Alternatives non-violentes, Rouen, juin 2008
La manipulation, une forme de violence
Il existe au moins deux grandes familles de techniques de manipulation, celle qui joue sur les affects, les sentiments, et celle qui joue, pour le truquer, sur le raisonnement lui-même. Peut-on utiliser la manipulation tout en sachant qu’il s’agit d’une forme de violence ?
I. Manipulation et violence
Pourquoi parler de violence dans le cas de la manipulation ? D’une part parce que l’on nous oblige, par la ruse, à faire un acte que l’on aurait pas fait autrement, ensuite parce que le fait de commettre cet acte entraîne, après la prise de conscience, un sentiment d’auto-dévalorisation, de honte, voire une petite dépression : on est un faible, on est quelqu’un qui se fait avoir, on n’a pas envie d’en parler aux autres… Certains vont même jusqu’à refuser, contre toute raison, de reconnaître qu’ils se fait tout simplement avoir.
La personne était en théorie libre de refuser. Mais les techniques de manipulation ont comme premier objectif de paralyser la réflexion, de bloquer la liberté de penser. Elles sont, sur un plan mental, une privation de liberté. C’est donc tout l’inverse de l’argumentation.
Il y a au moins deux grandes familles de techniques de manipulation, celle qui joue sur les affects, les sentiments et celle qui joue, pour le truquer, sur le raisonnement lui-même. Dans les deux cas, on retrouve les grandes caractéristiques qui viennent d’être dégagées : la dissimulation, le recours à la violence mentale, la privation de liberté.
II. Trois raisons de renoncer à la manipulation
Si l’on se pose la question de savoir pourquoi il faut refuser la manipulation, c’est que c’est une tentation bien réelle. Oui, il faut le reconnaître, il peut être tentant, pour convaincre, d’utiliser des techniques dont on sent bien qu’elles ne sont pas tout à fait du côté de l’argumentation et qui in fine, font appel à la violence.
Notre société ne condamne pas véritablement le recours à de telles techniques. Elles sont d’ailleurs assez fréquemment utilisées en politique, même si c’est moins qu’on ne le pense, ou en publicité et, là, hélas, plutôt plus qu’on ne le pense. On les rencontre aussi dans les relations au travail mais également dans les rapports familiaux, amicaux ou même dans l’éducation des enfants. Il y a aujourd’hui une certaine tolérance par rapport à cela.
C’est aussi qu’on ne voit pas à quel point elles représentent une violence exercée sur soi et sur les autres. Il y a aussi la pression de l’efficacité, dans un monde où tout va vite et où on a pas toujours le temps… de prendre son temps pour argumenter. C’est oublier que l’on peut argumenter rapidement et que certaines propositions très fortes ne prennent pas forcément beaucoup de temps pour être énoncées. Manipuler pour convaincre est donc clairement une tentation, à laquelle il faut pourtant renoncer.
On peut tirer de tout ce qui vient d’être d’ici sur les techniques de manipulation plusieurs excellentes raisons de renoncer. Il y en a au moins trois :
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La première raison est d’ordre éthique. Reconnaissons que c’est la plus forte en terme de valeur et la plus faible en termes pragmatiques. L’éthique est souvent renvoyée à un ciel abstrait là où, dans la vie, il faut bien se débrouiller. Nous pouvons souhaiter une société idéale, il n’en reste pas moins que le monde est souvent dur et cruel. À partir du moment où on le sait, une question fondamentale se pose : est-il légitime d’exercer sur l’autre une violence, même si celle-ci prend la forme rusée et souriante de la séduction ?
N’oublions jamais qu’avec la manipulation nous faisons prendre aux autres, la plupart du temps, des décisions qu’ils n’auraient pas prises eux-mêmes. Et on ne peut pas se contenter de dire qu’ils n’avaient qu’à ne pas se laisser faire. L’éthique, ici, consiste à ne pas se placer en posture d’exercer une violence ou une contrainte mentale sur les autres.
Il est vrai que comme tout argument éthique il renvoie chacun à lui-même. Mais la remarque essentielle que l’on peut faire est que, si déjà on exerce une violence sur les autres, alors autant ne pas se cacher que c’est effectivement une violence que l’on exerce, et ne pas chercher de mauvaises raisons pour dissimuler à ses propres yeux les conséquences de son comportement.
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La seconde raison tient à l’efficacité. Comme nous l’avons vu, celle-ci n’est pas, loin de là, au rendez-vous. Le vrai grand succès des manipulateurs est de faire croire que leurs techniques, que souvent ils vendent, sont efficaces. À court terme ils arrivent d’ailleurs à vendre des livres ou à vendre des programmes de formation. Mais les gens formés à ces techniques sèment souvent plus de désordre et sont responsables d’une véritable perte de productivité dans les entreprises où ils exercent leur talent.
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La troisième raison qui pousse à renoncer à la manipulation est une raison dont on parle très peu souvent. Celui qui recourt à des techniques de manipulation n’est pas forcément un individu violent et cynique, qui sait ce qu’il fait et qui est indifférent à tout. La plupart du temps, comme nous l’avons dit, c’est plutôt à une tentation que l’on cède.
Dans les stages où l’on apprend des techniques de manipulation, il arrive que des personnes « craquent », nerveusement et psychologiquement. On leur apprend à dissimuler ce qu’ils font, à regarder l’autre comme un objet que l’on peut, justement, manipuler à sa guise. On accepte de le faire car c’est un formateur qui nous l’apprend, c’est l’entreprise qui cautionne ce stage de formation, et puis il y a la promesse de l’efficacité.
On nous demande de nous transformer nous-mêmes en quelqu’un qui porte sur les autres un regard de plus en plus cynique. Pour beaucoup d’entre nous, cela provoque un conflit intérieur, une tension mentale très importante. Le manipulateur est souvent la première victime de la manipulation qu’il exerce sur les autres. Et s’il n’y avait qu’une seule raison à mettre en évidence, c’est sans doute celle-là qui serait à mettre en avant.
Ce n’est pas tellement que l’on détruise les autres ou que ces actions soient inefficaces, mais c’est surtout que les techniques de manipulation nous transforment dans un sens qui nous est rarement favorable. Elles nous dégradent, dans tous les sens du terme.
Notes
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Auteur de la fiche : Philippe BRETON, Chercheur au CNRS, chargé de cours à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne) ; auteur notamment de : Convaincre sans manipuler, Paris, Éd.La Découverte, 2008 ; Éloge de la parole, Paris, Éd. La Découverte, 2007 ; L’argumentation dans la communication, Paris, Éd. La Découverte, 2006 ; Argumenter en situation difficile, Paris, Éd. Pocket, 2005.