Nathalie Cooren, Paris, septembre 2013
Gardons espoir pour le Rwanda, par André Sibomana
A travers une série d’entretiens réalisés peu avant sa mort par l’historienne Laure Guilbert et le journaliste Hervé Deguine, André Sibomana nous livre son témoignage du génocide rwandais mais également son analyse de la situation et des clefs de lecture pour tenter de comprendre comment un tel déchaînement de violence a pu se produire.
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Réf. : André Sibomana, Gardons espoir pour le Rwanda, Editiond Desclée de Brouwer, 1997.
Langues : français
Type de document :
Prêtre rwandais, également journaliste et militant pour les droits de l’homme, André Sibomana nous livre l’un des plus poignants témoignages du génocide de 1994 dont il est lui-même rescapé, ayant échappé aux tueries et à plusieurs tentatives d’assassinat.
A travers une série d’entretiens réalisés peu avant sa mort par l’historienne Laure Guilbert et le journaliste Hervé Deguine, il décrit son parcours personnel et spirituel (1ère partie), puis il partage son analyse du génocide, et il nous donne des clefs de lecture pour comprendre comment de telles atrocités ont pu être commises (2ème partie). Il explique enfin, les difficultés de la vie après avoir connu un tel drame, et comment la foi lui permet, malgré tout, de garder espoir pour le Rwanda (3ème partie).
Partie 1 : Un prêtre engagé (1954 – 1990)
André Sibomana est le troisième d’une famille de 5 enfants, né en 1954 à Masango, dans le sud du pays, près de Kabgayi considérée comme la capitale du christianisme au Rwanda. Il reçut une éducation stricte et très religieuse. Après l’école primaire où on lui découvrit une excellente mémoire, et plutôt que de travailler dans les champs, André Sibomana fit son entrée au petit séminaire, puis au grand séminaire ; il devint prêtre en 1980, à 26 ans. Parallèlement à son engagement spirituel, André Sibomana écrivait des articles dans le bimensuel catholique Kinyamateka, le seul journal non gouvernemental du Rwanda, et le principal organe de communication sociale de l’Eglise. Après deux années passées en France, où il étudia à la faculté de droit de l’Institut catholique de Lyon, suivi d’une première expérience à l’hebdomadaire catholique La Vie Nouvelle, à Chambéry, il fut nommé à la tête du Kinyamateka en octobre 1988, pour y promouvoir un authentique journalisme d’investigation.
Fin 1990, il créa l’Association rwandaise pour la Défense des droits de la personne et des Libertés publiques (ADL), dont l’objectif était d’identifier les violations aux droits de l’homme ; de les faires connaître à l’opinion publique rwandaise, mais aussi au corps diplomatique et à la presse internationale, pour notamment, faire pression sur le pouvoir en place et lutter contre l’impunité.
Partie 2 : Au bord de l’abîme (1990 – 1994)
A la fin des années 80, le Rwanda était entré dans une phase de récession économique, doublée d’une forte pression démographique ; le régime autoritaire d’Habyarimana s’est trouvé affaibli par une désaffection croissante de la part de la population rwandaise et la décomposition interne du pouvoir. L’opposition au régime s’exprimait chaque fois plus ouvertement dans un contexte de post guerre froide, dans lequel le modèle démocratique avait les faveurs de la communauté internationale.
Le 1er octobre 1990, le FPR (Front Patriotique Rwandais) - composé des descendants tutsis ayant fui le pays au moment de l’indépendance entre 1959 et 1962 – qui était basé en Ouganda, attaqua le Nord-Est du Rwanda. Cette offensive qui s’est soldée par l’échec militaire du FPR, a été d’une certaine façon une aubaine pour le régime en place qui s’est servi de la menace représentée par le FPR pour légitimer la violation des droits de l’homme et bafouer les libertés publiques des opposants (et petit à petit de tous les Tutsis).
En juillet 1992, un cessez-le-feu fut conclu entre le pouvoir en place et le FPR, et au mois d’Août 1993, furent signés les accords de paix à Arusha prévoyant notamment le droit au retour des déplacés et le partage progressif du pouvoir avec le FPR et les partis d’opposition.
Dans les faits, les extrémistes, des deux côtés, continuaient de préparer la guerre. Les années 1992 et 1993 ont été marquées par un nombre incalculable d’assassinats politiques, de meurtres de civils, d’enlèvements, de massacres.
Le génocide de 1994, s’est inscrit dans cette suite (« logique ») des événements. « Tout le monde savait ce qui se préparait » et la presse d’opposition avait multiplié les communiqués pour alerter l’opinion, les Nations unies, la communauté internationale…
Le 6 avril 1994, Juvénile Habyarimana fut assassiné alors qu’il rentrait d’une conférence en Tanzanie, organisée pour relancer les accords de paix d’Arusha qui étaient au point mort. Il n’avait plus le choix, il avait besoin de la communauté internationale pour gouverner le Rwanda, il devait appliquer ces accords. On ignore encore qui sont les véritables commanditaires de l’attentat : les extrémistes hutus pour qui Habyarimana était devenu gênant, ou le FPR qui d’après certains, ne voulaient pas des accords de paix, bien décidés à gouverner le pays sans partage.
Entre le mois d’avril et le mois de juillet 1994, « le Rwanda vécut les 100 jours les plus noirs de son histoire » (1), aux prises avec ses bourreaux, totalement abandonné par la communauté internationale. Véritable déchaînement de violence et de barbarie, les morts gisaient partout, personne n’était à l’abri, nulle part. « La propagande diffusée depuis des années, la planification des opérations, la peur, les réflexes d’autodéfense devant l’approche du FPR que les médias avaient présenté comme un danger suprême, l’incitation à aller plus vite que l’adversaire, - ‘tuer pour ne pas être tué’ - tout cela explique la rapidité et l’ampleur du génocide ». (2)
Le génocide a pris fin le 19 juillet 1994, avec la constitution d’un gouvernement d’union nationale à Kigali. Mais les massacres, eux n’ont pas cessé tout de suite.
André Sibomana nous aide à « réfléchir aux conditions historiques qui ont rendu possible ce génocide » (3) en proposant une analyse extrêmement fine de celles-ci. Il décrit et explique également les mécanismes ayant conduit à l’impensable : la préparation psychologique des élites, le rôle des médias dans le conditionnement des masses, la déshumanisation des victimes avant leur exécution, la cruauté des systèmes de mises à mort, l’effacement des traces du crime et du souvenir des victimes, la négation des faits. Malgré tout, « les mots nous manquent » (4) pour comprendre le phénomène du génocide.
Partie 3 : Le temps joue contre nous (1994 – 1997)
Pour que les Rwandais puissent envisager de vivre ensemble à nouveau, les victimes doivent être reconnues dans leur statut de victimes, tout comme les coupables dans leur statut de coupables et les innocents dans leur statut d’innocents. Sans cette reconnaissance, la vérité ne peut éclore ni la justice être rendue. Pourtant, nombreuses sont les entraves délibérées faites au fonctionnement de celle-ci. L’impunité profite au pouvoir ainsi qu’à certains tueurs notoires qui vivent librement. Quant à la justice internationale, confiée au TPIR, elle a déçu les Rwandais, par son travail de recherche et d’enquête jugé peu satisfaisant, par sa lenteur, par son manque de moyens… Le devoir de mémoire, préalable indispensable à toute perspective de réconciliation est lui aussi bafoué.
S’agissant de la responsabilité de l’Eglise dans le génocide, il est clair qu’une partie de ses membres, n’a pas fait tout ce qui était en son pouvoir pour éviter que l’innommable se produise. Les chefs de l’Eglise, sont restés aux côtés du gouvernement ; quand ils ont été avertis des préparatifs du génocide ils n’ont rien fait pour tenter d’inverser le cours des choses. Mais « l’Eglise n’a pas préparé idéologiquement le génocide. » (5). Et durant le génocide, nombreux furent les prêtres qui ont risqué leur vie, ont été blessés ou sont morts pour sauver d’autres vies. Certains, considérés comme des témoins gênants, ont été éliminés après 1994. A l’heure actuelle, les hauts responsables de l’Eglise catholique restent fidèles au pouvoir en place, alors même que celui-ci a changé de mains…
Depuis 1994 et la fin du génocide, la réconciliation nationale et la renaissance de l’Etat rwandais n’ont pas eu lieu. Or, plus le temps passe et plus les chances de parvenir à reconstruire le tissu de la société rwandaise s’amenuisent. D’autant que le Rwanda doit faire face à un certain nombre d’obstacles qui ralentissent encore plus le processus de transformation de la société : la peur consécutive à des violations constantes des droits de l’homme, l’absence de transparence dans l’information et une véritable censure de la liberté d’expression, la misère des pauvres, des orphelins, des rescapés, des mutilés, le désespoir de ceux qui ont survécu et qui peinent aujourd’hui à donner un sens à leur vie : le désespoir des femmes (les veuves qui n’ont pas de quoi survivre, tout comme les femmes dont le mari est en exil ou en prison, les femmes violées qui se retrouvent mères d’enfants non désirés), le désespoir des jeunes aussi, qui ne se voient aucun avenir. La question des réfugiés est également sensible (que ce soit les réfugiés tutsis ou les réfugiés hutus) : ils vivent dans des conditions extrêmement précaires, abandonnés à leur propre sort, totalement vulnérables et démunis. Enfin, le partage du pouvoir et donc de la richesse, pose aussi problème : les autorités politiques doivent placer les intérêts du Rwanda au-dessus des intérêts de leur ethnie et cesser d’accaparer la totalité du pouvoir.
Conclusion
« Nous n’avons pas le droit de renoncer à l’espoir » ; « nous n’avons pas le droit d’abdiquer de notre condition humaine. » (6)
Après le drame vécu, la lumière doit être faite sur ce qu’il s’est passé, la vérité doit être recherchée, la justice doit être rendue ; telle est la responsabilité du pays envers tous ceux qui sont morts pour la simple raison… d’être nés, envers les rescapés, envers les innocents, envers toutes les victimes de ce carnage indicible.
Le Rwanda doit « œuvrer pour que l’avenir ne perpétue pas les divisions et pour que les larmes d’hier ne coulent pas éternellement sur les joues des Rwandais ». (7). Les Rwandais doivent réapprendre à vivre ensemble.
Notes
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(1) : page 92
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(2) : page 111
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(3) : page 122
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(4) : page 121
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(5) : page 182
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(6) : page 223
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(7) : page 225