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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Alternatives Non-violentes, Rouen, mars 2007

La désobéissance civile, une radicalité constructive

La désobéissance civile est un concept moderne, malgré le fait de sa déjà longue histoire à travers les siècles depuis Antigone. Les débats qui entourent de nos jours cette notion sont souvent vifs et passionnés. Aussi cet article propose d’utiles repères historiques, prolongés d’éléments de définition, pour clarifier cette politique d’action, aussi radicale que profondément constructive.

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I. L’apparition du terme « désobéissance civile »

L’expression désobéissance civile (civil disobedience en anglais) apparaît pour la première fois en 1866 dans un recueil des œuvres complètes de l’écrivain américain Henry David Thoreau, publié quatre ans après sa mort. Thoreau avait passé une nuit en prison en 1846 pour avoir refusé de payer l’impôt afin de ne pas cautionner l’esclavage des Noirs et la guerre contre le Mexique. Il avait expliqué son geste dans une conférence donnée en 1848 au Lyceum de Concord sur Les droits et les devoirs de l’individu face au gouvernement.

Thoreau explique qu’il ne suffit pas de condamner par la parole les injustices, de voter une fois par an même dans le sens de la justice ou de vouloir amender la loi injuste pour l’améliorer. Il affirme qu’il ne faut pas être soi-même complice de l’injustice que l’on dénonce. En payant l’impôt qui sert à financer la politique de l’esclavage et la guerre, le citoyen américain participe directement à l’injustice. Thoreau montre que la responsabilité du citoyen est engagée lorsqu’il obéit à la loi injuste. D’où sa célèbre formule : « Si la machine gouvernementale veut faire de nous l’instrument de l’injustice envers notre prochain, alors je vous le dis, enfreignez la loi. Que votre vie soit un contre-frottement pour stopper la machine. Il faut que je veille, en tout cas, à ne pas me prêter au mal que je condamne (1) ». Par ces mots, Thoreau fonde le devoir de désobéissance de l’individu face à l’Etat lorsque celui-ci institutionnalise l’injustice. Cet acte d’insoumission, selon Thoreau, est d’abord, mais pas exclusivement, une démarche personnelle qui permet de rester en accord avec sa conscience.

Le texte de sa conférence qui avait d’abord été publié dans une revue marginale, est édité après la mort de Thoreau sous le titre Du devoir de désobéissance civile (On the duty of civil disobedience). La responsabilité du titre revient à l’éditeur qui aurait trouvé l’expression « désobéissance civile » dans la correspondance de Thoreau. Ce texte passe complètement inaperçu à l’époque et il faudra attendre plusieurs décennies pour qu’il sorte de l’ombre grâce notamment à l’écrivain russe Léon Tolstoï, à la fin du 19ème siècle, et à la lutte de Gandhi en Afrique du Sud, à partir de 1906. Il connaîtra ensuite un destin tout à fait remarquable dans l’histoire des luttes non-violentes (2).

II. Son expression historique

L’histoire « moderne » de la désobéissance civile commence réellement le 11 septembre 1906. Que se passe-t-il ce jour là ? Mohandas K. Gandhi, jeune avocat indien formé en Angleterre, défend les droits de la minorité indienne en Afrique du Sud. Le gouvernement vient de promulguer un projet d’ordonnance pour lutter contre l’immigration asiatique illégale, obligeant tous les Indiens à se faire inscrire auprès des autorités et à laisser leurs empreintes digitales sous peine d’amende, de prison ou de déportation. Le 11 septembre 1906, Gandhi organise un important meeting au théâtre impérial de Johannesburg au cours duquel il fait prêter serment aux trois mille participants de ne jamais se soumettre à cette « loi noire », qualifiée de « loi scélérate ». C’est le « serment du jeu de paume » de la désobéissance civile ! Cet engagement d’insoumission marque le début d’une campagne d’action qui ira en s’intensifiant, notamment quand la loi sera promulguée. Précisons qu’en ce temps-là, Gandhi n’employait pas encore le terme de « désobéissance civile ». Insatisfait par l’expression « résistance passive » d’origine anglaise qu’il employait alors, mais qu’il jugeait confuse il forgera un nouveau mot en langue sanskrite : le satyagraha (l’attachement à la vérité). Gandhi le présentait comme un mouvement qui dit non à l’injustice, avec fermeté, publiquement, sans violence et en acceptant les conséquences judiciaires de ses actes. Le satyagraha, c’est l’une des toutes premières expressions politiques de la désobéissance civile dans l’histoire des luttes pour les droits de l’homme.

Il y a donc un avant, et un après 11 septembre 1906, car à partir de cette date, et notamment du combat pour l’indépendance que Gandhi a mené pendant plusieurs décennies en Inde, nous entrons véritablement dans l’histoire « moderne » de la désobéissance civile, en tant qu’action collective, action non-violente et action de contrainte pour lutter contre une injustice caractérisée et promouvoir de nouveaux droits. Gandhi va apporter ses lettres de noblesse à la désobéissance civile par l’organisation d’actions massives de non-collaboration avec les lois et les institutions qui servent l’injustice coloniale. La philosophie de cette démarche politique et stratégique est de combattre l’injustice au cœur en faisant en sorte que la machine de l’injustice ne puisse plus fonctionner par la mobilisation du plus grand nombre dans la désobéissance civile non-violente.

III. Naissance du débat public

Le débat public sur la notion de « désobéissance civile » a commencé aux États-Unis dans les années soixante avec le combat de Martin Luther King contre la ségrégation raciale. Luther King avait d’ailleurs été profondément influencé par le texte de Thoreau et le combat de Gandhi. Il se considérait lui-même comme l’héritier d’une « tradition de contestation créatrice ». Le leader de la lutte pour les droits civiques montre que la désobéissance civile devient légitime à partir du moment où les citoyens sont confrontés à la loi injuste. Celle-ci est une étape cruciale dans la stratégie de l’action non-violente. Il s’agit de l’arme ultime qui intervient lorsque l’on a épuisé tous les moyens légaux de lutte. Mais selon King, elle doit se faire au grand jour, de manière publique et en acceptant la sanction judiciaire.

Cette lutte historique va réellement exposer l’expression « désobéissance civile » sur la place publique. Toute la problématique à la fois philosophique, politique et juridique de la désobéissance civile dans une démocratie, en l’occurrence la démocratie américaine, est désormais discutée et fait l’objet de nombreux écrits et débats. La pensée philosophique et politique va particulièrement s’interroger sur la légitimité du recours à la désobéissance civile dans une société démocratique où d’autres moyens d’expression et de lutte sont possibles. A partir des années soixante aux Etats-Unis, puis dans les années soixante-dix au moment de la lutte contre la guerre du Vietnam, plusieurs auteurs comme Hannah Arendt, John Rawls, Ronald Dworkin vont tenter de préciser les contours de cette notion de désobéissance civile.

IV. Les principes de la désobéissance civile

Multiples sont les définitions de la désobéissance civile. Il nous semble possible de la cerner à travers sept principes essentiels qui lui donnent la cohérence éthique et la force politique nécessaires pour être légitime et efficace dans une société démocratique.

  • 1. Une action collective. La désobéissance se distingue de l’objection de conscience, démarche individuelle, morale, mais qui n’a pas le pouvoir de contrainte. Paradoxalement, Thoreau, le précurseur de la désobéissance civile ne se situait pas sur le terrain politique où l’action collective doit s’exprimer pour tenter de faire changer les lois injustes. L’expression désobéissance civile s’applique à ceux qui agissent de façon organisée, concertée, pour « défier l’autorité établie », selon l’expression d’Hannah Arendt, et s’opposer à une politique gouvernementale qui viole les droits fondamentaux de l’homme. Cette action collective peut réunir des citoyens qui ne partagent pas forcément les mêmes convictions, mais qui sont unis sur un objectif précis et une méthode d’action.

  • 2. Une action publique. A la différence de la désobéissance criminelle, la désobéissance civile se fait au grand jour, à visage découvert. Dans tous les cas, elle est assumée et revendiquée de façon à ce qu’elle ait le plus grand retentissement possible. C’est une action « publicitaire », une action de communication publique. C’est précisément son caractère public qui lui donne sa dimension politique. La publicité donnée à l’action permet de mettre en valeur les principes éthiques qui motivent ceux qui enfreignent la loi, non pas pour eux-mêmes, mais pour défendre une cause supérieure à leurs propres intérêts.

  • 3. Une action non-violente. La civilité de la désobéissance s’exprime par des moyens non-violents. La violence est aussi une forme de désobéissance, de transgression. C’est pourquoi l’État sera toujours tenté de « criminaliser » la désobéissance civile, de la faire passer pour une action délinquante et violente. Le meilleur des antidotes à cette volonté qui dénigre et discrédite la désobéissance civile est de rester ferme, à la fois sur les moyens non-violents utilisés et sur discours de la non-violence. Il s’agit là d’un choix éthique autant que politique. « La désobéissance est civile, écrit Jean-Marie Muller, en ce sens qu’elle n’est pas criminelle, c’est-à-dire qu’elle respecte les principes, les règles et les exigences de la civilité. La désobéissance civile est la manière civilisée de désobéir. Elle est civile en ce sens qu’elle n’est pas violente (3) ».

  • 4. Une action de contrainte. Ce n’est pas une action de « témoignage », c’est-à-dire une action pour affirmer seulement des convictions, sans se soucier de ses conséquences. C’est une action qui vise à l’efficacité politique, c’est-à-dire à tarir la source du pouvoir de l’adversaire. Il s’agit d’agir de façon à contraindre l’Etat à modifier la loi, à la changer ou à l’abolir. La stratégie de la désobéissance civile doit se donner les moyens d’exercer une force de contrainte non-violente qui oblige l’Etat à céder aux revendications du mouvement.

  • 5. Une action qui s’inscrit dans la durée. De nombreuses luttes non-violentes qui ont mis en œuvre la désobéissance civile ont tenu dans la durée. L’emblématique lutte du Larzac a duré dix ans. Le pouvoir ne cède pas si facilement ! Mais c’est le choix de la non-violence qui permet de tenir, de rester ferme et uni, et finalement d’exercer une plus forte contrainte sur l’adversaire. Plus l’action est dure, plus le pouvoir est enfermé dans un dilemme : laisser s’installer l’illégalité et perdre son pouvoir, ou bien exercer une répression grandissante sur les désobéisseurs, laquelle risque ensuite de se retourner contre lui.

  • 6. Une action qui assume les risques de la sanction. Ceux qui enfreignent la loi, parce qu’ils sont aussi des démocrates, acceptent d’affronter les conséquences judiciaires de leurs actes. Les procès peuvent être utilisés comme des tribunes pour la cause défendue. Mais ne pas se dérober à la justice ne signifie pas forcément d’accepter la sanction finale… C’est le contexte politique qui détermine généralement l’attitude la plus opportune pour la suite de la lutte. Accepter la sanction comme Gandhi le fit lors de son premier procès en Afrique du Sud en demandant à ses juges la peine la plus lourde peut être une tactique pour marquer les esprits et sensibiliser l’opinion publique à l’injustice. Mais la bataille judiciaire peut aussi mettre en valeur le caractère citoyen de l’acte commis, sa visée anticipatrice d’une nouvelle législation à venir ; dans ce cas, la sanction devient moins acceptable. Mais dans tous les cas de figure, ceux qui enfreignent la loi ne se dérobent pas de leurs responsabilités et les assument jusque devant la justice. En 1930, au terme de la Marche du sel, Gandhi fut emprisonné pour son acte de désobéissance civile. Plusieurs dizaines de milliers d’Indiens sont alors venus aux portes des prisons demandant à y être incarcérés tant que Gandhi continuerait à l’être. Le gouvernement anglais finit par céder. Gandhi fut libéré puis une première ébauche de négociation eut lieu à Londres pour débattre la question de l’Indépendance de l’Inde - voir notamment :Jean-Marie Muller, Gandhi l’insurgé : l’épopée de la marche du sel, Paris, Albin Michel, 1997.

  • 7. Une action constructive. Pour Gandhi, ce principe était central. La désobéissance civile est une action qui s’oppose, mais qui aussi propose. Contre l’injustice de la loi, elle défend de nouveaux droits. Elle n’est pas seulement une force de contestation et de résistance, elle est aussi une force constructive au service d’un projet de société. Durant la lutte du Larzac, l’action de refus partiel de l’impôt était combinée avec une action de redistribution de l’argent soustrait à l’État pour valoriser les terres agricoles. Ainsi, les citoyens exercent un vrai pouvoir lorsqu’ils affirment leur capacité à construire des alternatives aux lois sociales injustes. Plus que jamais, le « programme constructif » est l’alter ego de l’action de non-collaboration. Il montre que l’alternative est possible et qu’elle commence dès le temps de la lutte.

Selon ces sept principes, la désobéissance civile s’affirme comme un outil de lutte démocratique qui permet de concilier l’exigence éthique avec la radicalité de l’action. Elle est un puissant moteur de construction du droit par les citoyens. La transgression de la loi injuste n’est pas un déni du droit, mais l’affirmation citoyenne d’un grand respect pour le droit. La désobéissance civile, paradoxalement, apparaît donc comme un temps privilégié de renforcement de la démocratie. La vitalité démocratique d’une société pourrait même se mesurer à la capacité des citoyens à enfreindre la loi dans certaines circonstances, c’est-à-dire à prendre des risques personnels et collectifs pour défendre des causes essentielles. Les lois ne sont jamais figées, elles sont en constante évolution, comme le constate François Roux, l’avocat des Faucheurs volontaires et des Déboulonneurs de pub, lorsqu’il écrit : « Tout le droit s’est construit parce que des gens ont résisté, ont désobéi à un droit qui était devenu injuste. La société se donne des règles et il inadmissible d’imaginer que ces règles soient intangibles. Le monde est en mouvement (4)». La désobéissance civile, en tant que « radicalité constructive » bien comprise, ne s’oppose pas à la démocratie, mais vise à la renforcer en structurant efficacement les nécessaires contre-pouvoirs citoyens.

Cependant, la désobéissance civile n’est pas une fin en soi. On n’est pas « désobéisseurs » par nature, par vocation ou par habitude… On l’est par nécessité ou par choix politique dans une situation donnée. Il importe de tenir que la désobéissance civile, en démocratie, doit garder son caractère exceptionnel, tant du point de vue des raisons qui la légitiment que du temps politique durant lequel elle est mise en œuvre. La multiplication désordonnée d’actes ou de campagnes de désobéissance civile (ou apparenté), plus ou moins organisés, pourrait, comme toute bonne chose dont on abuse, se retourner contre elle et ceux qui l’utilisent. Le débat doit être permanent durant la lutte au sein des organisations sur ce point. Dans une société démocratique, la désobéissance civile doit rester l’acte ultime, l’arme « lourde » de la stratégie de l’action non-violente, mise en œuvre une fois que tous les moyens légaux ont été tentés. C’est pourquoi le débat, la confrontation des opinions, des projets, doit demeurer l’exigence majeure dans une démocratie. Cela dépend certes du pouvoir et de sa capacité à écouter, à entendre et à décider en concertation avec les acteurs de terrain. Mais il incombe à ces derniers de maintenir, intacte et permanente, une volonté de dialogue constructif, combinée à une forte détermination pouvant aller jusqu’à la désobéissance civile lorsque les canaux de la démocratie demeurent obstinément obstrués. À ce moment-là, la légitimité de la désobéissance civile s’impose, en conscience et en acte.

Notes

  • Auteur de la fiche : Alain REFALO, président du Centre de ressources sur la non-violence de Midi-Pyrénées. www.non-violence-mp.org

  • (1) : Thoreau, La désobéissance civile, Castelnau-le-lez, Ed. Climats, 1992, p. 61-62.

  • (2) : Voir notre brochure Henri David Thoreau, précurseur de la désobéissance civile, coll. Culture de non-violence, 2006.

  • (3) : Jean-Marie Muller, Dictionnaire de la non-violence, Gordes, Éd. du Relié Poche, 2005, p. 104.

  • (4) : Midi Libre, 8 juillet 2003.