Evelyne LYONS, Arnould LEFEBURE, France, novembre 2015
A la frontière franco-belge : quelle eau potable pour les Flamands ?
Le Nord de la France et la Belgique sont une des régions où le risque de manquer d’eau potable est le plus grand. Cette situation a été source de conflit dans les décennies 1990 : plusieurs voies ont été expérimentées ayant permis de trouver des solutions dans une démarche d’échange et de négociation.
Une région bien pauvre en eau
Contrairement aux idées reçues, le Nord de la France et la Belgique sont une des régions où le risque de manquer d’eau potable est le plus grand. Même s’il y pleut raisonnablement à raison de 860 mm/an, et très régulièrement, 200 jours par an à Bruxelles), la densité de population a pour corollaire une ressource renouvelable par habitant mettant la région en situation de stress hydrique, si bien qu’on la voit marquée en rouge vif sur les cartes européennes de pénurie hydrique, à l’instar du Sud de l’Espagne ou de la Crète.
La Flandre est d’autant plus vulnérable qu’une partie importante de ses eaux souterraines dans la zone des polders est salée, l’essentiel de ce territoire ayant été conquis sur la mer. Le bassin hydrologique de l’Escaut, principal fleuve de la région, se partage entre la France, où il s’alimente au Sud des collines de l’Artois non loin de Cambrai, la Belgique, d’abord wallonne puis flamande et bruxelloise ; enfin l’estuaire appartient aux Pays-Bas. Ce territoire très plat, est marqué par son passé industriel et minier, par une agriculture intensive, et par une artificialisation importante des cours d’eau reliés par de nombreux canaux.
Ce contexte a été source d’un conflit dans les décennies 1990, entre autorités flamandes, wallonnes et françaises.
Le conflit
Depuis près d’un siècle, la Région où se trouve notamment l’Eurométropole Lille-Tournai-Courtrai connaît un essor industriel très important, notamment grâce aux prélèvements d’une eau très pure à partir de l’aquifère transfrontalier dit du calcaire carbonifère. Dans les années 90, les mesures montrent que le niveau d’eau dans cette réserve souterraine a baissé de plus de 73m à certains endroits ! Les régions Flamande et Wallonne se concertent pour diminuer leurs prélèvements en espérant une remontée du niveau de la nappe. Dans ce cadre, la Belgique étant devenue Fédérale en 1993 et les 3 régions belges (Wallonne, Flamande et Bruxelles-Capitale) ayant dès lors, notamment,des compétences exclusives en matière de gestion d’eau, les Flamands ont obtenu des Wallons deux concessions : d’une part la création du canal de la Transhennuyère, pour fournir de l’eau à la Flandre Occidentale à partir de nappes souterraines et du drainage d’ancienne carrières, et d’autre part une diminution commune, flamande et wallonne, des prélèvements dans le calcaire carbonifère suivant un accord écrit.
Toutefois cet apport étant insuffisant pour leurs besoins d’eau futurs, les Flamands se tournent vers les ressources superficielles du fleuve Escaut, qui traverse leur territoire. Cependant, ce fleuve est très pollué par de nombreuses agglomérations et industries tant en France (Lille en particulier) qu’en Wallonie. Cette stratégie flamande est d’abord jugée utopique par les acteurs français de l’amont.
Les Flamands, sans attendre un accord français, décident alors de construire une usine de production d’eau potable à Stasegem en Belgique, d’une capacité de production de 50 Mm3/an dans un premier temps, pouvant aller dans un second temps jusqu’à 110 Mm³, à moins de 8 km de la frontière française, sur le canal Bossuit-Courtrai, juste après l’arrivée d’un affluent de l’Escaut, l’Espierre, principal exutoire de l’agglomération lilloise, véritable égout charriant aussi les eaux usées de Roubaix et Tourcoing sans station d’épuration. Ils somment donc la France, comme les Wallons, d’épurer leurs eaux usées pour les porter à un niveau de qualité acceptable pour produire de l’eau potable. Comme cela ne faisait pas partie des plans de ceux-ci le conflit s’envenime, et la Région Flamande menace de saisir la Cour Internationale de Justice de la Haye.
Il s’agit donc d’un conflit autour de la qualité des eaux superficielles, polluées par les agglomérations urbaines et les industries. La France se trouve à l’amont, et pourrait le prendre de haut. À l’époque ses plans prévoient de concentrer les efforts sur la nouvelle station d’épuration de Lille à Marquette sur la Lys, et de ne rien faire pour nettoyer le canal d’Espierre. La Wallonie, quant à elle a une station d’épuration de ses zones industrielles mais qui est vieille et qui ne correspond plus du tout à la quantité de rejets fournis. La position à l’aval de la Région Flamande est compliquée par le fait qu’ils ne souhaitent pas dépendre pour leurs ressources en eau du bon vouloir des seuls Wallons.
La médiation et ses solutions
En 1994/1995 les accords internationaux de Charleville-Mezières, avaient ouvert un cadre international de coopération pour la restauration qualitative de la Meuse et de l’Escaut. C’était le fruit de tractations nombreuses et complexes incluant également les Néerlandais, et englobant le tracé du Thalys belgo-néerlandais, l’approfondissement des chenaux d’accès au Port d’Anvers, comme l’irrigation équilibrée des vergers flamands et néerlandais. Ces accords mettent en place les commissions internationales de l’Escaut à Anvers et de la Meuse à Liège, notamment pour résoudre ces conflits.
C’est ainsi qu’un groupe a commencé à se réunir, de manière tout-à-fait informelle, sous l’égide de la Commission internationale des Eaux de l’Escaut, dont le secrétariat fournissait à la fois la neutralité nécessaire et les services d’interprétariat. Ce groupe réunissait des responsables de l’eau des trois territoires français, wallon et flamand, pour parler de la gestion future de l’aquifère transfrontalier du Calcaire carbonifère.
En effet, cette ressource est tout à fait stratégique pour la région, car la fourniture d’eau potable dépend des eaux souterraines à 92%. La principale nappe, l’aquifère du Carbonifère, sert à approvisionner les trois territoires. C’est une ressource d’eau fossile captive, âgée de 15 000 à 18 000 ans, dont on ne connaît pas les possibilités de recharge, à priori, extrêmement faibles. En raison de pompages excessifs, on a vu sa pression et son niveau baisser considérablement depuis la 2ème guerre mondiale (plus de 73m.) et on estime qu’elle pourrait avoir perdu une très grande partie de ses réserves. C’est une préoccupation importante pour les Français, qui en dépendent notamment pour une partie significative de l’eau potable de Lille et que c’est là pratiquement la seule réserve stratégique de proximité en cas de sécheresse répétée.
Or, si les eaux superficielles de la région coulent du Sud vers le Nord, les caractéristiques des réservoirs hydrogéologiques veulent que l’écoulement souterrain alimente le Sud de la nappe, Lille notamment, à partir du Nord, inversant la relation de dépendance.
C’est en s’ouvrant à une problématique plus vaste, englobant tant les eaux souterraines que les eaux superficielles, au sein de ce groupe d’abord informel, que l’ensemble des intérêts des acteurs ont pu être confrontés, que diverses voies de résolution ont pu être considérées, et qu’enfin des solutions ont pu être négociées. La France a ainsi accepté la construction d’une nouvelle station d’épuration traitant 800 000 habitants-équivalents (station de Grimonpont), comme la Région Wallonne.
Aujourd’hui on visite en famille les stations d’épuration situées à la frontière franco-belge (en particulier la station d’épuration de Wattrelos-Grimonpont, une des pièces maîtresses), qui permettent d’obtenir une ressource acceptable pour la Flandre en Belgique, après quoi l’eau du canal bénéficie d’un traitement de lagunage naturel, avant de passer dans l’usine de potabilisation à Stasegem.
Les berges des fleuves et canaux restaurés deviennent un élément attractif dans l’offre de loisirs pour les circulations douces (marche, bicyclette), que les syndicats de communes mettent en valeur.
Fiers de ces réalisations conjointes, les politiciens locaux ont décidé d’aller plus loin, et d’accepter d’aborder les questions quantitatives, taboues jusque dans les années 2000, à la faveur d’un nouvel accord, l’accord International de l’Escaut, signé à Gand, le 3 décembre 2002. Il permet de prévoir une gestion conjointe en cas de sécheresse ou pour se mobiliser face aux risques d’inondations. Cependant la question de la quantité reste délicate1 et des sujets comme les débits minimaux ne sont pas encore abordés, d’autant que le changement climatique pèse sur les agendas, réduisant les pluies nourricières de l’Escaut sur les collines de l’Artois en France, tout en faisant remonter à l’intérieur des terres les eaux salées de la mer du Nord.
Difficultés rencontrées et facteurs de succès de la démarche
Visions tronquées
Au départ les connaissances de chaque responsable du groupe informel étaient très parcellaires, sa vision du problème étant limitée par les frontières, au-delà desquelles il ne percevait que « du gris sur les cartes ». Il n’existait pas de cartes générales. Le groupe informel a du se réunir, pour certains de ses membres, à l’insu de toute hiérarchie, même si l’intérêt de la démarche était bien perçu par les membres de certains organismes, par exemple à l’agence de l’eau Artois-Picardie. Aucun compte-rendu des séances ne gardait trace de ce qui était dit.
La clé du succès a été dans l’ouverture d’un espace d’échange puis de négociation permettant d’englober simultanément l’avenir des eaux souterraines et la qualité des eaux superficielles. À partir de là, on a pu considérer ensemble tout l’éventail des solutions possibles pour remédier aux problèmes de ressources hydriques, solutions qui allaient de la récupération des eaux de pompage des anciennes mines, à la modernisation des stations d’épuration.
Depuis l’année 2000 la Directive Cadre Européenne a permis de progresser beaucoup dans la connaissance conjointe des phénomènes, problèmes et solutions. Cette démarche a produit de nombreuses données homogènes à l’échelle du nouveau district de l’Escaut qui englobe 6 entités politiques distinctes.
A l’insu des populations concernées.
Toutes ces tractations se sont déroulées entre techniciens et politiques, en dehors d’un forum public, à l’insu des populations concernées, qui ne sont pas réellement conscientes de ces enjeux, car elles ne voient pas l’eau. Elles n’ont souvent pas conscience de la pollution qu’elles émettent ni du coût de sa résorption. « La pollution, c’est les autres ; le développement durable, c’est nous» ; ce mode de pensée est bien humain !
Il est vrai que la compréhension des phénomènes hydrologiques demande une vision tridimensionnelle dès que l’on inclut les horizons souterrains ; et le maillage des canaux complique encore le chevelu superficiel des cours d’eau.
Reconstruire la confiance.
Certaines causes de conflit sous-jacentes dans la région datent de l’époque de Philippe II, il y a cinq siècles ; par exemple la concurrence entre les ports d’Anvers et Rotterdam, sur laquelle Napoléon pensait peser. Au XVIIIè siècle, la France a même construit certains canaux du Nord de son territoire comme lignes de défense militaires de son « pré carré » destinés à être détruits volontairement pour noyer la progression d’armées adverses2.
Reconstruire la confiance pour se parler nécessite ouverture et créativité, et la dimension culturelle est importante pour ouvrir des terrains de rencontre, et prendre conscience que l’on a beaucoup en commun. Cela peut aller de concerts de musique classique dans des églises anciennes, à des séances de dégustation de bière, ou même aux matches de football !
Au-delà des échanges techniques, il faudra relier l’Eau à la culture vécue si l’on veut résoudre les importants problèmes qu’elle pose.
Pour en savoir plus :
Inauguration de la station d’épuration de Wattrelos-Grimonpont, Dossier de presse. 8 octobre 2005, Communauté Urbaine de Lille, Agence de l’Eau Artois-Picardie.
Brochure faîtière du plan de gestion du bassin international de l’Escaut, Evelyne Lyons, Georges Pichot, Arnould Lefébure, Jean Pauwels.