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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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, Grenoble, avril 2008

Entretien avec M. Richard PETRIS

Propos recueillis par Henri Bauer et Nathalie Delcamp (Irenees).

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Irenees :

Pourriez-vous vous présenter s’il vous plaît ?

Richard Pétris :

Né en 1947, dans la région de Grenoble, j’ai fait des études de sciences politiques après avoir vécu de nombreuses années en Asie. C’est également au Viet Nam que j’ai fait mon service comme coopérant civil.

Je suis marié et j’ai deux enfants. Mon histoire familiale m’a fait connaître la colonisation puis la décolonisation, la guerre française en Indochine, puis la guerre américaine au Viet Nam. Mon environnement culturel qui m’a influencé était à la fois l’humanisme chrétien et les principes républicains de liberté, d’égalité et de fraternité qui s’incarnaient notamment dans le service public. Mon premier métier, la banque, m’a fait connaître l’esprit d’entreprise et le risque économique avec ce que cela signifie pour le développement, lui-même facteur de progrès matériel. Ce « formatage » n’en a pas moins gardé des aspects « incertains », sa part de hasard qui interdit de ne voir que du déterminisme dans la construction de la personnalité ; c’est la première « leçon » que j’estime devoir m’appliquer à moi-même tout d’abord et retenir ensuite pour l’action.

Irenees :

Ancien cadre pour la BNP pourquoi avez-vous finalement fait le choix de vous consacrer à l’éducation pour la paix ? Quelles ont été les raisons décisives de cet engagement ?

Richard Pétris :

J’étais engagé, à l’époque, dans une action bénévole en faveur des réfugiés et j’ai rapidement considéré que nous ne nous donnions pas les moyens d’agir efficacement sur les causes de ces drames. Le respect des droits de l’homme et un développement partagé me paraissaient, notamment, devoir permettre de résoudre les conflits ou, mieux, de les prévenir. Cette démarche de construction de la paix nécessitant un effort collectif n’allait pas de soi et j’ai dû me rendre à l’évidence : un changement des comportements ne peut venir que d’une évolution des mentalités et, pour cela, un effort d’éducation spécifique est indispensable.

Irenees :

Fondateur et directeur de l’Ecole de la paix à Grenoble, quelles sont les activités les plus importantes développées par cette association ?

Richard Pétris :

Si nous ne sommes pas une école avec ses murs et son emploi du temps, nous allons à la rencontre des élèves et des étudiants en intervenant dans les établissements scolaires et dans les universités. Mais, ce travail de sensibilisation et de formation, nous considérons qu’il doit être fait tant auprès du citoyen ordinaire qu’auprès de celui qui est en charge de responsabilités sur les terrains politique, économique et associatif. C’est ainsi que nous attachons autant d’importance à une animation pédagogique conduite auprès d’enfants de maternelle qui font l’apprentissage du vivre ensemble qu’à des officiers supérieurs avec lesquels nous entretenons un dialogue permanent sur le rôle des militaires dans la construction de la paix, ou que nous devrions en accorder, selon moi, à des chefs d’entreprises qui se préoccupent de leur responsabilité sociale et peuvent être des acteurs de paix à leur manière.

Irenees :

Pouvez-vous nous dire quelles formes prennent les activités d’éducation à la paix que vous mettez en œuvre dans le cadre de l’Ecole de la paix ?

Richard Pétris :

Cette éducation, au sens large du terme, nous conduit à produire et à mettre en œuvre des outils et des animations pédagogiques tels que des expositions interactives et des modules de formation adaptés aux différents publics, scolaires, universitaires, associatifs, etc. comme à intervenir dans des réunions, colloques, séminaires et autres conférences diverses pour informer et sensibiliser. Ceci implique un travail de documentation et de recherche spécialisé afin de fonder les propositions d’action sur l’échange d’expériences notamment. Mais nous sommes convaincus que l’éducation passe aussi par la valeur du geste et de l’exemple sur le terrain, dans le champ de la solidarité en particulier. C’est pourquoi, parallèlement à des activités pédagogiques de type classique, nous estimons que des actions de médiation sont nécessaires, notamment pour partager des expériences et porter témoignage. C’est le cas, en particulier dans le domaine international, mais pas uniquement ; d’où un rôle, un mode d’action que nous qualifions de « global » - comme doit l’être la paix elle-même - par exemple, lorsque nous intervenons dans des écoles d’une zone d’éducation prioritaire, à la demande d’autorités publiques dans le cadre d’une action relevant de la politique de la ville, lorsque nous assurons une formation au profit de militants d’associations locales en Côte d’Ivoire dans la perspective de la sortie du conflit ou lorsque nous accompagnons des paysans colombiens, qui ont fait le choix de ne plus pactiser avec les acteurs armés, dans leurs efforts pour prendre part aux projets de développement concernant leur région dans le cadre de la défense de leurs droits fondamentaux et de leur dignité.

Irenees :

Selon vous, quels sont les liens entre culture et construction de la paix ?

Richard Pétris :

La construction de la paix, comme son nom l’indique, est un processus. Or, de même que les mentalités se forgent petit à petit, l’attitude propice à la paix va emprunter à des traditions et à des habitudes pour générer elle-même, à son tour, des conditions plus ou moins favorables au développement de relations privilégiant le dialogue et la volonté de composer ; je dirais plutôt le « multilatéralisme » que « l’unilatéralisme. »

Irenees :

Comment définiriez-vous le concept du « vivre ensemble » et quels en sont les contours ?

Richard Pétris :

C’est probablement la notion qui s’est imposée récemment, non par mode mais objectivement, comme permettant le mieux de traduire très concrètement la recherche d’harmonie qui est derrière l’aspiration à la paix. En effet, elle concentre en elle-même, en particulier, les exigences de communication et de dialogue, de tolérance et de respect, d’équilibre et de compromis, de responsabilité et de solidarité, sans lesquelles ne peuvent se construire des relations sociales pacifiques et s’établir les conditions de leur maintien en même temps qu’un partage du bien être que procure le développement. Dans sa simplicité, la formule recouvre également trois niveaux de réalisation :

  • Celui de l’individu, de la personne qui en rencontre une autre et des relations interpersonnelles, par conséquent ;

  • Celui du pays et de la nation qui demeurent les cadres de référence dans lesquels doit s’organiser une société ;

  • Celui de la communauté internationale et des citoyens du monde en devenir dont l’histoire peut être présentée, malgré tout, comme celle d’une intégration progressive. L’enjeu est d’importance et Martin Luther King, dont on vient de marquer le quarantième anniversaire de l’assassinat – refus de composer, par définition ! - l’avait magnifiquement illustré par sa célèbre formule : « Nous vivrons comme des frères ou nous mourrons comme des fous ! » La dynamique qu’évoque ce concept du « vivre ensemble » va de l’acceptation la plus basique du partage d’un espace vital avec un autre, à la capacité de concevoir et de mener un projet commun, en passant par le respect et la défense de la dignité d’autrui. Si la construction européenne constitue en soi une démonstration exemplaire de ce processus, on peut trouver des manifestations de celui-ci, par exemple :

  • Dans le rééquilibrage des relations – la « parité » ! – entre les hommes et les femmes.

  • Dans les efforts de « mixité » que traduisent les initiatives visant à permettre à des jeunes de quartiers défavorisés à accéder à des formations pour promouvoir leur ascension sociale.

  • Dans la lente prise de conscience, partagée par les militaires et les civils, de la nécessité du développement d’un esprit de sécurité et de défense.

  • Dans l’installation d’un système démocratique et l’exercice d’une bonne gouvernance au sein d’un pays mais aussi entre eux,

  • Dans l’importance de la préoccupation pour un développement durable, dans les apports de la science et des nouvelles technologies de l’information et de la communication – les fameuses NTIC ! - qui contribuent à relier les hommes et les nations.

Irenees :

Quelle importance accordez-vous au dialogue et à la connaissance d’autrui, pour l’éducation à la paix ?

Richard Pétris :

Une de mes citations préférées est de Jean-François Deniau, ce diplomate, écrivain, navigateur, disparu il y a peu, qui, au lendemain de la première guerre du Golfe, concluait un avis sur ce conflit d’un nouveau genre, hyper technologique, en affirmant : « Rien ne remplace un homme qui connaît d’autres hommes et peut tenter de les comprendre. » C’est de l’humanisme à l’état pur et qui est d’autant mieux venu que les conflits, en évoluant, s’ils peuvent entraîner moins de pertes militaires – ce qui en soi constitue déjà un progrès ! – se montrent proportionnellement plus meurtriers aujourd’hui pour les populations civiles - ce qui souligne qu’il est urgent de remettre l’humain au centre.

Le même constat fait sur trois terrains que j’ai eu à connaître montre ce que provoque, à l’inverse, l’ignorance, voire le refus de connaître l’autre :

  • Au Moyen Orient, il n’est pas rare d’entendre certains Israéliens reconnaître, qu’en définitive, ils ne savent rien de ces Palestiniens qui sont de l’autre côté de la « ligne verte » ou du mur.

  • A Sarajevo, notre interprète, une femme d’une extrême gentillesse, était catastrophée de constater que les réfugiés qu’elle rencontrait avec nous étaient ses voisins à la campagne et qu’elle ne leur avait jamais parlé.

  • En Colombie, c’était une personne de la bonne société de Bogota qui n’hésitait pas à dire que les gens de son milieu n’avaient que ce qu’ils méritaient puisqu’ils avaient toujours ignoré ceux qui vivent au-delà de leur quartier protégé.

Si l’histoire religieuse ou mythique nous rappelle que lorsque Caïn n’a plus parlé à Abel, il est devenu le meurtrier de son frère, l’histoire contemporaine, l’histoire actuelle, nous montre l’exemple unique et déjà cité d’une paix européenne construite sur le choix du dialogue et de la coopération qui a conduit à la réconciliation entre l’Allemagne et la France. Il y a là une démonstration de la vertu d’une méthode que nous ne nous privons jamais de faire valoir. En même temps, d’autres exemples peuvent montrer que le dialogue sans orientation claire, le « dialogue de sourds » en quelques sorte, ne peut passer pour une négociation, ne peut permettre de s’entendre.

Irenees :

D’après vous, l’éducation à la paix répond-t-elle effectivement à une aspiration à la paix globale ? Selon l’UNESCO, « la paix se construit dans l’esprit des gens » : qu’en pensez-vous ?

Richard Pétris :

Si l’on peut estimer que, globalement, la population mondiale ou la majorité des individus aspirent à la sécurité et à la paix et que la formule de l’UNESCO traduit effectivement une réalité d’abord faite d’opposition voire d’agression mais qu’elle peut se corriger, la croyance dans les vertus de l’éducation pour y contribuer n’est pas sans faille, loin de là. C’est pourquoi il me semble d’autant plus nécessaire de promouvoir des actions d’éducation spécifiques se donnant clairement pour objectif la promotion de la paix ou d’une culture de paix. Définir une telle posture est déjà un travail en soi ; mettre en œuvre une pédagogie appropriée est le véritable défi.

De quelle manière l’éducation à la paix vient-elle s’articuler avec l’éducation nationale ? Et avec cette culture, encore prédominante, qui privilégie la paix armée et met l’accent sur une défense de la paix largement appuyée sur le recours à la force ?

Nos premières expériences avec l’Education nationale ont été fortement marquées par la méfiance que nous inspirions ; nous venions sans doute empiéter sur le « territoire » d’une institution qui détient un quasi-monopole et peut se considérer comme remplissant une mission d’intérêt général, dont l’histoire nous a montré l’efficacité, et qu’elle se doit de protéger. La réserve était généralement double : à travers ses différentes disciplines, l’éducation, telle qu’elle est globalement dispensée fait déjà œuvre de paix, de façon transversale en quelque sorte ; mais avant tout peut-être, de quelle paix parlez-vous ? Aujourd’hui, le progrès que nous notons dans l’acceptation d’une certaine éducation à la paix qui peut se présenter simplement comme une action de prévention contre la violence, comme une éducation à la citoyenneté ou plus récemment encore comme une éducation au développement et à la solidarité, est vraisemblablement le résultat d’une convergence entre les actions que nous avons su conduire, après qu’on nous ait demandé – logiquement – de faire nos preuves, et le sentiment de plus en plus évident parmi les enseignants d’une difficulté grandissante à faire face aux nouveaux défis de l’éducation.

La façon dont vous prolongez la question est plus délicate car vous semblez rendre l’éducation nationale responsable du maintien d’une « culture de guerre », en quelque sorte. Le raccourci paraît brutal, mais cela mérite un développement important que nous aurons sans doute du mal à traiter complètement ici. Plusieurs aspects de cette complexité doivent au minimum être signalés :

  • Si nous regardons le chemin parcouru par l’humanité, nous devons nous rappeler que nous nous éloignons progressivement d’un comportement que l’on a pu qualifier de barbare, que nous le faisons d’une manière très inégale, et que ce mouvement est marqué d’un certain progrès de la raison rendu possible par l’œuvre d’éducation. On peut donc dire que le type de société qui s’est ainsi dessiné, que l’on peut baptiser de toutes sortes de noms chargés de sens, tels que « le système » ou « la société de consommation », mais aussi pour certains « l’Etat providence » ou pour d’autres « l’ordre établi » peut être considéré comme le résultat d’une sorte de « formatage » auquel l’éducation, telle que l’éducation nationale la représente, aurait largement contribué.

  • Le type d’Etat qui a accompagné, fait naître ou découlé de cette forme de société tendant à être érigé en « modèle » a effectivement du compter également sur un autre rouage fondamental pour son organisation, pour répondre aux impératifs d’autorité et de force, que représente l’institution militaire. Et si l’on est effectivement capable de noter les manifestations d’une fin progressive de l’ordre militaire, il est encore bien difficile de fonder le concept de sécurité, plus large que celui de défense, sur des conditions de développement économique et social pouvant se passer d’un bras armé. C’est toute la relation complexe entre la Loi et la Force !

  • La question est fréquemment posée à propos du paradoxe que constituerait une conception de l’éducation qui reste fondée sur un principe d’autorité que certains considèrent comme surdimensionné dans nos institutions éducatives. Celles-ci seraient « structurellement » belligènes, mais, objectivement, s’agit-il vraiment d’un paradoxe ou ne sommes-nous pas devant des nécessités absolues ou incontournables ?

Une façon de répondre à cette complexité n’est-elle pas, précisément, d’intégrer une dose explicite d’éducation à la paix dans les programmes d’éducation générale ou déjà spécialisée afin de faire évoluer le « système » en même temps que la « culture » ? D’où l’idée de « classes de paix » qui pourrait ouvrir des perspectives à géométrie variable dans les différents champs, niveaux et structures d’éducation. Car il faut inventer la paix et mettre les forces imaginantes de l’esprit dont parlait Gaston Bachelard au service de sa construction.

Irenees :

Quels sont les principaux objectifs de l’éducation à la paix ?

Richard Pétris :

Pour aller un peu rapidement à l’essentiel, j’ai envie de résumer ces principaux objectifs à une proposition qui n’en devient pas simple pour autant mais qui me semble coller vraiment au besoin qui s’exprime fortement aujourd’hui. Ce besoin est celui du changement, un changement profond, de mentalité, de rythme, de conception du développement, de posture vis-à-vis de la nature, de l’environnement et de la planète, de garantie de la sécurité, etc. Ce qui est attendu, ce ne sont pas de grands discours, mais puisque les constats ont été faits, que nous sachions proposer les modes opératoires pour ce changement. Nous avons donc à mettre en œuvre une pédagogie du changement dont le double mouvement consiste à comprendre pour mieux prévenir.

Irenees :

Quel rôle peut jouer l’éducation dans une situation de crise ouverte voire de conflits ?

Richard Pétris :

Les leçons de l’histoire nous enseignent qu’il vaut mieux prévenir que guérir, qu’il est préférable d’intervenir à froid qu’à chaud. Mais lorsqu’il est trop tard et qu’il faut sortir du conflit, c’est l’art de la négociation ou du compromis qui doit s’exercer. Le rôle de l’éducation ne peut être évoqué qu’à propos de la préparation ou de la recherche des conditions qui rendent possible ou facilitent une négociation ; ce qui montre bien la nécessité de l’investissement dans une éducation qui affiche clairement cette vocation

Irenees :

Qu’est ce que la paix pour vous ?

Richard Pétris :

J’emprunterai la définition qu’en donnait il y a quelques années, lors d’une rencontre organisée par les Scouts musulmans de France, le Cheikh Khaled Ben Thounes, du mouvement Souffi : « La paix est dans la consolidation des liens entre les hommes et le partage des biens communs. » C’est bien de vivre ensemble qu’il s’agit, de la recherche d’une harmonie par les hommes, dans leurs rapports entre eux-mêmes et dans leurs relations avec le monde qui les entoure, avec les quatre exigences principales du dialogue, de la justice, de la solidarité et de la modération.