Bujumbura, March 2012
Analyse du « dépassement de la haine et de la construction de la paix » dans la région des Grands Lacs
Réflexions issues de la rencontre à Bujumbura (2011) et de l’expérience des membres du réseau.
Qu’est-ce qui fait qu’au plus fort de la crise, quand la société est éclatée et anéantie, en perte de repères et atteinte par la haine et la passion de détruire, des gens ordinaires, sans moyen particulier, font le choix de résister à la tentation du mal ? Qu’est ce qui fait que des victimes ne crient pas vengeance, qu’elles accordent leur pardon sans condition ? Ces questions, l’histoire contemporaine de la région des Grands Lacs africains les pose avec acuité.
Actuellement, malgré les efforts parfois conséquents menés pour construire un avenir plus stable, la région des Grands lacs connaît de nouvelles turbulences. La situation reste précaire et volatile dans de nombreux endroits et les tensions et méfiances menacent à tout moment de resurgir en conflits, tant à l’Est de la République Démocratique du Congo, qu’au Rwanda et au Burundi. Les actions pour la paix et la réconciliation sont nombreuses, mais souvent isolées et mal connues. Pourtant, l’avenir de la région repose sur ces hommes et ces femmes capables de créer des ponts au-delà des clivages identitaires trop souvent barricadés.
Un réseau interculturel et international de leaders intermédiaires actifs dans la promotion de la paix s’est réuni à Bujumbura (Burundi) en mars 2012 pour réfléchir sur la signification de la haine, ses manifestations dans la région et les moyens de la dépasser.
Avant de commencer à parler de paix, il était nécessaire de parler de haine ; il était nécessaire de comprendre ce qu’est la haine. La haine, c’est lorsque nous sommes amenés à percevoir l’« autre » comme un ennemi, comme une source potentielle de danger. Parce que l’ « autre » n’est pas comme nous, nous ne voyons plus l’humanité de l’ « autre », nous ne le voyons plus comme un frère humain mais comme un monstre qui nous veut du mal. Parce que nous ne sommes tous « que » des êtres humains, faits de passions et de sentiments, la haine est un sentiment universel.
La haine commence toujours au niveau individuel. C’est d’abord un sentiment d’antipathie, lorsque l’autre ne correspond pas à nos attentes. Ces sentiments négatifs peuvent être exacerbés lorsqu’on a été blessé, humilié, méprisé, abandonné, exclu ; lorsque nous n’avons pas reçu suffisamment d’amour dans notre vie personnelle.
Voici un exemple sur un sujet qui concerne tout le monde mais particulièrement la région des Grands Lacs : lorsqu’on reçoit une éducation autoritaire qui provoque de la soumission, lorsqu’on nous force à être parfait et à correspondre aux désirs de nos parents, par exemple lorsqu’on a des parents et/ou des professeurs autoritaires, cela peut créer de la soumission mais aussi une révolte. Cependant, cette révolte est bloquée par la religion (celle du respect et de l’obéissance envers les parents, par exemple) qui va refouler ces mauvais sentiments. Nous n’allons pas manifester la révolte car la religion nous l’interdit, elle bloque l’expression de ces sentiments… Pourtant, ces sentiments sont là, ils restent en nous ! Ainsi, quelques fois, cette éducation autoritaire suffit à créer ces sentiments de haine. Souvent, ceci est amplifié lorsqu’il y a des blessures graves, lorsqu’il y a des violences dans la famille ou quand l’enfant est abandonné par l’un de ses parents. Pire, ces blessures peuvent être trans-générationnelles : l’enfant peut être élevé de façon à ce qu’il soit amené à ressentir les blessures de ses parents. Ce phénomène a pu se constater, par exemple, au Nord-Kivu où certaines milices de très jeunes rebelles se battent en revendiquant une vengeance pour des blessures et humiliations que leurs parents ont subies.
Lorsqu’une personne développe un caractère haineux, c’est souvent d’abord contre elle-même. Par exemple, l’enfant pense toujours dans un premier temps que c’est lui le fautif et qu’il n’est pas digne d’être aimé. Et cette haine contre lui, il va la retourner puis la manifester contre les autres. En niant l’humanité de l’autre, on est en quelque sorte amené à nier sa propre humanité.
En temps normal, lorsque la société est stable, ces gens sont présents mais ils exercent leur haine dans un cadre personnel. En temps de crise, lorsqu’il y a des peurs, des menaces et de l’instabilité dans la société, ces gens sortent du bois et montrent cette haine. Et si celle-ci est considérée comme légitime, si un gouvernement, une institution ou une autorité donne la permission d’exprimer cette haine, alors ils vont pouvoir la faire vivre : ils deviennent des bourreaux. Ainsi, les haines collectives sont préparées par les haines individuelles. Mais comment ces gens parviennent à devenir des leaders et à entraîner les autres ? Les leaders « négatifs » sont ceux qui ont du charisme et qui sont le plus capables d’exprimer cette haine. Ils parviennent à refléter et à exprimer par des mots des sentiments latents qui existent chez les gens.
Il faut également relever l’importance des rumeurs et de la propagande. Il s’agit de mythes, préjugés et stéréotypes, respectivement au niveau individuel et collectif. Dans la région des Grands Lacs, il s’agit d’un phénomène largement répandu, notamment entre les ressortissants des différentes communautés à qui l’on attribue des valeurs et caractéristiques souvent infondées, imaginées et fantasmées. Parfois positifs, ils sont le plus souvent déshumanisants. En véhiculant des images déformées de la réalité de l’autre, ils sont de véritables vecteurs quotidiens de haine : ils véhiculent et répandent des constructions, perceptions monstrueuses, qui vont stigmatiser l’autre en en faisant le bouc-émissaire de nos maux.
Dans le cas du génocide au Rwanda, tout cela peut-être illustré par le cas de « Sindi ». Théodore Sindikubwabo était député à Butare, dans la province australe du pays. Non-élu, rejeté par sa communauté, humilié, il avait dû être nommé par le président Habyarimana au poste de président du Conseil National de Développement. Quelques jours après la mort de ce dernier, « Sindi » est arrivé à la tête du pays : étant donné le contexte, il obtenait ainsi le pouvoir et l’opportunité d’exprimer sa haine et de se venger de façon « légitime » contre sa préfecture qui l’avait blessé. Il est devenu un leader négatif qui, dès le 9 avril 1994, entraîna le sud du pays dans le génocide.
Si ces expressions collectives de haine – dont un génocide est la manifestation paroxystique – sont rendues possibles, c’est parce que les gens vont vivre des peurs, peur des ennemis, réels ou imaginaires, et tomber dans la haine où nous ne voyons plus l’autre comme un frère en humanité mais comme celui qui va nous faire du mal. Chaque fois qu’il y a eu un génocide dans l’histoire, nous remarquons que les auteurs de ces génocides se considéraient tous, à l’origine, comme étant en danger et donc que les massacres pouvaient être considérés comme de la légitime défense. Ces mécanismes de violence extrême ont donc toujours pour origine des haines individuelles. Les leaders négatifs sont avant tout des êtres humains blessés. Donc, avant d’être bourreaux, ils sont d’abord victimes.
Alors comment faire pour que l’Histoire ne se répète pas ? Comment faire pour apaiser et dépasser la haine ?
L’histoire de la région des Grands Lacs nous montre que « plus on a voulu changer les choses, plus c’était la même chose ». On allait de Charybde en Scylla. Pourquoi ? Parce que nous ne faisions que changer les danseurs, alors que la musique restait la même. Pour dépasser la haine et construire la paix, il faut donc commencer par agir sur soi : se changer soi-même avant de pouvoir changer les autres. Il faut donc commencer par travailler sur ses propres zones d’ombres afin de devenir capable d’entendre, de comprendre et d’aimer l’autre. Il faut parvenir à développer une culture d’accueil de l’autre pour être capable de voir les autres comme des frères en humanité, des semblables qui peuvent être blessés. Il ne s’agit pas d’ignorer nos sentiments, il ne faut pas renier nos blessures, mais il faut être capable de les reconnaître, de les accepter et de continuer à avancer avec. En fait, c’est là que se trouve la solution : c’est parce que nous avons été blessés que nous parvenons à comprendre réellement la douleur de l’autre, et c’est parce que nous pouvons le rejoindre dans sa douleur que nous pourrons ensemble en sortir. C’est là toute la force du « guérisseur-blessé ».
Afin de pouvoir se guérir, il faut premièrement créer des lieux sécurisés d’expression. Il faut des lieux encadrés où les gens puissent créer de l’intelligence collective, exprimer et entendre de façon non-violente les ressentis, les peurs, les misères de chacun. Au lieu d’être exclu, l’autre doit pouvoir être accueilli, écouté, considéré, revalorisé. Il doit pouvoir recevoir l’amour et l’attention qui lui a manqué. La confrontation est productive, constructive, si elle n’est pas violente.
Si nous voulons œuvrer en faveur d’une société où il règne une capacité à vivre ensemble, il faut amener des gens qui n’ont pas envie d’être ensemble, qui ont des peurs et des jugements réciproques, à se rencontrer. Pas se rencontrer pour le plaisir de la rencontre mais parce qu’ils ont un intérêt à se rencontrer. Il ne faut pas pousser les gens à se réconcilier s’il n’y a pas un intérêt derrière, parce que sinon ils ne seront pas motivés. Il faut donc chercher un intérêt commun, travailler sur des projets autour d’objectifs communs, dans un cadre où les gens peuvent exprimer leurs craintes et ressentis tout en travaillant ensemble. Et, lorsque ces personnes ont vu qu’elles peuvent collaborer, coopérer ensemble, malgré leurs différences et leurs blessures, elles vont chercher elles-mêmes à provoquer des changements dans leur environnement. Elles vont contribuer à créer d’autres types de structures.
Il est également important de travailler au niveau des autorités, étant donné leur rôle potentiel, en cas de crise, pour répandre la haine à un niveau collectif. Cependant, il est contre-productif d’affronter ouvertement les leaders. Au contraire, si ceux-ci sentent leur légitimité remise en cause, l’effet inverse de celui désiré serait obtenu. Il faut parvenir à travailler, à collaborer avec les autorités : pour amener notre partenaire à changer la musique, il nous faut d’abord danser avec lui.