Matthieu Damian, Grenoble, France, septembre 2004
Sarajevo mon amour
Série d’interviews données par Jovan Divjak à Florence La Bruyère, collaboratrice à Libération et à RFI.
Réf. : Sarajevo, mon amour.- DIVJAK Jovan (Entretiens avec LA BRUYERE Florence).- Editions Buchet/Chastel.- Paris.- 2004
Langues : français
Type de document :
Ce livre est le résultat d’interviews données par Jovan Divjak à Florence La Bruyère, collaboratrice à Libération et à RFI.
La préface a été rédigée par Bernard-Henri Lévy. Ce dernier rappelle ses rencontres avec le général en mai 1992 lors de son premier voyage dans la ville alors sous le siège. Le philosophe remercie notamment Divjak parce qu’il a permis que le tournage de Bosna! commence.
Le « Prologue » est l’oeuvre de Florence La Bruyère. Elle y cite Volker Schlöndorff selon lequel : « l’identité ne peut se perdre, car elle s’acquiert tous les jours au contact de l’autre, elle s’enrichit de son histoire, de sa culture et de sa langue » (p21).
La première partie revient sur la vie de Jovan Divjak avant le conflit. Il raconte notamment sa carrière de militaire et indique: « Les trois-quarts des cadets étaient issus de familles pauvres, du sud et de l’est de la Serbie, du Monténégro ou des régions rurales de Bosnie-Herzégovine. Ce n’étaient pas des élèves brillants, et très peu venaient de Zagreb, Belgrade ou Ljubljana. Les jeunes Serbes nés dans un milieu modeste étaient les premiers à être attirés par le prestige de l’armée. Contrairement à la Slovénie, la tradition militaire est très ancrée dans leur histoire et ils échappaient ainsi au dur travail de la terre, à la misère (p32). » Même si Tito voulait que l’armée représente le plus fidèlement possible les communautés de Yougoslavie, le pourcentage de non-Serbes tendait à décliner et cette évolution s’est fortement accélérée à la mort de celui-ci.
Lorsque Florence La Bruyère lui fait remarquer que Tito avait un train de vie somptueux, Jovan répond: « Son grand mérite est d’avoir fondé la Yougoslavie moderne et d’être devenu le chef de file des pays « non alignés » en 1961. (...) Je regrette que de Gaulle n’ait pas compris sa stature, et l’ait en quelque sorte ignoré » (p40). Elle insiste pourtant en notant: « Vous le décrivez comme un grand humaniste. Cependant, en 1948, la Yougoslavie rompt avec l’Union soviétique et met en place un camp digne du goulag sur l’Ile nue (Goli Otok) où auraient péri trente mille prisonniers suspectés d’être prostaliniens » (p42).
Cependant, Tito, qui était assez critiqué quelques années après sa mort, voit sa personnalité remise au premier plan. Le 4 mai 2003, dans toute l’ex-Yougoslavie ont ainsi eu lieu des commémorations de la mort de Tito.
Fait connu mais à rappeler, Jovan Divjak déplore l’instrumentalisation qui a été faite de la nationalité : « Parmi tous les amis que nous nous sommes faits très vite à Sarajevo [dans les années 60], mon épouse et moi, nul ne parlait de « nationalités ». Cela n’intéressait personne » (p50). Le général serbe souligne l’idiotie des différents nationalistes au début de la guerre qui se « sont précipités pour publier de nouveaux dictionnaires. L’édification d’une nouvelle langue est à ce point artificielle que l’on y trouve des néologismes que les gens ne comprennent même pas » (p51-2)
La deuxième partie est consacrée à la guerre. Il rappelle tout d’abord que le système de défense yougoslave reposait sur deux piliers. Le premier était l’armée populaire yougoslave, la JNA, « qui, comme toute l’armée, avait pour mission de défendre l’ordre constitutionnel et le territoire en cas d’attaque ennemie (p59)». Il rappelle alors que si cette armée dépendait de Moscou, cela n’a pas été le cas longtemps puisqu’en 1948 (et ce jusque dans les années 70) Tito a rompu avec l’Union soviétique. Ce qui nous amène au deuxième pilier la défense territoriale ou TO. « Chaque république avait un arsenal militaire susceptible d’être distribué à la population. En cas d’attaque venant de l’Ouest ou de l’Union soviétique, toute la population devait être mobilisée pour mener des actions de guérilla. » (p60) En raison de son importance géostratégique, la Bosnie-Herzégovine avait la TO la plus nombreuse et la plus équipée. Comme le résume Florence La Bruyère, il y avait donc d’une part une Défense territoriale sous le contrôle des républiques, mais avec des officiers de la JNA à sa tête, et d’autre part, l’armée populaire yougoslave, qui, elle, relevait du pouvoir fédéral. Ce point est important puisque selon l’auteur « ...le conflit est venu de la décision de la présidence de Yougoslavie, en 1990, de transférer les armes de la Défense territoriale vers les casernes de la JNA. Ce n’est que beaucoup plus tard que tout le monde a compris ce que cela signifiait: l’armée désarmait les républiques de Slovénie, Croatie et Bosnie, propriétaires de ces armes – une mesure partiale puisqu’elle ne concernait ni la Serbie ni le Monténégro. Les Slovènes et les Croates ont été beaucoup plus malins que nous. Les premiers n’ont rendu que 15% de leurs stocks tandis que les Croates en ont restitué environ 30%. En Bosnie, 90% des armes ont été restituées à la JNA ! » (p61). Jovan Divjak avoue alors, « en bon commandant, bête et discipliné » d’avoir livré les armes dont il avait la responsabilité à la JNA sans comprendre que le jour où la guerre éclaterait, il n’aurait plus rien pour se défendre. Très intéressante est également son opinion selon laquelle « La guerre en Slovénie a été trop courte pour que je prenne conscience de son enjeu. A l’époque, je n’ai pas saisi que cette république n’intéressait pas Milosevic et qu’il voulait tester la réaction des Occidentaux. Comme ils n’ont pas bougé, le leader serbe a su qu’il pouvait s’attaquer à ce qu’il convoitait: la Croatie puis la Bosnie. Même si les Slovènes ont érigé tout un mythe autour de cette guerre et clament qu’ils ont battu la quatrième armée du monde, la réalité est que les troupes fédérales ont lâché prise parce que Milosevic le leur a ordonné » (p64-5)
Il resitue l’importance de la venue de François Mitterrand le 28 juin 1992 alors que les forces serbes dominent une grande partie de la Bosnie-Herzégovine. Il rappelle l’importance du jour choisi puisqu’il correspond au jour de la plus grande fête civile, militaire de toute l’histoire serbe (car date anniversaire de la bataille du Kosovo où le prince Lazar de Serbie a combattu héroïquement les Ottomans qui ont vaincu les Serbes sur la plaine du "champ des merles", à Kosovo Polje en 1389; date aussi de l’assassinat de l’archiduc François-Joseph en 1914). L’enthousiasme que suscite chez les Sarajéviens cette venue sera de courte durée. Reprenant les analyses de Bernard-Henri Lévy dans Le Lys et la Cendre, Jovan Divjak regrette que François Mitterrand ait fait sienne l’idée que les Musulmans de Bosnie représentaient un danger potentiel, et que les orthodoxes devaient servir de "rempart" à l’expansion de l’Islam. Il évoque également l’amitié très ancienne entre la Serbie et la France. Michel Barnier, alors qu’il était commissaire européen aux régions mais également membre de la commission chargé de la défense au niveau de la convention européenne pour la constitution avait également souligné le drame des Balkans que représentait les liens très forts qui unissaient l’Allemagne à la Croatie et la France à la Serbie. Il révèle ne pas avoir été au courant qu’Alija Izetbegovic a informé à cette occasion Grançois Mitterrand sur les camps de nettoyage ethnique « et qu’il avait supplié la France d’envoyer une mission d’enquête en Bosnie. Mitterrand n’a pas réagi. Après avoir quitté Sarajevo, dans l’avion du retour, le président français a demandé à son entourage: "Qu’est-ce donc que ces camps ? " J’en conclus que si Izetbegovic a parlé de l’existence des camps – comme me l’a rapporté l’ambassadeur de France à Zagreb, Georges-Marie Chenu, qui assistait à l’entretien – il n’a pas été assez précis. Il aurait dû insister et se faire plus convaincant » (p87). Revenant sur Srebrenica, il regrette la grossière erreur stratégique du commandement bosniaque de concentrer beaucoup trop de troupes sur la capitale en laissant les autres villes beaucoup trop dépourvue en hommes. Du coup, on pourrait résumer ainsi les cinq éléments qui contribuent à l’arrêt du conflit: la prise d’otages de 400 casques bleus très vivement ressentie notamment par les Français; le massacre de Srebrenica au début juillet 1995, le second obus tiré en quelques mois sur le marché de Markale faisant une nouvelle fois des dizaines de victimes; l’élection de Jacques Chirac qui arrive enfin, et c’est le dernier élément, à décider Bill Clinton d’entreprendre quelque chose.
La troisième partie revient sur l’Armija, donc sur l’armée bosniaque. Il confesse alors que les militaires bosniaques se sont livrés à des actes criminels mais dans une moindre mesure que les paramilitaires serbes ou croates. Il regrette la « muslimisation » comme il dit de l’armée au cours des années de guerre où il « ne s’agissait pas d’imposer le Coran mais d’imposer des Musulmans, c’est-à-dire des hommes de son clan » (p145).
La quatrième partie est consacrée au peuple dans la guerre. Au niveau de la contribution des églises à l’amélioration du climat, il déplore le rôle de l’église orthodoxe qui a été la seule à inciter à la guerre. Cependant, il n’hésite pas à rappeler également les messages qui dérapent de certains muftis. Au niveau de la négation respective des patrimoines culturels de chacune des communautés, il souligne qu’à « la fin de la guerre, il ne restait pratiquement plus une mosquée debout sur le territoire occupé par la Republika Sprska » (p173). La cinquième partie est consacrée aux acteurs du conflit yougoslave. Il y est rappelé la commémoration du 600e anniversaire de la défaite de Kosovo Polje en 1389 rassemble un million de personnes qui acclame « Slobo » Milosevic. D’autre part, il est bien rappelé qu’en 1995, ce personnage n’est pas encore le grand « méchant » tel qu’il est présenté lors de son refus de signer les accords de Rambouillet de 1999. Il souligne également que les deux coupables principaux en Bosnie sont Karadzic et Mladic. Il se pose alors la question suivante: « Maintenir la paix… Peut-on maintenir quelque chose qui n’existe pas ? » Il évoque le fait que « la Forpronu donnait des informations aux Serbes sur les dispositifs et les positions des troupes bosniaques » (p220). Béatrice Pouligny va dans le même sens dans son ouvrage "Ils nous avaient promis la paix" en notant que cela pouvait beaucoup plus relever des informateurs que de la Forpronu elle-même.
Jovan Divjak ne semble pas apprécier les officiers onusiens outre mesure à l’exception du général André Soubirou. Evoquant le général Morillon, il écrit : « Comment peut-on jouer aux échecs avec quelqu’un comme Mladic ? Ce n’est ni moral ni correct. Pour moi, c’est tout simplement inacceptable » (p222).
En ce qui concerne le président Izetbegovic, la principale critique formulée est d’avoir tenu un double discours en appelant d’une part les Bosniaques à respecter les Serbes et les Croates, et en protégeant d’autre part les petits chefs de guerre qui sévissaient à Sarajevo.
La dernière partie revient sur les années d’après guerre et la difficile transition. On rappelle qu’un nouvel Etat est né de la guerre, formé de deux entités : la Fédération, où les Bosniaques et les Croates sont majoritaires et le Republika Sprska où dominent les Serbes. Jovan Divjak regrette alors que les nationalistes croates caressent toujours l’espoir de devenir la troisième entité du pays. Il critique aussi les accords de Dayton dans le sens où ils ont, selon ses mots, « entériné le « nettoyage ethnique » accompli durant ces trois années et demi de guerre » (p242).
Parmi les principales difficultés actuelles qu’il pointe du doigt, il évoque le retour des réfugiés, le très haut niveau de chômage mais également la mafia qu’entretiennent Karadzic et autre Mladic. Il soulève les difficultés liées à l’éducation différente selon les écoles ou encore la présence du Haut Représentant qui règne sur la Bosnie, qu’il nomme après un « Protectorat » (p265).
Commentaire
Ce livre constitue une très bonne introduction à la situation dans les Balkans. Il se lit très rapidement et de façon aisée puisque la forme choisie est celle de l’entretien.