Claske DIJKEMA, juin 2017
La figure du géographe, entre traducteur et traitre
Les chercheurs sont des faiseurs d’images, comme Ingres et Delacroix l’étaient à leur époque, comme l’a bien montré Edward Saïd dans son analyse critique de l’orientalisme. Le travail de Claire Hancock nous met en garde contre une série d’écueils courants dans le métier de géographe. Elle propose la figure de la Malinche comme symbole du chercheur qui performe un double rôle de traducteur et traître. Avec elle nous nous posons la question comment ne pas trahir nos terrains, et comment éviter mal représenter ce que nous observons ?
Cet article questionne donc la figure du géographe à travers trois figures de l’histoire mythique de la colonisation mexicaine : Le colonisateur, l’indigène et l’enfant né des de leurs rapports. Elles m’accompagnent dans mes questions de positionnement d’apprenti géographe dans un quartier populaire à Grenoble, un terrain ou la question postcoloniale est très pertinente.
La géographie comme discipline a joué un rôle important dans l’entreprise coloniale (Depreste, 2017). C’est pourtant dans un contexte colonial que Claire Hancock puise son inspiration pour (re)définir le rôle de géographe. Elle trouve en la Malinche, figure mythique du temps de la colonisation mexicaine, cette double possibilité du géographe d’être traducteur et traitre en même temps. C’est une idée qu’elle développe dans deux textes différents : « Décoloniser les représentations » (2008) et « Délivrer nous de l’exotisme » (2007).
« Ne faudrait pas, avec humilité, penser le rôle de géographe comme celui de traducteur/trice : celui qui fait passer d’un univers de références à un autre les choses qu’il a apprises. Ce qui n’implique nullement que sa position soit neutre : la position du traducteur est en fait inconfortable, parce qu’il/elle est pris/e entre deux mondes, ni totalement « de » l’un, ni totalement dans l’autre, traître, finalement, à l’un comme à l’autre. En ce sens, la meilleure image du géographe, ce serait la Malinche, l’indigène mexica, qui a servi d’interprète à Cortés et partagé un temps la couche du conquérant ; qui à la fois lui a permis de mieux comprendre le monde étrange auquel il était confronté, et lui a fourni les moyens de l’asservir. » (Hancock, 2007 :78)
(..) « La Malinche met ses compétences au service de l’esprit de conquête ; mais elle sera aussi le vecteur de la naissance (le vecteur symbolique, une des milliers ou millions de vecteurs effectifs) de la « race » hybride, « raza cosmica » unissant l’Europe et l’Amérique, qui est glorifiée dans le discours national mexicain. » (Hancock, 2007 :79)
A la suite de Hancock, je me pose la question si une image plus réaliste du géographe, ne serait pas celle de Cortés, le conquérant qui a partagé un temps la couche de l’indigène mexica qui lui a servi d’interprète. De leur union est né un fils, symbole de mélange et d’espoir, mais au final Cortes a préféré se marier à une semblable : une blanche de la même classe sociale. Le partage et l’intimité se limitent à des temporalités et des lieux spécifiques. Avec la Malinche il pouvait partager le lit à l’heure de la nuit, loin des regards et dans des endroits privés. Quand vient le jour, vient l’exposition à la lumière et aux regards qui fixent ce personnage public.
Les figures de Cortés, La Malinche et leur fils Martin m’ont permis de percevoir trois rôles du géographe que j’ai incarné à un moment ou un autre sur mon terrain. Premièrement, Cortès avec son regard tranchant qui classe en catégories pour mieux régner. Il n’y a pas de traduction. Il n’y a pas de trahison de sa part car ses loyautés envers sa mission au nom du pouvoir espagnol sont claires. Ensuite La Malinche, la figure de la traductrice/traitre. Enfin Martin, symbole de la transformation des deux parts égales à la création d’un nouvel être. Il incarne peut-être l’espoir mais aussi l’enjeu du futur et sa fragilité.
Je développerai ici comment je me reconnais dans chacune de ces figures quand je pense à ma position en faisant du « travail de terrain » [un terme en soi assez problématique] dans un quartier populaire au sud de Grenoble.
Cortés, le conquistador
Pourquoi me reconnais-je en Cortès ? Premièrement par défaut parce que je ne suis pas indigène donc je pourrais difficilement être la Malinche. J’ai la même couleur de peau que Cortès et avec mes yeux bleus et mes cheveux relevés je ne pourrais être rien d’autre que proche du pouvoir en tout cas, c’est ce que je perçois dans les regards que je croise dans le quartier.
Le fait que je suis une femme et que je parle avec un accent, n’étant pas française d’origine, fait que je ne pourrais pas vraiment être Cortés non plus avec sa virilité perçante, appuyée par son armée. Néanmoins, comme lui, j’ai une mission dans un territoire inconnu. Je suis payée par les pouvoir publics qui cherchent à acquérir du savoir pour mieux gouverner, dans le sens de pacifier, son territoire.
Un dernier lien que je vois entre moi et Cortés est que lui et moi qui vont quelque part sans trop questionner notre légitimité à invertir des lieux où nous ne sommes pas nés, où nous n’habitons pas. En tout cas, pas au départ. Lui, il va au Mexique et il entre dans l’histoire locale et en sort à sa guise. En ce qui me concerne, je vais dans un quartier et j’en sors. En sortant, je traverse la rue et j’entre à l’université. Mais à l’inverse, il est arrivé que quand une personne du quartier voulait assister à une table-ronde que j’organisais, on lui a refusé l’accès. Donc, moi j’entre et je sors du quartier mais quand mes interlocuteurs veulent faire le même mouvement ils se confrontent à des portes, des barrières, comme la Malinche qui a trouvé la porte de la chambre à coucher de Cortes ouverte mais la porte au mariage fermé. Les portes de l’université s’ouvrent pour les habitants de quartier qu’à partir de 17.30, l’heure que les équipes de ménage arrivent.
La Malinche, la traductrice/traitre
Je pourrais donc être Cortés et servir le pouvoir avec le savoir que je produis mais ce n’est pas inévitable. Je pourrais aussi me reconnaître dans la Malinche dans sa capacité de traductrice/traître. Malgré le fait que je ne serai jamais indigène, je me sens au pivot de deux entités géographiques. Avec un pied dans le quartier et un pied dans l’université, je sens la tension de mes jambes en grand écart.
L’expérience suivante sert comme illustration de cette tension. Un collectif du quartier dans lequel j’étais impliqué avait organisé un bus pour aller à la Marche pour la Dignité et contre le racisme qui avait lieu le 31 octobre 2015 à Paris. Au sein du collectif on (nous veut dire ici le collectif auquel je m’inclus) lisait les mêmes auteurs féministes que mes collègues à l’université. Le lendemain de la Marche nous (nous dans le sens du groupe de recherche à PACTE auquel je m’inclus) avions préparé un atelier entre chercheurs et femmes ayant participé à la Marche pour faire un retour sur la dernière. Sauf qu’entretemps l’attentat a eu lieu au Bataclan et un collègue universitaire y avait trouvé la mort. Cet atelier était prévu par hasard, l’après-midi suivant le moment de commémoration à l’IGA. Lorsque nous nous trouvions tous ensemble autour d’une grande table, deux femmes ayant participé à la Marche (trois avec moi) et 25 chercheurs (tandis que d’habitude on est environ 8), il était difficile de trouver les mots pour se parler. La salle était remplie de tensions. La première personne à parler avait préféré se taire, pour -par la suite- tenir un discours sur le voile et le féminisme difficilement acceptable pour ma copine féministe du collectif de quartier, portant un voile. J’étais entre ces deux et mon corps s’est crispé et est resté tendu pendant des jours, justement parce qu’il me manquait des mots dans cette traduction. En parlant les langues des deux côtés on a accès aux deux mondes et accès aux imaginaires des uns et des autres mais ce qui ne veut pas toujours dire qu’on puisse les traduire de façon qu’ils permettent aux uns et aux autres de se comprendre.
Martin, le fils, la naissance d’un futur qui continue à s’écrire
Enfin j’arrive au personnage de Martin, cet enfant qui n’a pas demandé d’être né mais qui est le fruit de la rencontre, la suite du contact établi grâce à la traduction. Au-delà de l’échange de paroles, je me suis intéressée à comment, à travers la recherche nous pourrions créer des choses ensemble ? Au-delà de la traduction, comment se rencontrer, provoquer ce brassage, cette hybridation, comme une forme de politique préfigurative qui fait naître de nouvelles réalités ?
Notes
Ce texte a été rédigé dans le cadre de Méthéogéo, l’atelier des doctorants en géographie à PACTE, qui a eu lieu en juin 2017 et pour lequel Claire Hancock a été l’invité d’honneur. L’objectif était de questionner nos rapports « au terrain » à partir de son travail.