meilleure compréhension des cultures réciproques, aide à surmonter les stéréotypes et les préjugés qui sont eux-mêmes vecteurs d’appréhensions, de malentendus, de peurs, de stigmatisations et de discriminations. Les ateliers radio proposent aux participant.es d’investir un espace de parole qui favorise des conversations entre des personnes qui n’ont pas l’occasion de se rencontrer autrement, permet d’échanger autour des pratiques et des modes de vie de l’autre mais également de ses idées. Ces rencontres à l’occasion des reportages ont permis de nombreux échanges qu’ils soient autour des modes de faire ou des modes de penser.
Interroger le droit à la ville
Le focus sur le thème du droit à la ville pour la réalisation des émissions était une invitation à parler d’une ville plus intégrante, plus solidaire. C’est pour cette raison que le point de départ a été celui de l’expérience vécue des participant.es lors de leur arrivée à Grenoble. Il s’agissait de s’interroger sur ce qui faisait la ville pour eux. Pour ne pas rester concentrés sur la situation des personnes étrangères uniquement, les questions ont été également adressées aux étudiants grenoblois.
Le concept de « droit à la ville », fait référence à la lutte pour l’accès à la ville, c’est-à-dire la possibilité de s’y loger, de s’y déplacer, d’y travailler, de s’approprier la ville pour faire entendre sa voix, d’exercer son pouvoir d’agir. La ville, objet politiquement construit, révèle des rapports de force et des logiques discriminantes. Le choix d’aborder ce thème semblait d’autant plus pertinent que la méthodologie du projet coïncidait avec certains aspects de cette lutte. Notamment, les modalités de la prise de parole et la diffusion ont paru être des exemples concrets d’actions œuvrant dans le sens du droit à la ville : la création d’espaces de rencontres et d’échanges accessibles, la possibilité de se faire entendre sur les sujets de son choix, le renforcement du lien social, la réappropriation de l’espace public par une diffusion sur internet en accès libre, le développement d’actions culturelles. Par cette expérimentation, l’objectif était de redéfinir les besoins sociaux, la fonction du politique et du culturel9.
L’application concrète du droit à la ville pose la question du point de vue de la citoyenneté, il s’agit de fabriquer un espace démocratique accessible à toutes et à tous. C’est notamment un des objectifs poursuivis par les ateliers radio. En l’espèce, les personnes qui participent au projet sont privées de la citoyenneté de droit puisqu’elles n’ont pas le droit de vote. Pourtant, elles peuvent exercer une autre forme de citoyenneté en participant à la vie de la cité. C’est de ce type de citoyenneté dont nous traitons ici. Il s’agit également de visibiliser ces personnes reléguées aux marges de la société pour leur faire une place et promouvoir le droit d’être reconnu comme un sujet politique.
Les participant.es se sont interrogé.es sur la ville de Grenoble du point de vue de l’accueil, de la rencontre et de la vie quotidienne. Le fait même de pouvoir partager son opinion, de questionner la vie locale, de diffuser cette parole par le biais d’un média permet d’exister comme citoyen, c’est-à-dire comme une personne qui participe à la vie de sa cité. C’était l’occasion d’aborder l’accueil en s’intéressant à l’arrivée de personnes de toute personne étrangère à la ville et non au pays. En questionnant les rencontres dans l’espace public, les attentes et les obstacles, les interviews ont été l’occasion de prendre conscience des points communs et des divergences au-delà de l’origine et de la situation administrative.
Les participant.es se sont saisis de l’espace de parole créé et se sont réappropriés le projet d’émissions radio. Beaucoup de leurs interrogations se sont concentrées sur la vie politique française et grenobloise. Les questions se sont tournées vers la politique économique, migratoire, sécuritaire, étrangère, les choix locaux de la municipalité de la ville de Grenoble, les idées de changements des étudiant.es et leur vision de l’avenir. Dans certains cas, les participant.es ont véritablement interrogé les étudiant.es sur leur pouvoir d’action. Par exemple, au sujet de trois bibliothèques municipales de Grenoble que la mairie avait comme projet de fermer, un des participants à interrogé un étudiant de cette façon : « Vous aimez la littérature ? Le maire de Grenoble a décidé de fermer des bibliothèques, qu’est-ce que vous pensez de ça ? ». L’étudiant répond qu’il a participé aux manifestations contre les fermetures, ce à quoi il rétorque « À part des manifestations que vous avez faites, qu’est-ce que vous allez faire pour dire « non » à la fermeture ? » Il questionne le mode d’action politique choisi pour s’opposer à ces fermetures et, par cette question, pousse l’étudiant à réfléchir à ses pratiques et à la façon dont il défend ses convictions. Ce type de question nous a fait penser aux entretiens auxquels sont soumis les demandeurs d’asile lors de l’audition à l’OFPRA ou à la CNDA : l’interviewé doit expliciter et justifier précisément ce qu’il affirme.
Les sujets d’interviews ont aussi été le moyen pour les participant.es d’exprimer leurs représentations et leurs opinions. Une participante qui a demandé aux étudiants ce qu’ils imaginaient pour leur avenir a pu expliquer ensuite : « Quand j’étais en Iran, c’est un pays au Moyen-Orient avec ses problèmes géopolitiques et ses caractéristiques particulières, c’est super difficile pour avoir un plan pour son avenir, un plan auquel on peut rester fidèle, parce qu’il arrive toujours des surprises qui modifient radicalement nos plans de l’avenir. Je pensais toujours, c’est le même cas dans les autres pays qui sont plus ou moins dans la paix ou dans la stabilité. Je pensais, toujours dans mon imagination, notamment à propos de la France, avec l’esprit cartésien très connu qui existe ici, il faut que les jeunes aient forcément des plans pour leur avenir qui sont fondés sur des éléments assez bien solides auxquels ils peuvent être fidèles, on peut avoir des plans pour les dix ans prochains… » Les rencontres occasionnées par les interviews ont modifié son point de vue. Elle a découvert que les jeunes Français n’ont pas tous de plan défini pour leur avenir, qu’ils ressentent beaucoup d’incertitudes. Ces moments d’interviews en groupe ou avec des personnes extérieures permettent une prise de parole sur ce qui les touche, ce qui les intéresse, ce qui les interroge.
Enfin, les rencontres dans le cadre d’un reportage radio et l’écoute des émissions sur internet permet de visibiliser l’activité de personnes dont on entend parler mais sans savoir ce qu’elles font. Pourtant, en les rencontrant par le biais de ce projet on constate qu’elles apprennent le français, qu’elles s’intéressent à la vie de la société française, qu’elles participent à des projets culturels. On constate également qu’on peut communiquer avec ces personnes.
Pour conclure, ces ateliers radio ont pour objectif de changer les modalités de la prise de parole et de la rencontre afin d’agir sur les rapports de forces, les images et les positions de chacun dans la société ; sur la production des relations sociales et la construction du débat public. Cet échange est une première étape, un premier contact entre des personnes qui n’ont pas de raison spécifique de se parler dans le quotidien, qui sont séparées par une frontière symbolique. Toutes les personnes qui ont répondu à nos questions se sont montrées très ouvertes, exprimant à chaque fois un réel plaisir à participer aux interviews. Convaincus par le potentiel de cette expérience, nous avons ainsi décidé de renouveler les ateliers avec un nouveau groupe. L’idée étant que les émissions crées soient diffusées via des radio locales et à l’occasion d’événements publics pour à nouveau produire de l’échange et du débat sur les sujets abordés.
BIBLIOGRAPHIE
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Jérôme Valluy, Rejet des exilés-Le grand retournement de l’asile, Édition du croquant, Paris, 2009
Notas
1.Les tous premiers ateliers ont été consacrés à la cuisine en questionnant les pratiques culinaires, les rôles de chacun et les transformations liées à la situation en France. Afin de synthétiser le propos, seuls les ateliers organisés autour de la ville seront décris dans cet article.
2.Les émissions sont disponibles en podcast sur le lien suivant : lavoixdesgens.fr/category/laparolenousestdonnee/
3.Les deux bénévoles animant le cours étaient des femmes retraitées qui faisaient face à des difficultés pour faire participer le groupe. Au bout de quelques semaines, les emplois du temps des cours se transformant un groupe a été créé en marge des cours pour continuer l’atelier avec les mêmes participants dans un autre contexte.
4.Dans l’enquête conscientisante, l’enquêteur est impliqué, il participe aux entretiens qui se déroulent sous forme de discussion. Ce type d’enquête part de situations individuelles pour comprendre comment celles-ci dépendent de conditions structurelles et réfléchir collectivement à des moyens d’agir dessus.
5. L’enquête de Vincent Dubois sur les guichetiers et les allocataires de la Caisse des Allocations Familiales analyse les relations avec l’administration. Il décrit la relation asymétrique entre les agents d’accueil et les allocataires : les premiers sont ceux qui rendent service et surtout ceux qui ont le dernier mot alors que les seconds sont en demande. Cela pousse les demandeurs à revêtir les habits du « bon pauvre » ou du « bon immigré » face aux guichetiers qui les questionnent sur leur vie privée et leur donnent des ordres sur ce qu’ils sont supposés faire. (Dubois , 1999)
6.L’ADATE est l’association qui gère la Plateforme d’Accueil des Demandeurs d’Asile en 2016. C’est à cet endroit que les personnes se signalent comme demandeur d’asile et l’association organise les premières démarches, notamment le rendez-vous à la préfecture pour enregistrer la demande d’asile.
7. Cette web-radio est animée par la coopérative Dyade. Elle vise le recueil de la parole de personnes qui ont peu l’occasion de se faire entendre et la création de lien social.
8.La culture est entendue ici comme un ensemble de pratiques et de modes de pensée en renouvellement permanent dans lesquels les individus puisent pour interagir dans un contexte donné.
9. Pour Henri Lefebvre (2009), les habitants d’une ville doivent se l’approprier comme une « œuvre collective », c’est-à-dire que la production de l’espace doit satisfaire les besoins sociaux – et non la logique capitaliste – ce qui demande une révolution économique, politique, culturelle et de la vie quotidienne.