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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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, Guatemala, 2004

Comment le tsunami a-t-il été perçu en Amérique latine ?

Il s’agit d’aider des populations asiatiques victimes du tsunami ; d’aider d’autres populations victimes d’autres drames ; de le faire dans la durée… Il s’agit de continuer à mettre en œuvre des qualités humaines nécessaires à la survie de l’humanité, de toute l’humanité.

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Océan Indien, décembre 2004 : la vague de la mort

Tous les peuples latino-américains se sont sentis profondément bouleversés par la terrible catastrophe qui a apporté l’horreur et la mort au cœur des populations de l’océan Indien ce 26 décembre 2004. En raison des victimes, des blessés, de toutes celles et tous ceux qui sont restés sans nouvelles d’un proche, de toutes celles et de tous ceux qui ont tout perdu.

On ne connaîtra sans doute jamais le bilan véritable. Plus de 250 000 morts ? Combien de disparus ? De blessés ? De déplacés ? De l’Indonésie au Sri Lanka, de la Thaïlande à l’Inde, les plages sont devenues des cimetières. Des millions de survivants sont par la suite menacés par le manque d’eau potable, de nourriture, d’assistance médicale. Après avoir vu la mort en face, ils sont restés en état de choc.

Sachant que la tragédie se serait considérablement amplifiée si l’aide n’était pas rapidement arrivée, une nouvelle vague s’est rapidement formée, celle de la solidarité à l’échelle mondiale.

Une conscience d’humanité ?

Le monde entier se fait solidaire de l’Asie sinistrée. Cette catastrophe naturelle, la plus meurtrière de l’histoire récente, agit comme un révélateur d’autres dimensions de la mondialisation. De par son origine océanique et son étendue géographique. De par les milliers de victimes étrangères, pour la plupart des touristes, des cinq continents. Enfin, en raison de l’expression de solidarité sans précédent qui se met en place : des institutions internationales, des gouvernements, des entreprises, des ONG, des médias, des laboratoires médicaux et pharmaceutiques, des personnes individuelles, etc. du monde entier partagent un peu de ce qu’ils ont avec les sinistrés.

Les grands pays latino-américains se sont mobilisés : le Brésil, le Mexique, l’Argentine, le Chili, mais aussi les plus petits et les plus pauvres : des dons sont partis du Nicaragua, du Salvador, des volontaires ont quitté le Guatemala pour venir au secours des victimes… à la mesure de leurs moyens, les sociétés latino-américaines sont entrées aussi dans ce mouvement de solidarité mondiale.

Un mouvement qui intervient dans un contexte politique particulier. Après les attentats du 11 septembre 2001 et les débats qui ont suivi sur le choc des civilisations, qui porterait en lui un affrontement entre religions, notamment entre christianisme et Islam, aujourd’hui ce sont bien des chrétiens, des musulmans, des hindouistes, des bouddhistes, des humanistes, des agnostiques, qui s’unissent dans un seul élan de solidarité. Les frontières géographiques, culturelles, religieuses, se transforment en lieux de rencontre permettant d’articuler tragédie et compassion et de faire converger des millions d’initiatives.

Les traditionnelles lignes de rupture divisant les sociétés latino-américaines entre libéraux et conservateurs, entre droite et gauche, entre riches et pauvres, entre catholiques et protestants, entre Indiens et Latinos… ont montré leur fragilité face au défi de la solidarité mondiale envers ceux qui souffrent.

Pour quelles raisons les latino-américains se sont-ils mobilisés ? En raison du choc des images ? En raison de réactions émotives face à la tragédie ? Parce que tout le monde le faisait ? Parce que ne pas le faire aurait été mal vu ? Un phénomène semble se révéler derrière d’innombrables raisons : depuis quelques décennies des sociétés latino-américaines, celles qui vivent des situations socio-économiques difficiles, les plus démunies, cherchent à tisser des solidarités nouvelles entre elles et avec des sociétés d’autres continents, dans une démarche de « mondialisation de la solidarité ». Il s’agit d’un mouvement nouveau, non politique mais social, non basé sur le pouvoir mais sur la solidarité, non armé mais pacifique, non nationaliste ni mondialiste mais alter-mondialiste. Un mouvement qui revendique une nouvelle conscience : celle de ne former qu’une seule humanité, enrichie par sa diversité et unifiée par son interdépendance.

Là se trouve la raison première pour laquelle des populations latino-américaines, y compris des populations pauvres, se sont mobilisées pour venir en aide aux victimes du tsunami : ils ont su que si la zone de l’océan Indien est en état de catastrophe, c’est la planète qui est en état d’urgence humanitaire.

Une conscience d’humanité !

Cependant la solidarité ne doit pas être aveugle. Combien de fois les sociétés latino-américaines n’ont-elles pas connu des phénomènes d’ingérence, de manipulation, de domination au nom précisément de la « solidarité » des puissants ? La solidarité comporte toujours des risques.

Voici quelques questions ayant été posées très tôt par des acteurs sociaux latino-américains :

  • Bien qu’il soit absolument légitime et nécessaire de se mobiliser pour secourir les victimes, comment faire pour que le déferlement de l’aide internationale ne vienne pas étouffer les capacités locales de reconstruction, particulièrement fortes dans cette partie du monde, mais les soutenir ? « Trop de solidarité peut broyer la solidarité ». Combien de fois de petites communautés latino-américaines ayant été victime d’une catastrophe (tremblement de terre, éruption volcanique, tsunami, etc.) ont été envahies par la disproportion de la générosité étrangère les mettant dans une situation de domination symbolique d’abord, de dépendance par la suite. Non. Il ne s’agit pas uniquement d’instaurer un flot d’aide pour les personnes sinistrées, il s’agit aussi d’instaurer une dynamique sociale de reconstruction avec les personnes sinistrées, –un travail de longue haleine. Lorsque des latino-américains sont victimes d’une catastrophe, ils n’aiment pas qu’on leur dise : ne te lève pas, je vais le faire pour toi… Ils préfèrent qu’on leur dise : lève-toi, nous allons le faire ensemble ! Dans ce sens, il ne s’agit pas uniquement d’une question quantitative de l’aide (comment donner davantage ? ), mais aussi d’une question qualitative (comment gérer de façon rationnelle, coordonnée, solidaire et efficace cette aide pour que la victime soit le sujet de sa reconstruction ?).

  • Une deuxième question, celle-ci du domaine éthique, a été aussi posée : si la souffrance de tant de personnes a commotionné les esprits, est-il possible que cette solidarité soit uniquement le fruit du choc lié aux images ? Une fois l’émotion passée chacun retournera tranquillement à son cher chez soi et la banalité de la vie individualiste se réinstallera au cœur de nos sociétés, de nos familles, de nos choix personnels. Nous sommes guettés par le risque que notre générosité, dans l’urgence actuelle, ne serve qu’à nous donner « bonne conscience » afin de continuer par la suite à mener une vie tranquille, insouciante et confortablement individualiste. Non. La solidarité n’est pas uniquement un acte, c’est une attitude. C’est une option de vie. S’il s’agit d’aider aujourd’hui car il y a un besoin, il s’agit aussi d’aider dans la durée.

  • Comment faire pour que la concentration de l’aide sur un seul phénomène ne nous conduise pas à négliger d’autres phénomènes engendrant également la souffrance de milliers de personnes, mais nous semblant pourtant moins intéressants ? Un autre danger consiste à prétendre n’avoir rien à voir avec l’autre, à l’ignorer, à l’oublier, quand cela semble nous arranger : comment chercher efficacement la pacification de la société colombienne ? Comment soutenir le Nicaragua dans son travail de reconstruction de paix ? Comment être solidaire d’Haïti ? Comment sauver la forêt amazonienne ? En même temps, à l’échelle mondiale, pourquoi ne pas montrer la même générosité pour venir en aide à des millions de personnes sans eau potable, victimes du sida, affamées, ou victimes innocentes de tant de guerres oubliées ?

Une option pour la co-responsabilité

Si chacun ressent aujourd’hui à quel point nous formons tous une seule et même humanité partageant le destin d’une petite et fragile planète, chacun sait aussi que le défi aujourd’hui consiste à savoir passer de l’émotion à la co-responsabilité.

L’Amérique latine ne cesse de le crier : il est temps de faire un grand pas. Passer de la culture de la réaction immédiate et passagère qui répond à l’émotion, à la culture de la co-responsabilité qui répond aux choix personnels : participer de façon active, durable et solidaire, à la construction d’un monde qui croit au respect de la vie, à la dignité de chaque personne, à la justice et à la paix.

Oui, le défi consiste à continuer à nous savoir responsables les uns des autres : Latino-américains, Africains, Européens, Asiatiques, Nord-américains, chrétiens, musulmans, juifs, bouddhistes, athées, libéraux, conservateurs, réformistes, utopistes, révolutionnaires, riches, pauvres, puissants, misérables, jeunes, vieux, hommes, femmes… Nous sommes tous co-responsables de cette humanité fragile dont nous faisons tous partie.

Voilà l’une des leçons tirées en Amérique latine après le tsunami asiatique. Il s’agit d’aider des populations asiatiques victimes du tsunami, d’aider d’autres populations victimes d’autres tragédies et ce, dans la durée . Il s’agit de continuer à mettre en œuvre des qualités humaines nécessaires à la survie de l’humanité, de toute l’humanité.