Thierry Gaudin, Grenoble, junio 1996
Pour une prospective sociétale de la paix et de la sécurité
Keywords: Teorías de la paz | Reconvertir los armamentos
En admettant la possibilité de l’ingérence, les Nations Unies ont mis fin au dernier des absolutismes, celui des Etats Nations. Ce geste apparaît comme le début d’une mutation de l’organisation du monde : le passage progressif d’une mosaïque planétaire cloisonnée, héritière des tribus et des royaumes, où chacun est maître absolu chez soi, à une « société civile », dans laquelle les trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) autonomes s’articulent comme ils le font déjà dans les pays développés.
L’attitude de l’Organisation des Nations Unies est à cet égard ambiguë : quand elle intervient, c’est de manière hésitante et timorée. Ca ne l’empêche pas de contrevenir à la logique démocratique, en prenant, dans la confusion des pouvoirs, des décisions qui sont tantôt de l’ordre du judiciaire, tantôt de l’ordre du législatif ou encore de l’ordre de l’exécutif.
Par exemple, la Cour de La Haye n’a pas rendu de jugement disant que le Koweït n’est pas un territoire irakien. Il est très vraisemblable qu’elle ne sera pas non plus saisie de la question Tchéchène ou du dépeçage de la Bosnie. Que l’opération « tempête du désert » se soit placée sous la bannière des Nations Unies est sans doute un progrès, par rapport aux usages antérieurs.
Elle apparaît néanmoins comme une coalition d’intérêts, due aux enjeux pétroliers. En se portant au secours, sans conditions, des régimes politiques les plus archaïques du moyen orient, elle s’est montrée indifférente aux droits de l’homme. La logique eût été que l’intervention résulte d’un jugement en bonne et due forme, fasse progresser la démocratie, et soit alors véritablement une utilisation de la force publique au service du droit.
Même si l’interposition de soldats de la paix est un progrès, beaucoup plus efficace qu’on veut bien le dire, le recours à la force et le droit à la spoliation restent néanmoins crédibles pour les acteurs les plus obstinés ou vindicatifs. Hélas, nombreux sont les dirigeants qui accèdent au pouvoir l’esprit tout embrumé de tribalisme, de préjugés raciaux ou religieux, ou de désir de s’enrichir.
Encore pour quelques décennies, la grande majorité de l’espèce humaine croit au rapport de force comme structurant les rapports sociaux. La réalité quotidienne lui confirme cette croyance. L’idée de transaction libre est pour le plus grand nombre, soit un rêve naïf, soit un idéal hors de portée. Les abus impunis laissent donc la porte ouverte à d’autres, quels que soient leurs prétextes, politiques, tribaux ou religieux, ou même sans prétexte du tout, pour ce qui est des agissements maffieux.
Dès lors, limiter à l’« Humanitaire » les interventions dans les chasses gardées des états apparaîtra vite comme une manière de « soigner le symptôme », en remédiant aux conséquences du mal sans s’attaquer à ses causes. Sans doute, les marchands d’armes y trouvent leur compte. Les pays fabricants en mal d’activité industrielle sont à la fois le pompier et l’incendiaire des zones à risques.
Toutefois, on ne peut compter éternellement sur la mansuétude du contribuable pour financer de telles contradictions, et ça commence à se savoir. Le rôle de la France au Rwanda a été dûment épinglé. Il est difficilement justifiable, pour le pays des droits de l’Homme, à moins d’arguer que les peuples ne sortent de la violence qu’après en avoir épuisé les effets. La fourniture d’armes serait alors une étape de l’enseignement qui mène de l’absolutisme à la société civile. Mais bien peu de citoyens sont prêts à entendre de tels arguments.
Ce n’est d’ailleurs pas l’épuisement de l’agressivité par l’absurde qui met fin définitivement aux affrontements. L’Europe en a fait l’expérience. A la fin de la première guerre mondiale, les peuples et les dirigeants croyaient bien que c’était la « der des der ». Il a suffi qu’une génération passe. La crise de 1929 a jeté l’Allemagne dans le délire. Le souvenir des horreurs s’est estompé. Elles ont repris, avec une ampleur inégalée car, si d’autres liens, économiques et culturels, ne viennent pas cicatriser les coupures, elles se rouvrent aux premières tensions.
S’il y a début de construction d’une société civile planétaire, ce n’est pas parce que, en cette fin de vingtième siècle, l’espèce humaine aurait été touchée par la grâce, et serait devenue soudain pacifique après avoir été belliqueuse pendant dix millénaires. C’est parce que les conditions objectives de survie et de communication changent.
La situation actuelle n’est donc que la première étape de la grande mutation de l’organisation du monde, qui prendra certainement plusieurs décennies. Selon notre prospective, elle se constituera à mesure que les réseaux télématiques, porteurs d’échanges commerciaux et culturels se mondialiseront.
Pour préciser l’aspect concret, il y a environ dix lignes téléphoniques pour cent habitants en moyenne planétaire, mais avec une grande disparité. Les pays développés en ont plus de cinquante, et la moitié de l’espèce humaine (Inde et Chine notamment) en a moins de cinq. Le seuil des dix pour cent, dit de la pérestroïka, serait (cela reste à vérifier) celui à partir duquel la société civile, faite de maillages, monte en puissance, contourne les rapports de force, jusqu’à devenir incontrôlable par une bureaucratie centralisée, quelle que soit l’idéologie ambiante.
Transversalement aux tribus anciennes, ethniques et nationales, se sont installées des quasi-tribus professionnelles, avec leurs langues et leurs rites. Elles constituent un maillage planétaire, qui tisse ses liens par le réseau télématique. Il est porteur de connaissances, d’échanges et de paix. En outre, les entreprises ont objectivement besoin que l’ordre public soit maintenu. Elles ne peuvent commercer ni investir si elles risquent d’être spoliées.
Néanmoins, les politiques, à travers le monde, croient encore à la force. En témoigne le contresens des pays de l’Est, qui se sont précipités vers le capitalisme sauvage, en l’assimilant à un système de prédation et sans installer de judiciaire suffisant, alors que, dans son essence, le capitalisme européen se distingue des autres systèmes par son ouverture à la création, laquelle est un don, le contraire d’une prédation.
Ce qu’ils ne peuvent pas voir, car aucune explication claire n’a été formulée dans ce sens, c’est que l’innovation et la puissance économique, sa fille, naissent depuis deux siècles dans les pays où les droits de l’homme sont, même approximativement, respectés, et cela pour des raisons structurelles.
En effet, l’innovateur dérange. Si ses droits ne sont pas protégés à ses débuts, les forces dominantes le réduisent au silence. A cet égard, la protection des droits économiques (la propriété, la liberté d’entreprendre et de s’associer et demain la propriété intellectuelle) est le complément nécessaire de celle des droits politiques de la déclaration de 1789 (habeas corpus et liberté d’opinion).
Il faut donc prendre au sérieux, non seulement le tribunal - encore embryonnaire - chargé de poursuivre les crimes de guerre, qui s’apprête à faire comparaître un tortionnaire serbe et a mis en accusation Mladic et Karadzic, mais aussi la pression internationale qui s’est exercée récemment, avec succès, sur Israël pour qu’il renonce à des expropriations abusives dans les territoires occupés. Ce sont là des signes, faibles mais significatifs, que l’on se dirige effectivement vers la mise en place d’un état de droit planétaire.
J’observe en passant que cela suppose que la loi soit la même pour tous, mais ne suppose aucunement que les lois soient les mêmes partout. Les Etats Unis ont des législations différentes selon les états, même sur des questions aussi fondamentales que la peine de mort. Ca ne les empêche pas d’avoir une Cour Suprême, instance d’appel des jugements locaux, qui complète leur pyramide judiciaire, tout en tenant compte des lois des différents états concernés.
C’est effectivement une telle instance qui manque à l’échelle mondiale, habilitée à juger en fonction des législations régionales existantes, mais surtout d’après ce que les différents droits ont en commun, c’est à dire les droits de l’Homme, auxquels s’ajouteront sans doute demain des obligations de protection et d’entretien de la Nature.
En conséquence, le métier militaire change de visage. D’une part, il retrouve sa vocation médiévale : la « protection de la veuve et de l’orphelin ». L’extraordinaire prestation du Général Morillon a contribué à restaurer dans le public le sentiment de la noblesse de sa tâche, montrant à l’évidence qu’elle va bien au delà de la défense d’intérêts nationaux.
D’autre part, ce métier se rapproche des fonctions de police. Les abus de pouvoir et les exactions qui, dans un système d’états nations, restaient légitimes pour autant qu’ils procèdent du sommet, seront de plus en plus assimilés à des crimes de droit commun, devant être poursuivis et jugés comme tels.
Déjà, la coopération avec les policiers fonctionne lorsqu’il s’agit de réduire, en Colombie ou ailleurs, un trafic qui gène les Etats Unis. Néanmoins, les abus des maffieux qui ont pris le pouvoir, comme à Vladivostok, restent impunis du fait de la protection qu’offre encore le système des Etats Nations. On sent bien que de telles situations, où d’authentiques hors la loi jouent à chat perché, ne sauraient être tolérées indéfiniment.
On peut même pousser le raisonnement plus loin : depuis l’ouverture des pays de l’Est, nous ne sommes plus dans un affrontement mondial entre le capitalisme et le communisme, mais dans une lutte planétaire entre le capitalisme légal et le capitalisme maffieux. Celle-ci est beaucoup moins « lisible », car la frontière entre les deux peut passer à l’intérieur de la même personne. Il faut entendre par « maffieux » en effet, non seulement le « crime organisé », mais toutes sortes de processus de mise en dépendance, économique ou technique, qui minent la liberté du peuple.
En ce qui concerne la technique, j’observe que nous n’avons pas les armements nécessaires pour lutter contre les maffias (et encore moins contre les « systèmes maffieux » plus ou moins couverts par la loi). Les armes de destruction massives seront même plus faciles à utiliser de leur coté, comme chantage suprême, que du coté de la légalité. Elles sont faites pour des configurations où un peuple entier, depuis un territoire bien déterminé, en agresse un autre. Le cas devient de plus en plus rare, à mesure que les ethnies entrent en diaspora et que les jeux d’intérêts sont délocalisés.
Les agresseurs de demain sont des éléments minoritaires, fondus dans la masse d’une population qu’il faut préserver. La frappe chirurgicale est encore trop grossière. Il faudrait qu’elle soit « nano-chirurgicale ». On sent bien la nécessité d’une recherche complètement nouvelle dans cette direction. Les scénarios d’attaque et de riposte sont à réinventer, ainsi que les armes appropriées, faute de quoi nous risquons d’être pris de court. Ce fut le cas pour les prises d’otages aériennes. Entre les premières agressions de ce type et la maîtrise dont a fait preuve le GIGN en 1994 à Marseille, il a fallu une vingtaine d’années.
La question de la paix et de la sécurité ne se limite pas à parer aux actes de violence. La plupart des troubles actuels : montée des intégrismes et des maffias, réactions tribales face aux humiliations passées… trouvent leur terrain d’élection dans le désarroi des banlieues où sont venues s’accumuler des populations chassées de leurs terres par la concurrence des agricultures industrialisées.
A la seconde génération, y naissent des enfants, devenus incapables de retourner dans le milieu naturel de leurs ancêtres, car leurs parents ne leur ont pas transmis le savoir faire traditionnel, étrangers aussi aux techniques modernes, faute d’école. Ce sont des « sauvages urbains » obligés de considérer la ville comme une jungle et d’y inventer de nouveaux modes de survie.
Faute d’avoir quelque chose de précis à proposer, les dirigeants des pays développés font semblant de croire que le non interventionnisme libéral va spontanément résoudre l’exclusion de centaines de millions d’hommes et de femmes. Cette attitude, qui ressemble étrangement à l’aveuglement qui accompagna la crise de 1929, laquelle permit au nazisme de s’installer, n’est qu’un sinistre aveu d’incompétence et/ou d’impuissance. Elle prépare objectivement le terrain aux fractions politiques les plus autoritaires car les citoyens, au quotidien, préfèrent naturellement pour leurs enfants un encadrement, même ferme, au risque de déchéance que représentent la drogue et les SDF.
L’école étant devenue, par vieillissement institutionnel, hors d’état de donner aux jeunes les moyens concrets de leur défense contre ces risques et de leur survie, ce rôle reviendra peut-être demain au service militaire. La question de la sécurité, en effet, n’est plus principalement celle des états-nations. Elle est d’abord celle des individus, dans ce sens qu’on ne peut espérer que l’ordre public règne si des fractions significatives de la population se trouvent objectivement en situation d’insécurité du fait de l’insuffisance d’emplois ou de la violence des rapports sociaux.
Après deux générations où chacun pouvait espérer une ascension sociale pour sa progéniture, vient le temps où nul ne peut plus se croire à l’abri d’une chute. Des diplômés de grandes écoles se retrouvent SDF. Dans cette situation, ils sont plus démunis que les enfants des banlieues car, tout au long de leur brillant cursus, aucun entraînement à la survie dans des conditions difficiles ne leur a été donné.
Dès lors, le modèle délivré par l’enseignement dominant s’effondre devant l’épreuve des faits. L’évidence apparaît dans toute sa dureté : il sert à fabriquer des serviteurs d’une machine sociale qui s’écroule et non des hommes libres, capables de relever partout le défi de la survie. Même en ce qui concerne les disciplines intellectuelles, il forme des employés et non des employeurs, des serviteurs et non des hommes libres, alors que l’économie manque plus d’employeurs que d’employés.
Déjà, les armées, dans les pays développés, sont des lieux d’apprentissage de la technique moderne et des savoir-faire associés. Contrairement à l’image d’asservissement que la caricature leur a donnée, elles contribuent ce faisant à libérer les conscrits en leur donnant les rudiments d’un métier. Mais il faut pousser le raisonnement plus loin. On ne peut sous estimer les conséquences de l’accroissement de l’exclusion.
D’une part, la demande sociale pour des encadrements et des reprises en main plus énergiques va encore s’accroître, tant que la classe dirigeante des pays développés persistera dans son idéologie du laisser faire, qui n’est plus qu’un laisser aller. D’autre part, il va bien falloir prémunir les citoyens contre les dangers de la situation d’exclu.
La seule voie actuellement crédible est de restaurer au service militaire, pour les hommes comme pour les femmes, son rôle de formation aux techniques de survie, en n’importe quel lieu de la planète, et dans n’importe quelle situation de fortune. Il serait souhaitable que les armées se préparent à l’assumer, car la demande pourrait leur en être faite plus tôt que prévu. Notre civilisation peut-elle d’ailleurs vraiment revendiquer une supériorité objective sur les Aborigènes ou les Inuits, tant que ses membres sont incapables de se confronter aux conditions naturelles auxquelles ceux-ci font face avec succès depuis des millénaires ?