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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Morgane Auge, Pierre Bardin, Emmanuel Bargues, Christelle Bony, Claire Grandadam, Nicholas Zylberglajt, Paris, juin 2006

La dictature militaire argentine de 1976 - 1983

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Le processus de « Réorganisation Nationale »

Dès le 24 mars 1976, la junte militaire dissout le parlement, remplace la Cour suprême et entame un processus de « Réorganisation Nationale ». Ayant ainsi écarté toute institution démocratique, la junte gouverne seule, au moyen de décrets. Le 24 mars, elle ordonne la suspension de toute activité politique et décide d’interdire cinq partis (le Parti Communiste Révolutionnaire, le Parti Socialiste des Travailleurs, le Parti Politique des Travailleurs, le Parti Trotskyste des Travailleurs et le Parti Communiste Marxiste-Léniniste) ainsi que les « 62 Organisations », coalition composée notamment de divers syndicats. Le même jour, elle rétablit la peine de mort pour certaines activités qualifiées de « subversives » et aggrave les peines sanctionnant différentes actions politiques. Des « Principes et Procédures » sont établis pour limiter l’activité journalistique et censurer la presse. En outre, le 29 mars, la junte suspend le droit d’option . La junte entreprend, en partie grâce à ces nouvelles lois, une véritable « guerre contre-révolutionnaire ». Les plus hauts responsables de la junte, dont le Président et Commandant en Chef Videla lui-même, n’hésitent pas à annoncer qu’ils procèderont à « l’annihilation » de la subversion, dans une optique de « guerre totale ».

Une répression chaque fois plus drastique et généralisée

Parallèlement, la répression s’intensifie, principalement envers les activistes politiques ou syndicaux, des avocats, et des personnes impliquées dans des organisations religieuses. Des milliers de personnes sont enlevées, emprisonnées sans procès, torturées et maintenues dans des camps de concentration. La grande majorité de ces personnes disparaissent sans laisser de trace, leurs corps n’étant que rarement retrouvés. Au début de la dictature, il est de ce fait difficile de se rendre compte de l’ampleur de la répression, et l’on conçoit mal ce qui arrive aux disparus, même si de nombreux enlèvements se font en plein jour et si les ‘Ford Falcon’ vertes, du même modèle que les voitures militaires et les voitures de police, se déplacent en convoi à travers le pays pour des kidnappings en masse. De nombreux enfants sont également enlevés avec leurs parents et seront parfois adoptés par la suite, crimes donnant naissance aux Grands-Mères de la place de Mai qui s’efforceront, jusqu’à aujourd’hui encore, de retrouver leurs petits-enfants disparus avec leurs parents. On compte entre dix et trente mille disparus, ainsi que dix mille prisonniers politiques dès 1976. La situation reste assez méconnue en Argentine même et à l’étranger jusqu’en 1978 du fait de la stratégie de discrétion adoptée par la junte.

Quelle position de la France ?

Les réactions de la communauté internationale face à la dictature argentine sont, de ce fait, moins vives qu’elles ne l’ont été pour le Chili. La France, qui lors du coup d’état chilien avait ouvert les portes de son ambassade à Santiago pour accueillir des réfugiés, ne démontre pas ce genre d’engagement au début de la dictature argentine. La position de la France demeure quelques temps ambiguë. Selon certains, comme Marie-Monique Robin, auteur d’un film et d’un livre intitulés tous deux Escadrons de la mort : l’école française, l’armée française a participé au début des années 1960 à la formation des cadres militaires argentins dont certains sont devenus des tortionnaires, et des contacts se seraient maintenus. La mission de coopération militaire française, qui comprend des officiers anciens de la guerre d’Algérie, installée à Buenos-Aires en 1959 y est demeurée jusqu’en 1981. Selon ce film, « l’ordre de bataille de mars 1976 est une copie de la bataille d’Algérie » : le quadrillage du territoire argentin (un général contrôlant chaque zone) et les tortures rappellent les méthodes de certains militaires français en Indochine et en Algérie. Dans les années 1950, les méthodes utilisées pendant la Bataille d’Alger avaient été enseignées à des officiers argentins au sein de l’Ecole supérieure de la guerre de Paris. En 1959, l’Etat-major argentin a financé la venue d’experts français pour que ceux-ci forment des militaires argentins dans le cadre de la « guerre anti-subversive ».

Il y a débat sur le contenu et le niveau de la coopération entre militaires et forces de police françaises et argentines entre 1976 et 1981. Le député Rolan Blum, auteur en décembre 2003 d’un rapport sur « le rôle de la France dans le soutien aux régimes militaires d’Amérique latine entre 1973 et 1984 » affirme ainsi que « l’attitude de la France à l’égard de cette période sombre a été, et reste, dépourvue de toute ambiguïté, comme l’avait montré par exemple la décision prise de relever immédiatement de ses fonctions l’attaché militaire français en Argentine qui avait déclaré publiquement sa compréhension à l’égard de la Junte. Certes il n’est pas inenvisageable que des personnes de nationalité française aient pu participer à des activités de répression, mais si cela a été le cas, ce fut à titre individuel : de tels comportements ne relevant alors pas d’une commission d’enquête, mais de la justice. […] Les allégations reposent en effet largement sur des raccourcis discutables liés à la prétendue invention par l’armée française du concept de ‘guerre subversive’ ».

L’attitude du personnel de l’ambassade évolue à partir de 1978 : elle soustrait aux militaires M. Dousdebes, qui, emprisonné de 1976 à 1978 pour activités subversives, risquait de se faire enlever et de disparaître. Il demeure caché dans les locaux de l’ambassade durant un an, le temps que l’ambassade parvienne à organiser son départ vers la France, où il obtiendra le statut de réfugié en 1979. L’aide du consul général, qui a œuvré au transfert de M. Dousdebes vers l’ambassade, puis de l’ambassadeur, de ses conseillers mais aussi d’agents de recrutement local (lui apportant à manger) éclaire d’un jour intéressant le rôle complexe joué par l’ambassade durant la dictature. De même Mme Morel-Caputo, vice-consul à Buenos-Aires au début des années 1980, témoigne quant à elle que « sous la dictature [elle] a vécu, aux côtés de [son] mari, M. Dante Caputo, la lutte politique clandestine d’un groupe de jeunes intellectuels, sociologues et avocats, regroupés autour de CISEA, Centre de Recherche sur l’Etat et l’Administration, ayant fait souvent des études doctorales en France. »

Un groupe d’experts sur les disparitions involontaires et forcées de personnes

Lors d’un Colloque organisé par le Centre d’études et de recherches internationales (CERI) les 26 et 27 mai 1983, l’ancien Directeur des Nations Unies et Organisations Internationales du Ministère des Affaires Etrangères a témoigné avoir soumis en 1980 et fait approuver par la Commission des droits de l’homme des Nations unies, la création d’un « groupe d’experts sur les « disparitions involontaires et forcées » de personnes, cette nouvelle forme de violation dont l’Argentine notamment s’est rendue coupable (avec peut-être 30.000 disparus). Lancée par la délégation française, cette idée a été approuvée finalement, malgré l’opposition acharnée de l’Argentine et des pays de l’Est, et ce groupe d’experts s’est mis au travail dès 1980. » Cette initiative a débouché, 25 ans plus tard, sur l’élaboration d’une Convention que le nouveau Conseil de droits de l’homme a adoptée à l’unanimité à sa première session en juin 2006.