Des persécutions à l’exil
Comme le coup d’Etat de 1976, l’exil n’apparaît pas comme le résultat d’une situation complètement nouvelle et inédite. Ces deux phénomènes doivent être inscrits dans le contexte historique de la mise en place progressive de la répression politique. Il convient donc de relativiser dans une certaine mesure la rupture que représente le coup d’Etat de 1976.
Une répression politique progressive
L’engagement des personnes qui se sont vues contraintes de prendre la route de l’exil n’apparaît pas lui-même soudainement avec le coup d’Etat. Il est souvent antérieur, et pas forcément de nature politique. De même, il ne s’articule pas nécessairement à la lutte armée. Les activités pouvaient prendre simplement la forme d’implications dans des mouvements syndicaux ou universitaires qui trouvaient leur source d’inspiration autant dans les événements de 1968 que dans une révolution cubaine idéalisée. La dénonciation du régime politique n’était pas nécessairement centrale et les revendications pouvaient n’être qu’économiques et sociales. L’engagement des exilés ne naît donc pas avec l’arrivée de la junte militaire au pouvoir.
De même, les persécutions qu’ont subies les Argentins après 1976 s’inscrivent-elles dans une continuité : il est plus juste de considérer que la répression et la violence, débutées sous le régime précédent, sont décuplées à partir de l’arrivée de la junte militaire au pouvoir. Des emprisonnements arbitraires, et parfois même des traitements inhumains se sont produits bien avant le 24 mars 1976, annonciateurs des pratiques de la junte militaire. La répression contre les groupes de lutte armée de gauche et des militants politiques en général a débuté en 1973, notamment à travers l’action de la Triple A (Alliance Anticommuniste Argentine créée le 21 novembre), organisation paramilitaire d’extrême droite. En outre, plusieurs témoignages ont confirmé que de fortes pressions étaient exercées, bien avant le coup d’Etat, sur les membres de mouvements syndicaux, objets d’un contrôle étroit. Enlèvements et exécutions sont perpétrés par des groupes paramilitaires ou par l’armée. Certaines personnes ont engagé des procédures judiciaires afin d’obtenir réparation des violations de leurs droits et des éclaircissements sur la disparition de leurs proches. Beaucoup, recherchées et condamnées à mort par les groupes paramilitaires, vivaient déjà dans la clandestinité. Enfin, et c’est important, les persécutions n’étaient pas très ciblées et visaient aussi des personnes non directement impliquées dans des activités politiques, et même parfois simplement en relation avec des militants. La répression s’appliquait en outre bien souvent à des familles entières.
Le passage de la clandestinité à l’exil
Néanmoins, si les persécutions et la terreur existaient bien avant 1976, ce n’est qu’avec le régime autoritaire établi après le coup d’Etat du 24 mars 1976 que, comme le suggère l’historienne Marina Franco, la « répression systématique et organisée sur un ensemble important de la société s’organise : militants politiques et syndicaux, ouvriers, universitaires, artistes, intellectuels et tous ceux qui possédaient un lien avec une certaine contestation politique ont été victimes de la persécution politique (1)». Ce changement d’échelle provoque le passage de la clandestinité à l’exil. On peut évoquer le cas des réfugiés latinos (Chiliens et Uruguayens principalement, mais aussi Brésiliens, Boliviens…) qui se sont retrouvés « piégés » en Argentine par le coup d’Etat. Bon nombre d’entre eux ont été victimes du Plan Condor ; d’autres ont pu s’exiler dans des conditions particulièrement dures. L’arrivée de la junte militaire au pouvoir pousse au départ de manière assez brutale et imprévue. Bon nombre d’exilés n’avaient en effet que très peu ou pas envisagé jusque-là leur départ. Le fait de prendre la route de l’exil sans préparation n’est pas chose simple. L’exil n’est pas pour eux un choix mais un départ subi. Il est le fruit de circonstances ayant poussé à agir vite, dans l’improvisation. Pour beaucoup, l’exil a été suggéré par l’entourage (amis, famille, groupes politiques) qui a fait prendre conscience aux persécutés du danger de leur situation. Certaines familles ont aidé à financer le billet d’avion ou à trouver des contacts en Argentine et ensuite en Europe. Ce sont souvent elles qui ont envisagé et organisé le départ à la place des personnes concernées. Le choix et la prise de conscience provenant de l’extérieur, le traumatisme n’en a été que plus fort.
Cette décision non envisagée au préalable s’est accompagnée d’un changement de vie brutal et non anticipé. En plus de quitter leurs proches et leur pays, certains ont dû vendre dans la précipitation l’ensemble de leurs biens (maisons, meubles). Le moment, les moyens et la destination du départ n’ont pas toujours été le fruit de choix mais de contraintes et d’opportunités. Les conditions du départ se sont donc caractérisées par une très grande hétérogénéité : à chaque exilé a correspondu un exil différent.
Notes :
(1) : Marina Franco, « Testimoniar e informar: exiliados argentinos en París (1976-1983) », Amérique Latine Histoire et Mémoire, Numéro 8-2004 - Médias et migrations en Amérique Latine, [En ligne], mis en ligne le 18 avril 2005.