Je ne peux plus prendre la vie à la légère
Témoignage de Soeur Teya Kakuze.
Keywords: Las dificuldades de una cultura de paz en una población que ha vivido la guerra | Conocimiento de la historia del otro | Representaciones mentales y paz | Memoria colectiva y paz | Región de los Grandes Lagos | Ruanda
Il n’y a pas de mots pour dire ce que nous avons vécu. C’est dur de voir son pays basculer dans la violence. Depuis 1990, je pressentais qu’il se passerait quelque chose de grave, mais je ne pouvais pas deviner qu’il y aurait une telle haine, une telle volonté d’exterminer les autres. Parce que l’on est un pays de frères. Le Rwanda est un pays comme tous les autres : il y a des bons et des moins bons.
J’ai eu le sentiment d’être vouée à l’extermination, de ne pas pouvoir échapper à la mort, et une mort terrible. J’ai vécu l’expérience de la peur. Jusque-là, je ne savais pas ce que c’était. Chaque jour était un jour où tout pouvait finir, et finir mal. Chaque matin était un matin de désespoir. Chaque soir, je pensais : cela va être fini. Je ne pourrais pas davantage expliquer ce que j’ai vécu, sinon qu’au lendemain de ces temps terribles, je ne savais plus comment vivre. Je pensais : « Pourquoi, moi, je ne suis pas morte comme tous les autres? », une espèce de culpabilité. J’étais vouée à l’extermination parce que j’étais tutsie. Tous les autres étaient morts parce qu’ils étaient tutsis. Pourquoi pas moi ? Est-ce que j’avais encore le droit de vivre? Et comment vivre? Je dois vous avouer qu’aujourd’hui encore cette question m’habite. Comment vivre? C’est une vie donnée une seconde fois. Comment lui donner de la valeur? Il y a une valeur humaine que mon pays a perdue, la victime comme le bourreau. On a perdu l’humanité dans mon pays. Comment la retrouver?
Au lendemain du génocide, je n’ai plus pu me contenter de ce que je faisais avant, de ce qui est ordinaire, conventionnel. Je voulais redonner sens à chaque être humain. Je me suis dit : « Si je n’ai pas été tuée comme tout le monde, c’est que le Seigneur de ma vie a un projet pour moi. » Ce projet, je n’ai pas fini de le déballer, mais c’est toujours le don de moi-même aux autres. Cela m’a redonné goût à la vie : ma vie n’a de la valeur que si elle vaut pour l’autre.
J’ai vécu quelque chose qui me dépasse, et, pourtant, j’ai toujours souhaité que la haine n’ait pas le dernier mot sur moi, ni sur personne de mon pays…
La femme a beaucoup souffert au Rwanda. Dans mon travail, j’essaie qu’avec chaque femme on se mette debout. Si elle est seule parce que son mari est en prison, on se met ensemble debout; peu importe la responsabilité de son mari. Cela me fait vivre encore aujourd’hui : ne pas faire de grandes phrases sur la situation mais regarder la personne qui vit cette situation. Et on peut faire beaucoup sans grands moyens matériels, grâce à une solidarité vécue avec l’autre; marcher avec l’autre, l’écouter. Pour les femmes rescapées, la plus grande blessure, c’est l’absence de toute famille. Mais il y a aussi les viols qui les ont terriblement humiliées, des viols commis par les bourreaux de leurs maris ou de leurs enfants. Et après les viols, il y a le sida qui les a parfois contaminées et des blessures profondes qu’il a fallu soigner. Une autre chose terrible était de devenir enceinte suite à un viol et d’hésiter à se faire avorter.
Rendre hommage à la mémoire, c’est vraiment important, car ce n’est pas un autre pays qui nous a fait mal. A l’intérieur d’une même famille, les cousins pouvaient tuer des cousins. Je connais une femme qui a fait tuer ses deux enfants parce que son mari était tutsi. On a touché dans l’humanité quelque chose de très fort. Et, je me dis : les bourreaux, nous devons les porter. Ce sont des gens malheureux qui auront un traumatisme d’avoir tué. On doit se souvenir de cela. Le regard de la victime et sa voix, ce sont deux réalités qui ne quittent pas le bourreau. C’est seulement s’il arrive à l’avouer, à se l’avouer, qu’il s’en distancie et peut commencer un processus de guérison.
Je voudrais encore vous raconter une histoire à propos du massacre d’un groupe sur une colline. Alors que les bourreaux venaient de dire à leurs futures victimes que Dieu les avait abandonnées, un vieux papa s’est alors levé et a déclaré : « Je vais dire le dernier mot : je vous le jure, notre Dieu ne nous a pas oubliés, il n’est pas mort. Vous êtes plus forts, c’est vrai. Mais quand vous me couperez la tête, moi, je tomberai dans les bras de mon Dieu. »
Je pense qu’il y a quelque chose dans l’Homme que le génocide n’a pas atteint, c’est le sentiment de désirer un pays digne : cela, le génocide n’a l’a pas détruit complètement. On aime notre pays. On le veut digne d’un pays humain. Dès que quelqu’un essaie de faire confiance, je me dis : c’est la victoire sur le génocide. Faire confiance à l’autre, vivre une réelle amitié avec d’autres Rwandais. Si mon pays arrive à s’en sortir, cela ne pourra qu’être très beau parce que l’on a été très bas. Mon rêve, c’est que mon pays redevienne un pays de sécurité, de frères. Mais il faut que nous acceptions que le chemin soit long. On est dans la bonne direction. On ne va pas dans le sens contraire. Quand je vois les veuves, qu’elles sont bien habillées, qu’elles chantent, qu’elles dansent, je me dis : oui, la vie est plus forte ! Pour ma part, je ne peux plus prendre la vie à la légère, la vie tout court. Le respect des choses, de l’environnement, le respect de la vie, je l’ai découvert après avoir vécu tout cela.