Nathalie Cooren, Paris, 2005
L’ère de la pénurie et des contradictions
Les tentatives de lutte contre la crise économique du pays via l’adoption de mesures draconniennes font éclater au grand jour le vrai visage de la Révolution.
I. « Situation économique des Cubains »
Avec la chute du communisme, Cuba perd son plus grand allié, l’URSS. Désormais, Castro se retrouve seul contre tous et l’île toute entière se retrouve vite submergée dans un état d’abandon extrême. Pour tenter de faire face à cette situation de crise que Fidel croyait dans un premier temps temporaire, le Comandante n’hésita pas à prendre des mesures restrictives pour les Cubains comme l’instauration de la « période spéciale en temps de paix » ni à sacrifier certains principes élémentaires de l’idéologie révolutionnaire pour prendre des mesures telles que la légalisation du dollar.
1991 : Instauration de la « période spéciale en temps de paix »
Avec la fin du bloc communiste, l’avenir économique de Cuba devenait tout à fait incertain : dans le cadre du marché commun des pays socialistes (le COMECON), Cuba exportait son sucre et recevait en échange des équipements industriels, certes vétustes, mais aussi de la viande en conserve et une grande quantité de produits alimentaires nécessaires à la survie de sa population. La dette de Cuba envers l’URSS et les pays de l’Est était colossale, mais elle était systématiquement reportée en raison de l’énorme intérêt stratégique que représentait l’île vis-à-vis des Etats-Unis.
Dès 1991, Castro décréta l’instauration de la « période spéciale en temps de paix », autrement dit de la pénurie institutionnalisée, une période dont aujourd’hui encore, personne n’entrevoit la fin. Désormais, le Comandante demeurait orgueilleusement seul face à la super-puissance américaine, défendant la pérennité d’un système auquel plus personne n’accordait le moindre crédit. Et en maintenant sa population dans un état d’extrême pénurie, Fidel évitait toute révolte collective.
Raúl Rivero, poète et journaliste indépendant, condamné en avril 2003 à 20 ans de prison, résume ainsi la situation :
« Personne ne nous a prévenus de cette guerre qui a éclaté sans bande sonore. Les sirènes ne hurlent pas en ville, le ciel ne s’est pas obscurci de fumée, mais les évacués et les blessés passent lentement dans des camions, à bicyclette, en voiture et à chevaux, pour se rendre chez eux ou à leur travail, calmement, avec une faim tenace, qui les tue. » (1)
Pour Raúl Rivero et bien d’autres qui avaient adhéré à l’idéologie révolutionnaire dès les premiers jours, cette période spéciale signifiait la fin des illusions et le début de difficultés quotidiennes insurmontables. Il s’agissait bien d’une économie de guerre. Le carnet de rationnement existait depuis le début des années 60. Théoriquement, les produits distribués par la libreta étaient suffisants pour assurer les besoins essentiels de la population, mais théoriquement seulement car cela n’a jamais été le cas. Il fallait donc absolument recourir au marché noir pour pouvoir survivre : « c’est une source de vie, un cordon ombilical » (2). La perversité du régime ne laisse d’autre choix aux Cubains pour pouvoir survivre que de développer un système d’économie parallèle, souterraine, parfois comparable au troc ; cette perversité a réduit les Cubains aux extrêmes : « L’Etat fait de nous des voleurs » (3). Pour le Financial Times, le poids de cette économie souterraine serait en fait deux fois plus important que celui de l’économie légale. En dépit des menaces répétées de sanction, des appels à la mobilisation des CDR (4) pour endiguer le phénomène, le régime tolère ces trafics qui servent de soupape de sécurité à la tension sociale que les pénuries pourraient engendrer. Une sorte de pacte tacite s’est ainsi instauré : l’impunité en échange d’une collaboration de façade avec le régime.
2. Introduction du « billet vert »
Cette entrée dans une nouvelle époque fut très vite accompagnée en 1993 de la légalisation du dollar, remettant par là-même en question tous les principes énoncés jusqu’alors et fondés sur un égalitarisme plus ou moins prononcé. Le système s’est vu dans l’obligation d’introduire des éléments du capitalisme pour s’en sortir, créant un fossé insupportable entre ceux qui avaient des dollars et ceux qui n’en n’avaient pas. La propagande idéologique avait perdu de son pouvoir de conviction d’antan : avec la fin de l’Union soviétique, le Castrisme voyait disparaître à la fois sa raison d’être et son principal appui (pour qui il était également un pion). En 1993, pour faire face à la banqueroute économique, il fallut donc introduire le billet vert : le dollar. L’ennemi avait ainsi libre cours au sein même du territoire cubain.
Le peso n’avait jusqu’alors qu’une valeur conventionnelle mais son taux de change face au billet vert s’était maintenu stable (un peso pour un dollar, environ). Seuls les diplomates ou ceux qui jouissaient d’un statut semblable étaient autorisés à utiliser des devises étrangères pour se procurer des biens dont le reste de la société ne pouvait profiter. En effet, pour cette dernière, posséder des devises étrangères constituait un délit passible de nombreuses années de prison (de même que consommer de la viande au-delà des quantités permises par la libreta).
II. Le vrai visage de la révolution
La révolution cubaine révèle, au fur et à mesure que la fin biologique de son leader approche, le visage qui a toujours été le sien, celui d’une répression permanente contre tous ceux qui refusent de suivre ses préceptes.
Après avoir pris quantité de mesures sociales lui permettant d’asseoir sa popularité et son pouvoir sur l’île, le Líder Máximo a petit à petit supprimé tous les privilèges qu’il avait octroyés, sous couvert d’intérêt général, des exigences d’une période « spéciale », et accusant de tous ces maux, d’un côté l’embargo américain et de l’autre, la disparition du bloc soviétique.
En réalité Castro n’avait pas le choix : les impératifs de rationnement, les privations, les sacrifices étaient dûs, disait-il, à l’extérieur, à ce monde de capitalistes.
Les Cubains sont les victimes directes de l’obsession et de l’orgueil de leur Comandante : ils ne disposent d’aucun moyen au quotidien et vivent dans une misère chaque fois plus grande. Ils ne parviennent pas pour la plupart, à subvenir à leurs besoins avec ce qu’ils gagnent. Parallèlement, un double marché fonctionne à merveille et rapporte gros : celui des touristes. En effet, ces derniers payent en dollars et bénéficient d’infrastructures entièrement neuves. A eux le luxe et la consommation, sous les yeux de Cubains qui n’ont d’autre choix que d’accepter ce décalage, source de frustrations permanentes.
Aujourd’hui plus personne n’est dupe des promesses de la Révolution : ceux qui avaient participé aux luttes insurrectionnelles ou aux mobilisations pour la construction du socialisme, ont vu leurs espoirs s’envoler au fur et à mesure que les « acquis » tant vantés par la Révolution ont disparu avec l’apparition du dollar. L’« homme nouveau » conceptualisé par le Che, qui était censé remplacer les stimulants matériels (autrement dit l’argent et les privilèges de tous ordres), par des stimulants moraux (tels les diplômes de travailleurs d’avant-garde, la cooptation dans les organes dirigeants du Parti et de la Jeunesse Communiste ou l’élection comme délégué aux assemblées du Pouvoir populaire), fut jeté aux oubliettes, telle une utopie inconvenante.
Quant à la jeunesse cubaine, elle ne croit plus vraiment aux préceptes communistes ni aux dogmes imposés. Pour elle, les « acquis » ne sont que les plus élémentaires des droits. Pour la plupart des Cubains nés depuis 1959, aucun élément de comparaison avec le régime antérieur n’a de signification concrète et le discours de leurs parents leur semble extrêmement lointain. « Les jeunes ressemblent davantage à leur temps qu’à leurs parents » (5), écrivait le journaliste indépendant Ivan García dans un texte intitulé « Adieu à l’Homme nouveau ».
Et l’époque n’est plus, depuis longtemps, à l’exaltation révolutionnaire.
Notes :
(1) : Poème intitulé « Bulletin de guerre », daté de l’an V de la période spéciale.
(2) : Corinne Cumerlato et Denis Rousseau, op. cit., p.79.
(3) : Corinne Cumerlato et Denis Rousseau, op. cit., p.80.
(4) : Comités de Défense de la Révolution. Initialement créés en 1960, pour défendre, armes à la main, la révolution cubaine, les CDR ont progressivement évolué. Officiellement dotés de missions de service public, les CDR constituent également un instrument de surveillance de la population et d’identification des éventuels contre-révolutionnaires.
(5) : Jacobo Machover, op. cit., p.114.