Karine Gatelier, Grenoble, décembre 2015
Avec le début de la guerre, c’est la fin du conflit
La France est en guerre. Face à l’escalade dans la violence du terrorisme qui la frappe, la République répond par une escalade sécuritaire.
« La France est en guerre »
L’état d’urgence a été décrété quelques heures après les tueries qui ont ensanglanté l’agglomération parisienne, alors que les opérations de police n’étaient pas terminées, et
acté lors d’un conseil des Ministres exceptionnel réuni dans la nuit du 13 au 14 novembre. Il prend effet à 0h00 le samedi 14 novembre, sur tout le territoire français. Son prolongement pour trois mois, uniquement possible dans le cadre de la loi, a été effectif après la présentation du projet de loi en Conseil des Ministres le mercredi 18 au matin, au Conseil d’État et en Commission des lois de l’Assemblée nationale l’après-midi même et au Sénat le lendemain. Il y fut adopté à une écrasante majorité.
Parallèlement au renforcement des instruments juridiques, les contrôles aux frontières ont été rétablis et le dispositif militaire a été étoffé : le déploiement de 10.000 soldats de l’opération Sentinelle1, relevée au niveau le plus élevé, vient s’ajouter au plan Vigipirate, complétant ainsi le contrat Protection de l’armée de terre. Pour la première fois depuis la guerre froide, l’effectif militaire affecté à l’intérieur est égal à celui affecté à l’extérieur du territoire.
Enfin, et avant même la fin du week-end meurtrier, les frappes aériennes françaises ciblent Rakka, en Syrie. Le président l’avait annoncé, nous allons « répondre de façon impitoyable »2.
Et dans les jours qui suivent, les assignations à résidence ainsi que les perquisitions, de nuit notamment, se multiplient, donnant aussi lieu à des abus et des débordements dont certains ont pu être documentés et dénoncés3. Les déclarations sont également nombreuses sur l’expulsion d’imams radicalisés : « ceux qui doivent être expulsés parce qu’ils prêchent la haine en France »4, la déchéance de la nationalité française, pour « ceux qui bafouent ce qu’est l’âme française »5 et la « dissolution des mosquées dans lesquelles des acteurs appellent ou profèrent la haine ».
À cela, s’ajoutent les discours. « La France est en guerre » sont les premiers mots du président devant le Parlement réuni en Congrès à Versailles le 16 novembre et ils avaient été déjà lâchés dès le lendemain des attentats. L’entourage du Président pouvait ainsi confier aux journalistes au matin du samedi 14 novembre, lors de la concertation avant la seconde allocution télévisée du président : « La France est en guerre, donc il faut tenir un discours de guerre » 6. Depuis le 13 novembre, la posture du Président de guerre s’intensifie, il « n’avait jamais porté le vocabulaire guerrier à ces hauteurs »7.
Il ne faut pourtant pas voir de réelle rupture dans l’enchaînement de ces décisions politiques mais plutôt les effets de déclarations, dont le retentissement est accentué par les récents événements alors que ces décisions étaient en gestation. En effet, depuis les attaques des 7 et 9 janvier, d’autres opérations terroristes, déjouées ou accomplies, rendues publiques ou maintenues dans le secret, ont émaillé les mois suivants. Et nombre de mesures sécuritaires avaient déjà été décidées : les attaques aériennes en Syrie datent de septembre 2015 ; la réactivation et la hausse du niveau des opérations Vigipirate et Sentinelle sont intervenues à plusieurs reprises au cours de l’année.
Peut-on considérer légitimement la France en guerre ? Ce terme doit-il, encore en 2015, être compris comme un affrontement armé entre États ? Ce qui n’est pas le cas ici. L’État français commet des actes guerriers sur le sol syrien depuis septembre 2015, et avant cela en territoire irakien, sous la forme de frappes aériennes. La société française n’en avait qu’une faible conscience et vivait dans le luxe de pouvoir l’ignorer puisque cette guerre était menée loin de son territoire par une armée de professionnels. L’illusion de cette société en paix est tombée, avec plus de clarté encore, au soir du 13 novembre.
La démocratie française sur le chemin de la guerre : la tentation totalitaire
Les temps de guerre sont singuliers au moins à deux égards : ils se fondent sur la désignation d’un ennemi et se nourrissent d’unanimisme.
Les étapes de la décision politique énoncées plus haut, pour construire la réponse sécuritaire dans une mesure rarement égalée dans l’histoire de la République, illustrent la quasi-unanimité dans laquelle elles se sont déroulées : dès le 17 novembre, le Premier Ministre appelle à « l’union sacrée »8. Et, pour un temps en effet, l’opposition politique s’est autocensurée pour accepter son devoir d’unité. Les votes pour le prolongement de l’état d’urgence au Parlement le montrent bien. Pour un temps seulement, car tant l’opposition politique que la société dans sa diversité exprime ses critiques sur ce qui est perçu comme des mesures excessives (prolongement de l’état d’urgence) et dénonciation du « tout sécuritaire »9.
L’ennemi, quant à lui, est désigné : Daech (après quelques errements de la diplomatie française qui refusait de hiérarchiser dans la lutte en Syrie entre Daech et le régime de Bachar Al-Assad dont elle réclame le départ). Et on cède à la tentation totalitaire, en particulier quand on qualifie les combattants qui le composent de barbares.
Parce que la notion d’ennemi est consubstantielle aux conceptions totalitaires de l’Histoire, dans quelles conditions une démocratie peut-elle déclarer combattre des ennemis sans verser dans le totalitarisme ? Tant dans les situations de guerre que comme argument électoraliste fondé sur une politique de la peur, le recours à la désignation d’un ennemi flirte avec les marges de la démocratie: les temps de guerre sont des temps où l’espace politique de la confrontation des idées se réduit à la faveur d’une union sacrée à laquelle nous pressent la perception d’une menace et un sentiment d’urgence ; la désignation de certains groupes de la société comme des ennemis — et le recours à ce procédé concerne des niveaux de menace de différente nature et de degrés variés, les migrants, par exemple, comme les menaces au système social hier et à la sécurité aujourd’hui — nourrissent une politique de la peur qui ne convoque pas au pouvoir les idées les plus démocratiques.
Tsvetan Todorov nous aide en suggérant que « pour main- tenir l’usage de la notion d’ennemi en régime démocratique, il conviendrait cependant d’en infléchir le sens »10. « Si l’on renonçait à faire de l’ennemi une substance à part, on pourrait y voir plutôt un attribut, un état ponctuel et passager, qui se retrouve en tout un chacun. Plutôt que d’éliminer les ennemis, on se donnera comme tâche d’empêcher les actes hostiles ». Todorov, avec cette pro- position, déconstruit un nouvel essentialisme et nous situe d’emblée dans une perspective transformatrice, et non plus destructrice propre à la guerre : transformer cet Autre hostile, voire violent, au lieu de l’éliminer. Rappelons que les efforts de la diplomatie française depuis le 13 novembre visent à convaincre de « la nécessité de détruire Daech »11, et le président n’a pas ménagé ses efforts auprès du président des États-Unis, de l’ONU et des dirigeants de l’Union européenne. Nous sommes bien dans la logique de la maxime de Lénine, « exterminer sans merci les ennemis de la liberté ». Une perspective trans- formatrice, au contraire, consisterait à comprendre l’ennemi, l’acte violent, en déportant le regard et l’analyse de son côté, pour en saisir la logique propre. Cette compréhension est indispensable pour penser les modes d’action à mettre en œuvre contre la violence.
Par la suite, et une fois la violence combattue, la société poursuit son existence. La question de son nouveau mode de fonctionnement se pose alors : que vont devenir les ennemis d’hier ? Un autre des principes d’un travail sur les conflits établit que sortir d’un conflit, c’est « faire avec », avec l’Autre, avec l’ennemi d’hier. Tout ennemi qu’il fut, et qu’il reste bien souvent dans les esprits, doit trouver une place dans la société qui sort du conflit, une place sans l’injustice et l’humiliation qui nourriraient un nouveau conflit. Ce principe s’appuie sur l’épreuve des faits : aucune guerre n’est parvenue à faire disparaître l’intégralité de ses ennemis et si les vainqueurs poursuivent la logique destructrice généralement en dominant les vaincus, en les réduisant, en les aliénant, ils transforment ainsi la violence directe de la guerre, en violence structurelle de l’inégalité.
La proposition de déchéance de la nationalité n’est-elle pas une métaphore de la destruction de l’ennemi ? Symboliquement, sans doute, parce qu’elle ne résiste pas à l’épreuve de la pratique : tant que les terroristes qui nous menacent s’inscrivent dans une logique de martyr et un mode opératoire du suicide, cette sanction se révèle d’une faible utilité. Et prendre une mesure qui concerne les situations de double nationalité n’est-ce pas une façon de nier que les personnes auxquelles elle s’applique ont grandi en France, et de faire peser la responsabilité de l’acte sur le caractère étranger ? Le code civil12, et le président l’a rappelé, prévoit de ne pas déchoir de la nationalité si cela a pour résultat de rendre la personne apatride. « Je dis bien même s’il est né Français, dès lors qu’il bénéficie d’une autre nationalité », a-t-il insisté13.
Depuis le 13 novembre, la France est gouvernée à coups de certitude. Nous voudrions proposer au contraire de se situer dans une perspective de transformation de la société parce qu’elle est traversée de conflits qui réclament d’être compris. Pour cela, le besoin premier est de confronter les représentations, les opinions et les idées des Français.
Le besoin d’exprimer la contradiction et le dés- accord, à l’opposé d’une « union sacrée » par temps de guerre
Une séquence s’est ouverte en janvier 2015, avec les tueries à la rédaction de Charlie Hebdo puis dans une épicerie juive. Des dissonances se sont fait entendre, accompagnées de désaccords et d’expressions du malaise, sur fond d’unité nationale célébrée le 11 janvier avec une marche citoyenne qui réunissait quelques 4 millions de personnes. Des temps collectifs de recueillement non respectés, sans doute des épiphénomènes amplifiés par les effets de la médiatisation, l’universalisme des valeurs républicaines bousculé pour dénoncer leur instrumentalisation au profit d’un discours xénophobe (Jacques Rancière) sont venus troubler ce qui était présenté comme un bel unanimisme.
Les actes terroristes de l’année 2015 ouvrent une boîte de Pandore. Ils questionnent en profondeur de multiples domaines de l’action politique française : sa politique étrangère, son interventionnisme, la doctrine de son armée ; l’avenir de sa jeunesse qui se heurte à un chômage de masse ; celui de territoires défavorisés, de leurs populations qui expriment le sentiment d’être délaissées et discriminées ; la relation aux populations issues de l’immigration, aux étrangers, à l’immigration…
Le doute est une posture que nous cultivons et le chemin de la transformation passe par un certains nombres de questions :
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Pourquoi des jeunes français en viennent à tuer de sang froid d’autres Français, dans une France libre que l’on perçoit en paix depuis une soixantaine d’années ?
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Pourquoi des jeunes français rejoignent les rangs d’une organisation terroriste ? Que recherchent-ils auprès d’elle ? Un cadre d’autorité ? Un idéal ? Une justification à leur violence ?
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En quoi Daech constitue une offre que la France ne peut pas proposer ?
En désignant avec précision, dans toute sa complexité, la nature du conflit qui anime la société française, un chemin significatif aura été parcouru vers une sortie politique. Sans doute cette définition de la nature du conflit doit être faite de manière concertée avec tous les niveaux de la société qui se sentent concernés.
Ces questions, fondamentales pour comprendre pourquoi la France est sous le coup de menaces aussi graves, pour trouver des réponses, ont besoin d’un climat de confiance qui permette l’échange bienveillant et apaisé de nos idées. La guerre dans laquelle se lance la France ne le permet pas. Les tueries du 13 novembre polarise le conflit au point d’en dissimuler des complexités apparues au lendemain des assassinats des 7 et 9 janvier. La guerre aujourd’hui déclarée rend impossible l’émergence et l’ex- pression du conflit. Pourtant il y a urgence à ouvrir les espaces qui permettront son expression, pour l’analyser, le comprendre et entreprendre d’agir dessus.
Notes
1 Opération de l’armée française décidée suite aux attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015 et entrée en action le 12, Sentinelle consiste à déployer des militaires autour des lieux identifiés comme sensibles comme les écoles, les lieux de culte, les représentations diplomatiques et les organes de presse.
2 Communiqué de l’Élysée, Le Monde, daté du 17 novembre 2015.
3 Outre les articles de presse qui ont dénoncé les cas de perquisitions et d’assignations à résidence perçues comme abusives, le quotidien Le Monde a contribué à la création d’un observatoire « Vu de l’intérieur. Observatoire de l’état d’urgence », delinquance.blog.lemonde.fr/2015/11/23/observons-letat-durgence/
4 Ministre de l’Intérieur, Le Monde, 17 novembre 2015.
5 Ibid.
6 Le Monde, 17 novembre 2015.
7 Le Monde, 18 novembre 2015.
8 Le Monde, 17 novembre 2015.
9 Rapport confidentiel défense du SGDN, 2013, voir www.mediapart.fr/journal/france/110116/ terrorisme-un-rapport-confidentiel-defense-condamnait-en-2013-le-tout-securitaire
10 Tzvetan Todorov, « Ne dé-shumanisons pas l’ennemi », Le Monde, 12 décembre 2015.
11 Le Monde, 17 novembre 2015.
12 Article 25 du code civil 2015.
13 Le Monde, 17 novembre 2015.