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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Julie Noss, Paris, septembre 2006

L’ère de la rationalisation économique : l’explication des conflits sous une approche principalement économique

L’économie, en tant que pratique sociale et culturelle, dépasse largement le simple cadre de l’économie pure. De ce fait, un conflit qui aurait pour causes directes des facteurs économiques n’est pas à considérer pour autant comme un conflit d’ordre exclusivement économique.

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I. Un nouveau paradigme d’analyse

On peut considérer que, d’une certaine manière, les conflits de la fin du 20e siècle ont souvent été analysés, et jusqu’à il y a peu de temps, sous un angle, sous une approche principalement économique. A cela l’on peut avancer plusieurs raisons :

La fin du 20e siècle a en effet vu s’effondrer le bloc soviétique en 1991, après la chute du mur de Berlin en 1989. Beaucoup y ont alors vu la fin des grandes idéologies, la fin des affrontements entre grandes puissances (comme c’était le cas entre les États-Unis et l’Union soviétique, même par le biais de petits conflits localisés lors de la guerre froide) et l’avènement de conflits d’ordre essentiellement économique, plus axés sur des intérêts financiers que sur des valeurs intellectuelles, idéologiques, morales, religieuses ou culturelles. Cette vision des choses avait déjà eu cours dans les années 70, avec le choc pétrolier de 1973 : les relations internationales étaient désormais fortement conditionnées par les relations commerciales, et les pays producteurs de pétrole du Moyen-Orient prenaient un poids soudain accru sur l’échiquier international, d’où une vision largement répandue que désormais l’économie serait prédominante par rapport à tout autre secteur : les relations diplomatiques internationales seraient désormais principalement influencées par l’économie.

D’autre part, la division qui s’est instituée peu à peu, de manière sémantique, entre « pays du Nord » et « pays du Sud » , s’est accentuée dans les années soixante-dix et quatre-vingt, quand il s’est avéré clair que les pays ayant acquis leur indépendance dans les années soixante auraient du mal à rattraper le niveau économique de leurs anciens colonisateurs. Le clivage économique a ainsi pris une grande place dans l’explication de la situation politique de bien des pays africains, en proie à de nombreuses guerres civiles (Liberia, Sierra Leone etc.). Les rapports entre pays occidentaux et pays du continent africain ont ainsi été principalement vus comme des rapports de force économiques, les uns détenant la quasi-totalité des richesses au détriment des autres.

De manière plus large, on peut dire que les années quatre-vingt ont vu apparaître une certaine philosophie du pragmatisme économique dans la culture occidentale. Les « golden boys » de Wall Street en sont un exemple un peu caricatural, mais malgré tout emblématique : l’heure était aux grandes spéculations boursières ; les analystes croyaient en une certaine suprématie de l’économie qui viendrait réguler le monde dans son ensemble, en faisant quelque peu abstraction de réalités socioculturelles qui ne rentraient pas de manière directe dans le cadre strict de l’économie de marché.

Cette vision des choses, cette interprétation de la réalité au moyen de paramètres principalement économiques permettait de masquer une réalité plus diffuse, plus complexe, à savoir que tous ces conflits n’étaient pas seulement guidés par des motifs économiques, mais également liés à des enjeux de pouvoir et idéologiques, enjeux pour lesquels les seuls intérêts économiques n’étaient que la partie émergée de l’iceberg.

Comme l’a en effet montré Max Weber dans sa « Théorie des sciences » , le facteur économique ne constitue jamais une entité totalement indépendante: « Pour Weber chacune [l’économie et la politique] de ces deux activités possède son but et ses moyens spécifiques : elles sont donc autonomes. Cependant l’indépendance de l’économie n’est réelle qu’au niveau des entreprises économiques ; en ce qui concerne l’ensemble, son orientation dépend de la volonté politique. Aussi Weber s’oppose-t-il à tous ceux qui voient dans l’économie, sous une forme ou une autre, l’élément qui serait en dernière analyse déterminant de la politique, au sens où cette dernière ne serait que l’expression ou une super structure des phénomènes de production. » (1) : le facteur économique n’est donc pas l’instance déterminante suprême et supérieure à toutes les autres sphères des relations internationales. Pour Max Weber (introduit ici par Julien Freund), la politique ne peut être sous-jacente à l’économie : « Les processus de développement économique sont finalement des luttes pour la puissance ; les intérêts de puissance de la nation sont, chaque fois qu’ils se trouvent mis en question, les intérêts ultimes et décisifs au service desquels la politique économique doit se mettre » (2) : aussi serait-il bon, si on suit le point de vue de Max Weber, de ne pas s’arrêter aux conséquences économiques de telle ou telle mesure prise par un Etat au détriment d’un autre, puisque selon lui il s’agit également et surtout d’une lutte de pouvoir. On pourrait ainsi penser que derrière des conflits apparemment purement économiques se cachent souvent des motivations idéologiques, puisque l’économie ne peut être totalement indépendante de la politique. Comme l’économie met en jeu des attentes du point de vue humain, et engage des ressources, des besoins et des responsabilités humaines, son instrumentalisation à des fins politiques n’est jamais totalement inévitable : « Du moment qu’elle a pour base des besoins, donc des intérêts, elle [l’économie] ne saurait être épargnée par les conflits d’intérêt qui, selon les circonstances, peuvent se transformer en conflits de puissance. » (3)

Ainsi, l’explication d’un conflit par le seul facteur économique, de manière unilatérale et exclusive, n’est pas valide : « Quel que soit le domaine des manifestations humaines culturelles, la réduction aux seules causes économiques n’est exhaustive en aucun sens, pas même dans celui des phénomènes proprement économiques » (4). De ce point de vue, on peut également considérer l’économie comme un fait éminemment culturel, puisqu’il engage des manifestations qui ne touchent pas uniquement aux caractères purement transactionnels et financiers des relations humaines, mais peut aller bien au-delà. De nombreuses études ethnologiques et anthropologiques ont pu montrer combien les rapports économiques entre sociétés étaient aussi et surtout des pratiques culturelles (par exemple, la pratique du don, très étudiée et développée par Marcel Mauss dans son « Essai sur le don » , ou la pratique du potlatch dans les sociétés océaniennes).

Max Weber souscrit également à cette vision des choses : « Tout ce que nous venons de dire nous permet de comprendre aisément d’une part, que la sphère des manifestations économiques est flottante et difficile à délimiter avec précision, d’autre part, que les aspects « économiques » d’un phénomène ne sont ni uniquement conditionnés par des facteurs économiques ni source d’une efficacité purement économique, enfin qu’un phénomène ne garde en général un caractère économique qu’en tant que et aussi longtemps que notre intérêt porte exclusivement sur l’importance qu’il peut avoir dans la lutte matérielle pour l’existence.» (5) : l’économie, en tant que pratique sociale et culturelle, dépasse donc largement le simple cadre de l’économie pure. De ce fait, un conflit qui aurait pour causes directes des facteurs économiques n’est pas à considérer pour autant comme un conflit d’ordre exclusivement économique.

Les facteurs économiques conditionnent eux aussi les rapports humains, et en sont liés de telle manière que les uns influent sur les autres. Considérer que la sphère économique peut être totalement indépendante des autres est illusoire et irréelle : « L’influence indirecte des relations sociales, institutions et groupements humains, soumis à la pression d’intérêts « matériels » , s’étend (souvent inconsciemment) à tous les domaines de la civilisation sans exception, jusqu’aux nuances les plus fines du sentiment esthétique et religieux. Ils affectent tout autant les circonstances de la vie quotidienne que les évènements « historiques » de la haute politique, les phénomènes collectifs ou de masse tout autant que les actions « singulières » des hommes d’Etat ou les œuvres littéraires et artistiques individuelles : ceux-ci sont ainsi conditionnés par l’économie » (6). L’économie est donc un concept perméable qui a toujours des effets, directs ou détournés, sur d’autres aspects de l’activité humaine. Elle peut avoir de l’influence jusque dans la sphère religieuse et spirituelle. Aussi, parler d’un conflit qui serait uniquement motivé par des forces économiques semble très réducteur. Les évènements en Irak sont un exemple frappant de cette volonté de rationalisation d’un fait au moyen d’une seule explication, faisant appel à une catégorie unique de causes.

L’invasion de l’Irak par les Etats-Unis en 2003, qui a abouti au conflit irakien que nous connaissons aujourd’hui, a souvent été analysée de manière bipolaire, opposant deux visions des causes de cette occupation du territoire irakien : nous avions d’un côté des analystes pour lesquels ce conflit n’était qu’une « guerre du pétrole » , les motifs idéologiques avancés par l’administration Bush ne constituant qu’un cheval de Troie servant les intérêts purement financiers des compagnies pétrolières américaines ; de l’autre côté des politologues ne voyaient dans ce conflit qu’une volonté d’expansion du pouvoir américain, à la manière d’un empire étendant son influence culturelle de par le monde. Souscrire de manière exclusive à l’un ou l’autre de ces points de vue n’a aucun sens : les motivations du gouvernement à envahir l’Irak étaient bien diverses, et n’appartenaient pas à une seule catégorie. De plus, l’utilisation même d’un champ sémantique particulier n’est pas anodine : doit-on parler d’invasion, d’occupation, ou de libération de l’Irak et de ses habitants ? Souscrire à l’un ou l’autre de ces termes met déjà en jeu un point de vue bien précis, et un système de valeurs propres.

On a pu voir comme, lors des émeutes des banlieues, de nombreuses personnalités politiques, sociologues, politologues, économistes etc. avaient tenté d’expliquer le phénomène par des causes uniquement socio-économiques : les jeunes de banlieue auraient été les auteurs de ces troubles essentiellement parce qu’ils étaient plus touchés par le chômage et la précarité que le reste de la jeunesse et de l’ensemble de la population française. Mais il s’est avéré que ces évènements ont eu des causes sensiblement plus nombreuses, et surtout plus diverses que les seuls chiffres du chômage, à savoir les certaines limites de la capacité de la société française à intégrer des jeunes issus de l’immigration, mais qui sont pourtant eux-même français : on peut voir, dans ces émeutes qui ont secoué le pays et qui ont eu une large résonance à travers la presse internationale, des causes à la fois sociales, économiques, culturelles, politiques, et même psychologiques, aux dires de certains sociologues. C’est en allant au-delà des tentatives d’explication par une discipline, une école de pensée, un facteur artificiellement isolé des autres, que l’on peut saisir le nœud des conflits en présence, un nœud formé par l’imbrication d’une multiplicité de facteurs.

Par ailleurs, comme le montre Max Weber, une tentative d’explication, de rationalisation d’un fait social, culturel, politique ou économique, ne peut jamais relever de la stricte neutralité. Même si une certaine prise de recul sur les faits est possible, elle n’est jamais totale : « Il n’existe absolument pas d’analyse scientifique "objective de la vie culturelle" ou (..) "des manifestations sociales" qui serait indépendante de points de vue spéciaux et unilatéraux, grâce auxquels ces manifestations se laissent explicitement ou implicitement, consciemment ou inconsciemment sélectionner pour devenir l’objet de la recherche ou analyser et organiser en vue de l’exposé. »  (7): une analyse d’un fait qui se voudrait scientifique, que ce soit de la part d’un politologue, d’un sociologue, d’un ethnologue ou autre, est toujours le fruit d’un vécu personnel. Il est possible de se rapprocher d’un point de vue neutre, de faire preuve de recul face au fait lui-même, mais être totalement neutre face à un fait culturel, politique ou social fait toujours appel à un certain système de représentations propre à un individu, une communauté, une nation, une culture.

En outre, comme nous l’avons vu, l’économie n’est jamais une entité totalement indépendante, mais elle n’est pas non plus hermétique à d’autres faits sociaux : de même que l’économie a des conséquences sur d’autres sphères de la société, des évènements politiques, culturels, sociaux ou autres peuvent eux aussi fortement influer sur son cours. On a ainsi vu comment les attentats du 11 septembre 2001 avaient pu influer, par la suite, sur le trafic aérien international, provoquant une chute des réservations de vols : des évènements qui ne relèvent pas de l’économie pure peuvent pourtant ainsi avoir une forte influence sur l’économie de marché.

Mais après avoir vu quelles étaient les limites d’une analyse de conflit qui se voudrait uniquement basée sur des faits et causes économiques, il appartient de déterminer en quoi cette rationalisation économique trouve son intérêt pour certains analystes, et pourquoi ce parti pris d’explication des conflits a longtemps dominé.

II. L’explication économique : causes et intérêts

Pourquoi cette relative prégnance d’une explication économique des conflits en amont des autres ? On peut émettre l’hypothèse que, après un vingtième siècle ravagé par deux grands conflits véhiculés, en grande partie, par de grandes idéologies, on a cherché à rationaliser les conflits de la fin de ce siècle, peut-être par peur de voir revenir de nouvelles formes de ces grandes idéologies. La chute du mur de Berlin avait marqué les esprits, et cet évènement symbolisait pour beaucoup la fin d’un certain type de conflits, celui de l’opposition de deux grandes puissances, et d’un monde divisé en deux (alliés contre totalitarismes durant les 1ere et 2e guerres mondiales, Etats-Unis contre Union Soviétique durant la guerre froide) pour laisser place à de petits affrontements bien localisés, ne mettant en jeu que des forces plus réduites et plus largement motivées par des intérêts économiques, puisque l’on considérait que les grandes idéologies du Xxe siècle appartenaient désormais au passé.

D’autre part, la montée de la laïcité et le phénomène d’évolution des comportements religieux, ce que Marcel Gauchet a appelé le « désenchantement du monde » , ont également pu laisser croire que c’en était fini des affrontements liés aux différentes confessions religieuses, que cette catégorie laisserait désormais place à de nouveaux conflits motivés par des raisons plus « rationnelles » , liées à des intérêts financiers, à l’appropriation d’une terre etc. On a pu croire un moment que la diminution de fréquentation des églises en Europe était signe de la fin des pratiques religieuses, ce mouvement étant considéré comme la suite logique de l’impulsion amorcée par la loi de séparation de l’église et de l’Etat en 1905 en France. Il a semblé, pour beaucoup d’analystes, que ce prétendu recul du religieux dans la sphère civile et politique était aussi synonyme de la montée d’un certain pragmatisme. De cette manière prendraient fin un à un les conflits nés d’opposition confessionnelle, alors que nous devrions davantage faire face maintenant à des conflits liés à l’appropriation de l’énergie, elle-même au cœur de tous les débats depuis la grande crise pétrolière de 1973.

Ces différentes remarques concernent les causes de cette prégnance de l’économie. Mais qu’en est-il des intérêts qu’il y aurait à tirer de ce postulat que c’est l’économie qui détermine en premier lieu les relations internationales, et donc les conflits ? Ces intérêts peuvent se vérifier dans l’histoire récente :

L’explication des conflits par une thèse unilatéralement économiste permet notamment une critique des gouvernements en place, comme ce fut le cas pour la guerre en Irak en 2003. Ce point de vue est notamment partagé par le philosophe Tzvetan Todorov : « Et si toute l’intervention n’était montée que pour s’emparer des réserves irakiennes de pétrole et en faire bénéficier les compagnies américaines, dirigées par des amis des gouvernants actuels ? Ce genre d’explication présente l’avantage rhétorique de discréditer ces mêmes gouvernants en leur prêtant des intérêts bassement matériels, dissimulés derrière leurs propos généreux. Il se moule de plus dans la forme de l’argument marxiste familier, selon lequel le matériel détermine le spirituel, et l’économique explique le politique. Il était abondamment utilisé par les dirigeants des anciens pays communistes critiquant l’Occident, qu’ils accusaient de poursuivre ses intérêts égoïstes sous couvert de principes élevés. Ce qui était assez paradoxal, car ces mêmes dirigeants réfutaient par leurs actions la loi marxiste : ils conduisaient l’économie de leur pays au désastre pour se conformer à des dogmes politiques. Dans la situation actuelle, le besoin de pétrole et de gain ne peut non plus expliquer tout. » (8) Ainsi, pour Tzvetan Todorov, l’argument du tout-économique, qui trouve ses origines dans la pensée marxiste, permet de montrer aisément du doigt un gouvernement que l’on désapprouve. Il permet de fournir une explication relativement simpliste à un conflit, et masque des situations autrement plus complexes, comme c’est le cas concernant le conflit irakien.

Cette prégnance de l’économie dans les analyses des conflits permet ainsi d’éluder des aspects moins avouables des conflits, et permettent de faire oublier que les grandes idéologies évoluent, se muent mais ne disparaissent pas pour autant. Ce parti pris permet aussi de masquer le fait que l’économie, considérée dans un sens large, peut être révélatrice de tensions sociales, ethniques, religieuses etc.

Or, la fin du 20e siècle début du 21e siècle a, semble-t-il, fait place à une nouvelle forme dominante d’explication des conflits : le facteur culturel comme cause essentielle et principale des guerres contemporaines. Si ce facteur n’est pas négligeable, loin de là, dans l’ensemble des conflits de notre époque, il a parfois dissimulé d’autres réalités sous-jacentes. On a pu croire que la fin des grandes idéologies du 20e siècle (communisme, nazisme, guerre froide) mettrait fin aux grands conflits opposant de grandes puissances. Mais alors que des conflits bien localisés ont perduré, on a pu voir l’émergence de nouveaux grands récits ou méta récits, tels que l’affrontement de grands groupes religieux et culturels. Kosovo, Tchétchénie, Côte d’ivoire, terrorisme international : les conflits d’ordre culturel que nous relatent quotidiennement les médias n’ont jamais paru aussi prégnants.

Notes :

(1) : Max Weber, Essai sur la théorie des sciences, Plon, Paris, 1917, p.10.

(2) : Ibid, p.10

(3) : Ibid, p.18

(4) : Ibid, p.151

(5) : Ibid, p.148

(6) : Ibid, p.142

(7) : Ibid, p.158

(8) : Tzvetan Todorov, Le nouveau désordre mondial, Paris, Robert Laffont, 2005, p.18