Jean-Marie Muller, Alternatives Non-violentes, Rouen, septembre 2004
Les différents moments d’une campagne d’action non-violente: la préparation
La logique de la non-violence en action se traduit par des étapes préméditées qui s’inscrivent graduellement dans le temps, selon l’objectif choisi.
I. Analyse de la situation
La dynamique d’une action s’enracine dans la prise de conscience d’une injustice. Celle-ci - qui n’est pas forcément nouvelle - nous apparaît alors dans toute sa dureté et le sentiment s’impose à nous qu’elle est littéralement « insupportable » et que, par conséquent, nous ne pouvons pas la supporter plus longtemps : « ça ne peut plus durer ». Nous décidons alors de la faire cesser et d’agir en conséquence.
Il est essentiel que l’action soit décidée à partir d’une connaissance exacte de la situation dans laquelle s’inscrit l’injustice que nous voulons dénoncer et combattre. S’il advenait que nous soyons pris en défaut sur la connaissance des faits, cela viendrait discréditer gravement notre initiative et amoindrir ses chances de succès. Dans un premier temps, la tentation est de grossir les faits et d’exagérer leur gravité dans la présentation que nous en donnons, en allant jusqu’à caricaturer la position de nos adversaires. Mais c’est une illusion de penser que ce stratagème peut avoir une quelconque efficacité. Au contraire, il sera alors facile à ceux que nous mettons en cause de faire valoir, en s’appuyant sur des arguments convaincants, l’aspect outrancier des accusations portées contre eux et, par là même, d’apparaître pouvoir se justifier entièrement. En revanche, la connaissance rigoureuse des faits et leur présentation la plus rationnelle et la plus objective possible constituent un atout majeur en notre faveur qui renforce notre position. La possibilité de justifier chaque fois, preuves à l’appui, les affirmations avancées est un élément de première importance dans le rapport des forces qui va s’établir entre les adversaires.
« La première condition à laquelle doit satisfaire une doctrine de la non-violence est d’avoir traversé dans toute son épaisseur le monde de la violence. » (1)
Il faut donc constituer un dossier sur les faits qui soit le plus complet possible. Il ne faut pas s’en tenir à constater les faits, il importe de les comprendre afin de savoir pourquoi et comment l’injustice est apparue et s’est maintenue. Il convient de connaître quelles sont les forces sociales, politiques et économiques impliquées dans la situation, quelles sont les attitudes pratiques des parties en présence et quelles en sont les justifications théoriques. Il importe d’analyser les structures de pouvoir qui caractérisent la situation afin de déterminer où se situent les centres de décision. En outre, il convient de savoir ce que dit la loi pour ce qui concerne les litiges qui opposent les parties en présence afin de préciser clairement quels sont les droits qu’elle donne et quels sont ceux qu’elle refuse. Cette analyse doit nous permettre d’identifier avec certitude nos alliés et nos adversaires dans le conflit.
II. Choix de l’objectif
C’est également à partir de l’analyse de la situation que nous devons choisir l’objectif à atteindre. Le choix de l’objectif est un élément essentiel d’une campagne d’action ; de lui seul peut dépendre la réussite ou l’échec. C’est une nécessité stratégique que l’objectif soit clair, précis, limité et possible. Il convient, pour cela, de discerner ce qui serait souhaitable de ce qui est possible. C’est se condamner à l’échec que de choisir un objectif dont l’importance se trouve disproportionnée par rapport aux forces que l’on peut raisonnablement prétendre mobiliser pour mener l’action. Il importe donc que l’objectif soit à la portée du mouvement social que l’action peut susciter. Il est essentiel que l’objectif choisi permette la victoire. La campagne d’action ne doit pas se trouver réduite à une simple campagne de protestation et de sensibilisation. Il faut obtenir gain de cause. Il faut gagner. Cette victoire, nécessairement partielle et limitée, viendra donner confiance aux militants et permettra alors de se donner des objectifs plus ambitieux.
L’homme est naturellement porté à exagérer les faits, à les dénaturer ou à les escamoter, même à son insu. Le silence est nécessaire pour surmonter ces faiblesses. (2)
Bien qu’il importe de se situer dans une perspective qui englobe l’ensemble du système politique qui domine la société, c’est une nécessité stratégique de choisir un point précis du système qui permette d’avoir prise sur lui, de pouvoir faire bouger et de le faire basculer en agissant comme avec un levier. Ce point précis, ce sera la prise. Il faut se donner le maximum de garanties pour que la prise soit la bonne. Il ne faudra pas la lâcher et il ne faudra pas qu’elle nous lâche.
III. Choix de l’organisation
L’action non-violente entend miser sur la responsabilité personnelle de chacune et de chacun. Mais, pour devenir efficace, elle doit être collective et organisée. L’organisation doit être elle-même non-violente, c’est-à-dire permettre à tous de participer réellement aux responsabilités et aux décisions. Elle ne doit pas tuer la spontanéité, elle doit au contraire prendre appui sur elle et la canaliser en sorte qu’elle ne soit pas un facteur de dispersion et d’incohérence mais devienne un ressort qui oriente l’action et lui donne sa force. L’une des fonctions de l’organisation est de répartir les tâches et de coordonner les activités de ceux qui ont accepté de les assumer.
L’urgence et l’importance des décisions qui s’imposeront au cours de l’action ne permettront pas d’envisager que la responsabilité principale se trouve complètement diluée dans la collectivité de tous ceux qui participent à l’action. L’organisation devra se doter d’un organe de décision. S’il est trop clair que ce n’est pas l’autorité qui doit fonder les liens entre les responsables d’un mouvement non-violent et l’ensemble des militants mais la confiance, il est dans la nature des hommes et des choses que certains assument davantage de responsabilités que d’autres et des responsabilités plus grandes. Dans toute action collective surgissent des leaders, voire un leader. Cela ne va pas sans poser des problèmes et peut susciter des rivalités et parfois des conflits de personnes. Il est essentiel que le rôle joué par le leader ne prenne pas une place démesurée dans l’organisation de l’action. Il faut éviter le plus possible que l’unité, la cohésion et la force du mouvement ne repose que sur la personnalité du leader. Dans cette perspective, la part émotionnelle qui lie le leader aux autres militants doit être la plus réduite possible et la part rationnelle la plus large possible. Le meilleur moyen pour que le leader ne devienne pas trop encombrant est de renforcer la démocratie au sein de l’organisation.
Le plus souvent, l’action sera assumée par une organisation déjà existante (syndicat, parti, mouvement, association…) ou par un collectif d’organisations. L’action pourra alors aussitôt bénéficier de tout le potentiel militant de cette ou de ces organisations. Parfois, cependant, il faudra créer une organisation spécifique pour entreprendre et mener l’action.
L’une des tâches que doit prendre en charge l’organisation est la formation et l’entraînement des militants à l’action non-violente. Pour que l’action puisse être menée à bien, l’initiative doit être prise et gardée par des hommes décidés à s’en tenir aux méthodes non-violentes. Cela est indispensable pour que le mouvement ne sombre point, lorsque surgiront les difficultés, dans le désordre, la peur et finalement la violence.
En outre, le mouvement ne pourra être fort que dans la mesure où il pourra bénéficier de relais locaux répartis à travers le pays qui puissent transmettre à la population l’information et les consignes d’action.
Là où le choix existe seulement entre la lâcheté et la violence, il faut se décider pour la solution violente (…). C’est pour cette raison que je recommande l’entraînement militaire à ceux qui ne croient qu’à la violence. J’aimerais mieux que l’Inde défendit son honneur par la force des armes plutôt que de la voir assister lâchement et sans se défendre à sa propre défaite. Mais je n’en crois pas moins que la non-violence est infiniment supérieur à la violence. (3)
Jean-Marie MULLER (*)
Notes
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(1) : Paul RICŒUR, Histoire et Vérité}}, Seuil, 1955, p. 224.
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(2) : GANDHI, Tous les hommes sont frères, Gallimard, 1969, p. 194.
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(3) : GANDHI, Tous les hommes sont frères, Gallimard, 1969, pp. 182-183.
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(*) : Porte-parole du Mouvement pour une Alternative Non-Violente (MAN, 114 rue de Vaugirard, 75006 Paris. Tel. 01 45 44 48 25). Écrivain, auteur notamment de Charles de Foucauld, frère universel ou moine-soldat ?, Paris, La Découverte, 2002; Le courage de la non-violence, Éd. du Relié, 2001.