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, Costa Rica, enero 2006

Dans un contexte de mondialisation, la question de la gouvernance devient centrale.

La mondialisation favorise le fait que ce ne soit plus la question du pouvoir, mais celle de la gouvernance, qui se pose. La gouvernance non pas comme exercice du pouvoir par l’une ou l’autre des élites en concurrence, mais comme capacité à entrer en projet, comme l’art de savoir articuler des dynamiques différentes pour créer des convergences et les mettre au service de l’humanité.

Keywords: Emergencia de una sociedad civil mundial | Establecer concertaciones multilaterales para preservar la paz

Une façon d’aborder le rôle des élites politiques et économiques dans le contexte de la mondialisation est de déceler les enjeux politiques et économiques actuels, et de reconstruire des événements qui ont favorisé, au long des siècles, la constitution de deux traditions. La tradition politique qui privilégie la prééminence de l’autorité politique dans un environnement caractérisé par la diversité de groupes en concurrence, sinon en lutte. La tradition économique qui privilégie la prééminence du pouvoir économique.

Abordés de cette façon, les enjeux politiques et économiques actuels ne sont pas des phénomènes isolés ni nouveaux. Ils font partie de la trame complexe de l’histoire des civilisations. Ils s’inscrivent dans ces deux grandes traditions traduites de façon institutionnelle au carrefour de la modernité, bien qu’elles aient des origines plus lointaines.

1. Quels sont les principes de la tradition politique ?

Pour cette tradition, l’État est l’institution politique nécessaire chargée de la régulation de la vie en société. Il fait la loi, il soumet l’intérêt particulier à l’intérêt général, il est le maître de l’utilisation de la violence légitime. Cette tradition s’exprime aujourd’hui par l’accent mis sur des concepts politiques tels que citoyenneté, république, souveraineté, etc.

Cette prééminence de l’autorité politique et du modèle de l’État-Nation est portée au sommet lors de la Révolution française. Expression politique de la volonté du peuple, l’État apparaît comme l’instrument de la liberté, de l’égalité et de la fraternité entre tous les citoyens. Il acquiert une légitimité presque exclusive dans la définition de l’intérêt général et dans la conduite de la vie sociale des hommes. Bien qu’il s’agisse de l’aboutissement d’un processus très ancien.

La démocratie grecque et l’Empire romain, par exemple, manifestaient déjà la prééminence de l’autorité politique sur ses deux grands concurrents, le pouvoir économique et le pouvoir militaire. Les écrits d’Aristote montrent bien l’importance du politique à l’époque.

Le christianisme, avec Augustin, suivi de Luther, voit la nécessité de la prééminence du politique dans la condition de l’homme voué au mal à cause du péché. Pour Thomas d’Aquin, l’autorité politique est de l’ordre de la nature, elle doit veiller au bien commun et créer les conditions conduisant les hommes à leur fin ultime : le salut. Dans l’État monarchique, le roi incarne l’État. Il est celui qui garantit la sécurité des personnes et des biens, celui qui gouverne.

Le prince de Machiavel et la naissance du concept « raison d’État » illustrent bien la portée du pouvoir politique à l’époque, ainsi que ses dangers.

Bien que Hobbes, Rousseau et Locke continuent, chacun à leur façon, à privilégier la prééminence de l’autorité politique et même la nécessité de l’État qui, à travers la loi, doit gouverner les hommes, la figure du Léviathan amorce aussi une critique des dérives possibles de l’État et de l’autorité politique en général.

Tout au long du XIXe siècle, l’action économique de l’autorité politique prend de l’envergure. L’État protectionniste manifeste la force des élites politiques nationales face aux élites économiques internationales qui se battent pour le « laisser faire, laisser passer ». Il se manifeste aussi contre les convergences et les alliances stratégiques à profit mutuel. En même temps, les critiques adressées à l’État et au pouvoir politique deviennent de plus en plus explicites.

Au XXe siècle, la tradition politique est l’objet d’un profond bouleversement. L’existence des systèmes totalitaires hitlérien et Stalinien et la fonction monstrueuse des camps de concentration montrent de façon effroyable les dangers du pouvoir lorsque la politique est proscrite par l’irrationnel – bien que cette absence de la politique au cœur de tels systèmes soit également interprétée comme un abus du pouvoir politique. Cette interprétation porte en elle les germes d’un certain désaveu de l’autorité politique.

À la suite de ces drames, la tradition politique devient l’objet d’attaques passionnelles. La reconnaissance de la part de l’État providence des droits économiques et sociaux, comme un prolongement du principe d’égalité de tous les citoyens, permet aux autorités politiques d’intervenir de façon institutionnelle dans les domaines social et économique, avec des résultats positifs mais aussi avec des conséquences perçues comme des effets pervers.

L’échec des systèmes totalitaires soviétiques dans la gestion de l’économie et de la politique a été aussi un phénomène important de désaveu des capacités politiques dans leur intention de vouloir tout gérer. La tradition économique connaît alors un nouvel essor.

2. Quels sont les principes de la tradition économique ?

Les thèses sur les perversités de la planification économique du socialisme et sur « le mirage de la justice sociale » de Hayek ainsi que celles sur l’opposition fondamentale entre dirigisme et liberté de M. Friedman réactualisent la critique libérale de l’autorité politique.

L’État est tenu pour responsable de tous les maux de la société. La planification économique laisse place aux privatisations, le contrôle public est remplacé par la déréglementation, la politique sociale est remplacée par l’intelligence économique, les autorités politiques contemplent le doux passage du pouvoir de décision aux mains des élites économiques.

À la fin du XXe siècle, grâce notamment aux progrès technologiques en matière de communication, la tradition économique met en avant la croyance selon laquelle l’humanité se dirige vers la constitution d’un grand réseau mondial auto-organisé qui transformera le monde en un village. L’âme de cette évolution est constituée par une économie qui se mondialise, grâce notamment à l’importance des flux financiers internationaux qui sautent les frontières échappant à tout contrôle.

Il s’agit d’un « retour des élites économiques » qui deviennent aussi des acteurs du pouvoir politique. Par un mouvement centrifuge autour d’une élite économique mondiale, l’économie vient se superposer aux légitimités étatiques. En même temps, elle monopolise certaines activités dans des domaines essentiels comme la finance, la technologie ou la construction de symboles.

Cette bataille des élites économiques pour s’emparer de la prééminence dans la régulation sociale est, elle aussi, très ancienne. On ne peut pas la réduire à un moment unique, même si cela semble plus confortable.

  • Une première économie-monde

Entre le XVe et le XVIe siècle, une première économie-monde s’est formée, lorsque les marchands européens, devenus également navigateurs puis conquérants, se sont investi en Afrique tout en la contournant, ont pris le contrôle de l’océan Indien et donc du commerce arabo–indien, sont arrivés en Chine et au Japon d’un côté, de l’autre côté ont découvert, conquis puis investi le continent américain. À cette période, le pouvoir économique peut être localisé en Europe, même s’il s’est déplacé du triangle sud, constitué par l’Italie, le Portugal et l’Espagne, vers le triangle nord, constitué par les Pays-Bas, l’Angleterre et la France, mais il s’exerce par bateaux, sur les mers.

Les acteurs économiques de l’époque cherchent l’autonomie du pouvoir politique et du pouvoir économique, sinon la maîtrise du premier par le second. C’est dans ce contexte que le mercantilisme s’est développé. La concurrence entre les grandes puissances amène les monarques à entrer en alliance avec les hommes d’affaires. Ne pouvant subsister seulement par les impôts, les monarques sont obligés de faire appel aux élites économiques qui, petit à petit, prennent connaissance des rouages du pouvoir politique ainsi que des principes et des techniques du gouvernement. L’intérêt des autorités politiques, qui cherchent la richesse en vue de la puissance, rencontre et s’oppose à celui des élites économiques, qui cherchent la puissance en vue de la richesse. Le mercantilisme met en scène la richesse des monarques et dissimule l’enrichissement des marchands. Grâce à la très forte intensité des échanges commerciaux entre les continents, il est possible d’établir l’existence d’une première « économie–monde », depuis le XVIe siècle.

  • La main invisible

Entre le XVIIIe et le XIXe siècle, un autre événement vient enrichir la tradition économique. Il s’agit de la naissance du concept de « la main invisible » comme remplaçante de l’autorité politique. Adam Smith et David Ricardo ont alimenté la concurrence entre pouvoir économique et pouvoir politique. Selon eux, la spécialisation internationale, le système des avantages comparatifs et le libre-échange permettront la meilleure organisation des sociétés. C’est en comprenant la société comme marché que le libéralisme s’est attaqué au pouvoir de l’autorité politique tout en amplifiant l’importance de l’économie. La culture économique internationale de l’époque voulait non seulement dépasser les frontières des États mais également les États eux-mêmes. Les analyses de Stuart Mill confortent l’optimisme sur les vertus sociales du libre-échange international. La distinction entre société et État est alors fondée sur la reconnaissance du caractère auto-institué et auto-régulé de la société en tant que marché. La politique doit laisser apparaître l’ordre qui émerge spontanément des relations entre les individus, elle doit renoncer, donc, à vouloir construire le bien des individus à leur place, elle doit renoncer à construire quoi que ce soit. La société de marché comme lieu de l’extinction du politique devient l’avenir de l’humanité. Le concept politique de nation se dissolvant dans le concept économique de marché, la « main invisible » saura remplacer l’autorité politique.

  • L’inutilité de l’autorité politique

À la même époque, en réaction à la Révolution française, se poursuit la réflexion qui, via une critique de la domination de la raison, s’attaque aussi à l’autorité politique. Pour les organicistes, la société constitue un organisme vivant qui fonctionne de lui-même, sans nul besoin d’une autorité politique. Pour les mécanicistes, la société, telle une machine, fonctionne comme un mécanisme dont le guidage ne requiert nulle intervention externe. Les décisions importantes n’ont même pas à être décidées, étant donné l’auto-régulation de la société. La politique est perçue comme facteur de perturbation sociale. La disparition du pouvoir politique est alors programmée.

  • La mondialisation économique

Un quatrième événement important est la naissance du concept d’« économie mondialisée ». Interrompue par les deux guerres mondiales, l’économie prend un nouvel élan à partir de 1945. Le succès de plusieurs pôles de croissance économique permet l’organisation de puissants réseaux à échelle transnationale. Les firmes multinationales passent alors à une stratégie globale. Les tendances à la délocalisation de la production, à la baisse du coût des transports et à la libéralisation des échanges viennent favoriser cette démarche. La réduction de l’espace et du temps, grâce à la communication planétaire et instantanée, favorise les échanges et les alliances au-delà des frontières géographiques et, simultanément, la constitution et le renforcement d’un réseau mondial hors lieu. Les grands patrons se sont mis à instaurer des réseaux de relations par leurs investissements matériels mais surtout immatériels : liens familiaux, relations d’amitié, diasporas, etc., qui mettent en place une stratégie des échanges déployée, non pas à partir de la rentabilité, mais à partir de la confiance. La performance et l’efficacité économiques dépendent désormais des capacités relationnelles favorisant la multiplication d’alliances stratégiques entre firmes multinationales. Cette nouvelle élite mondiale s’investit tout particulièrement dans les secteurs de la production de symboles par le biais des nouvelles technologies. En 500 ans, le processus de constitution d’une économie-monde permet le déploiement d’une économie mondialisée.

3. Quelles relations entre des élites politiques et économiques dans un contexte de mondialisation ?

Cette collision entre, d’une part, le pouvoir sur les États d’une élite politique qui veut gouverner, et, d’autre part, le pouvoir sur l’économie mondiale d’une élite planétaire très puissante, permet de déceler quelques enjeux fondamentaux. Je ne mets l’accent que sur quatre d’entre eux, parmi d’autres.

  • Premièrement, un enjeu politique

L’élite économique mondiale ne trouve pas ses sources dans une activité économique classique comme la production, la consommation ou le commerce. Puisque sa richesse ne vient pas de l’économie commerciale, elle n’a plus besoin de travailleurs, ni de machines, ni de production, ni de distribution. Elle est créée essentiellement par les transactions financières. Elle est anonyme et, grâce à la maîtrise de la géofinance, elle a un pouvoir réel. Un opérateur, par le simple appui sur la souris de son ordinateur, peut faire transiter des milliards de dollars d’une entreprise à une autre, d’une monnaie à une autre, d’un pays à un autre, etc. Cette richesse ainsi transférée est en réalité virtuelle, elle n’a pas de stabilité. Avec un degré élevé d’autonomie par rapport à son environnement, elle est volatile. C’est en ce sens que cette élite financière a le pouvoir non seulement d’exister au-dessus des États et des élites politiques, mais aussi de leur venir en aide ou de les abandonner, autrement dit de les stabiliser ou de les déstabiliser. Elle peut créer de la croissance. Elle peut créer aussi des crises. L’élite économique mondiale correspond bien à la définition stratégique de puissance. Cela se traduit par une perte de pouvoir des autorités politiques nationales. Celles-ci se battent pour ne pas se faire vider de pouvoir par les élites économiques. En effet, une grande partie du pouvoir mondial repose sur des milieux d’affaires avec des projets précis. Les décisions économiques fondamentales au niveau planétaire sont prises aujourd’hui par des hommes d’affaires plutôt que par les représentants élus des peuples. C’est bien la capacité des citoyens à organiser la vie sociale qui est aujourd’hui menacée par le détournement factuel de la démocratie.

  • Deuxièmement, un enjeu économique

En raison de la croyance selon laquelle l’économie consiste en la capacité d’utiliser de moins en moins de travail pour produire de plus en plus de biens, l’humanité se trouve actuellement face à un dilemme fondamental. Ce dilemme concerne les limites d’une humanité encore et toujours traversée par des inégalités extrêmes, dont les mutations actuelles renforcent des mécanismes d’exclusion déjà à l’œuvre. Ainsi que les limites d’une planète fragile, et de la biosphère en général, pour fournir à l’humanité des ressources naturelles –qui sont rares- de façon constante et sans entraves. La véritable question pour l’économie mondiale actuelle concerne son efficacité humaine. Quelles procédures économiques mettre en place pour que tous les hommes de la planète puissent satisfaire leurs besoins de base en alimentation, en eau potable, en matière de logement, de santé, d’éducation, de communication ou de participation à la gestion de la société. Autrement dit, comment l’économie contribue-t-elle à construire la richesse commune mondiale ? Le fait de présenter l’enjeu économique de cette façon me permet de souligner que l’économie n’est pas le produit d’un progrès continu qui cheminerait, lentement mais sûrement, grâce au paradigme « toujours plus de richesse ». L’économie est d’abord le lieu d’une continuelle remise en question sur elle-même, c’est-à-dire, d’une interrogation sur sa fonction, sur ses utopies et sur ses limites. À quoi sert-elle ? Elle est conflictuelle.

  • Troisièmement, un enjeu social

Les dysfonctionnements produits par l’affrontement entre la politique et l’économie favorisent l’expression d’attentes sociales non satisfaites. Une élite sociale émerge, s’organise et met en avant l’unité de l’humanité, au moins contextuelle : nous sommes tous sur le même bateau. Si le concept de solidarité n’est pas partagé par tous, celui d’interdépendance se fait unanime. Cependant, la seule dénonciation de la mondialisation économique sert souvent de brouillard à la critique de la politique, à la critique des relations entre pouvoir économique et pouvoir politique et à la critique de l’approche sociale elle-même. La seule dénonciation ne permet pas, par exemple, de déceler les ambiguïtés dans les relations entre les trois élites, ni les collisions, ni les complicités étranges qu’elles savent tisser. L’essor actuel des ONG constitue un bon exemple. D’une part, il s’agit d’organisations qui proposent une nouvelle médiation entre les individus et la société, de nouvelles formes d’action sociale et des changements réels, fruit d’innovations partielles et précises. D’autre part, une analyse sur l’origine de leurs ressources financières peut montrer qu’entre elles et les élites politiques, via des subventions, et des élites économiques, via le mécénat, le parrainage et d’autres moyens, se tissent des liens plus qu’étroits, stratégiques.

  • La gouvernance

Le dernier enjeu que je veux relever concerne précisément les relations entre ces trois élites, politiques, économiques, sociales.

Dans leurs discours officiels, les élites politiques, économiques et sociales se critiquent réciproquement et se présentent, chacune, comme la plus compétente pour gérer les rapports sociaux. En véhiculant elles-mêmes l’illusion de leur prééminence, sinon de leur pureté, elles se montrent comme les créateurs de leur propre mythe. Alors que ce n’est pas la question du pouvoir, mais celle de la gouvernance, qui s’esquisse. Non pas comme exercice du pouvoir par l’une ou l’autre des élites en concurrence, mais comme capacité à entrer en projet, comme l’art de savoir articuler des dynamiques différentes pour les mettre au service de l’humanité. L’un des défis actuels de la gouvernance n’est plus la difficulté de concilier l’intérêt général porté par l’autorité politique et la multiplicité d’intérêts privés, mais le fait que cet intérêt général est de plus en plus considéré par les uns comme objet de pouvoir, par les autres comme quelque chose de l’ordre de l’idéologie. À l’image des boules de billard pour représenter les relations entre les États, se substitue l’image de la toile d’araignée illustrant mieux la multitude d’interactions et de transactions complexes aussi bien politiques, économiques, sociales, etc., qui ne peuvent plus être centralisées ni gouvernées par une seule instance de façon classique. Les enjeux ne se situent donc pas uniquement au niveau de modèles politiques, économiques ou sociaux qu’il faudrait repenser. Ils englobent l’ensemble de la vie de l’humanité sur la planète. Si cette articulation, pour autant nécessaire, semble encore très prématurée, nous pouvons espérer au moins le refus d’une attitude dogmatique de la part des uns et des autres pour qu’un dialogue puisse être construit.

Ces enjeux montrent l’importance de deux autres phénomènes actuels. La diffusion des pouvoirs et la dissémination de la violence. Car si les enjeux actuels favorisent la revendication de particularismes de toute sorte, ils entravent en même temps leur institutionnalisation.

Cette façon d’aborder ce qu’on appelle aujourd’hui « la mondialisation », permet d’établir des relations, en termes de rupture ainsi qu’en termes de continuité, entre de nouveaux enjeux et de vieilles traditions, entre les conflits d’hier et les menaces d’aujourd’hui.