Jean-Marie COLLIN, Michel DRAIN, Bernard NORLAIN, Paul QUILES, France, avril 2015
Les mythes sur la dissuasion nucléaire
La remise en cause du prétendu pouvoir de l’arme nucléaire pose la question globale de l’utilité de la bombe.
Depuis 1945, l’humanité est entrée dans une nouvelle ère, celle d’avoir la capacité de détruire de manière durable son environnement. L’utilisation de deux bombes atomiques, les 6 et 9 août 1945, tuant près de 150 000 personnes a été présentée comme le symbole et la raison de la fin de la seconde guerre mondiale. Malheureusement, la croyance que la paix fut acquise grâce à l’atome militaire est aujourd’hui démasquée.
L’histoire de la fin de cette guerre est beaucoup plus complexe. Le mythe du rôle décisif de l’arme nucléaire dans la fin du conflit a été décrypté et analysé, à partir d’une meilleure connaissance des raisons qui ont poussé les autorités japonaises comme américaines à le propager.
Les mythes dont fait l’objet la bombe atomique sont nombreux et ont contribué à accroître son aura, à travers notamment les discours des politiques et les affirmations des militaires. On prétend par exemple qu’on ne peut la remettre en cause, puisque c’est elle qui assurerait la garantie de la paix et cela pour des coûts modiques. De même, il serait impossible de « désinventer » une telle arme. De telles affirmations ont été érigées en totems, apparemment impossibles à être remis en cause.
Pourtant, de nouvelles recherches, fondées sur les archives qui s’ouvrent de plus en plus, permettent de mieux comprendre la réalité de l’histoire des armes nucléaires. La fin de l’opacité des travaux parlementaires aide également à démonter ces mythes.
Les armes nucléaires ont permis de mettre fin à la seconde guerre mondiale
Hiroshima et Nagasaki sont le symbole de l’horreur provoquée par l’utilisation des armes nucléaires. Pendant 70 ans, personne n’a remis en cause le lien entre la capitulation du Japon le 13 août 1945 et la destruction de ces deux villes, les 6 et 9 août 1945.
Or, depuis une vingtaine d’années, des archives en provenance du Japon, de la Russie et des États-Unis contredisent très nettement ce récit traditionnel et notamment l’enjeu que représentait Hiroshima. Cette ville n’ayant aucune importance stratégique, pour quelle raison sa destruction aurait-elle entraîné la fin de la guerre, alors même que les États-Unis avaient bombardé 68 villes japonaises au cours de l’été 1945 ?
On imagine souvent, parce qu’on en souligne l’horreur, que le bombardement d’Hiroshima a été la pire attaque qu’ait subie une ville lors de cette guerre. La réalité est bien différente. De nombreux bombardements conventionnels furent beaucoup plus meurtriers (l’attaque sur Tokyo causa plus de morts que celle de la ville d’Hiroshima). Pour les dirigeants japonais, la destruction d’Hiroshima ne changera pas la situation stratégique du pays. Les soldats restèrent postés sur les plages après cette explosion nucléaire, prêts à attendre l’arrivée des troupes américaines.
Des documents militaires japonais montrent ainsi l’absence de panique à la suite du bombardement d’Hiroshima. Le 8 août, le lieutenant Général Kawabe écrit dans son journal avoir éprouvé un « sérieux coup » lorsqu’il comprit qu’une bombe atomique avait détruit Hiroshima. Il est curieux que l’événement supposé forcer le Japon à se rendre n’ait pas provoqué en lui un plus grand émoi. Plus étonnant encore, ce qu’il écrit par la suite : « nous devons », dit-il, « être tenaces et poursuivre le combat ». Les paroles de ce général ne ressemblent pas à celles d’un homme qui se prépare à capituler. Le 13 août, le ministre de la guerre, le Général Anami fait remarquer, pour sa part, que les armes atomiques ne représentent pas une menace plus grave que les bombardements incendiaires qui se sont abattus sur le Japon depuis des mois !
En revanche, lors de cette deuxième semaine d’août 1945, un autre événement cadre parfaitement avec la chronologie de la capitulation du Japon. Le 8 août à minuit, l’Union Soviétique déclare la guerre au Japon et envahit les territoires japonais situés sur le continent, sur la moitié sud de l’île de Sakhaline, ainsi que sur d’autres territoires. Le Japon pouvait être en mesure de lutter contre une seule puissance (les États-Unis) attaquant une seule région, mais il lui était impossible de se défendre contre deux grandes puissances attaquant deux régions différentes. Six heures après l’arrivée de cette nouvelle à Tokyo, le Conseil suprême demande à se réunir pour discuter d’une capitulation inconditionnelle.
L’invasion soviétique a donc clairement déclenché une crise, contrairement au bombardement d’Hiroshima, à propos duquel il fut suggéré, seulement deux jours plus tard, de réunir le Conseil suprême, mais cette proposition fut déclinée par l’armée. L’arrivée des Soviétiques fut bien un élément primordial dans la capitulation japonaise.
Le mythe de la bombe1 va naître, parce qu’il sera le moyen pour l’Empereur du Japon d’indiquer que son pays a dû se rendre devant une « une arme miraculeuse «, une technologie militaire à laquelle il ne pouvait résister. La bombe fut un prétexte parfait pour expliquer la défaite et le moyen de sauver la face, de conserver le régime politique du Japon. Les États-Unis, eux, avaient également intérêt à indiquer que cette arme avait sonné le glas de la guerre tout en leur apportant une capacité de puissance exceptionnelle, à l’heure ou tout démontrait que le futur adversaire serait l’Union soviétique…
Loin d’avoir réalisé un choc psychologique décisif, le fait que le bombardement d’Hiroshima ait eu une incidence sur les décisions des dirigeants japonais n’est donc pas aussi limpide qu’on a voulu le faire croire. La remise en cause de cette donnée principale du prétendu pouvoir de l’arme nucléaire vient ainsi poser la question globale de l’utilité de la bombe.
La Bombe assure la paix !
Le 19 février 2015, sur la base des Forces aériennes stratégiques d’Istres, le Président Hollande a prononcé son premier discours sur la dissuasion nucléaire. Il a déclaré que « La France est une puissance de paix, et c’est pourquoi elle se défend, pour la paix ! ». Quelques années plus tôt, le 21 Mars 2008, c’est Nicolas Sarkozy, alors président, qui avait dit : « Je suis venu pour adresser à la Nation un message simple : sa sécurité sera assurée face aux menaces du monde, et la France jouera tout son rôle pour la défense de la paix et de ses valeurs. » De manière beaucoup plus directe, le 19 janvier 2006, le président Chirac, lors de sa visite aux forces aériennes et océaniques stratégiques de Landivisiau et de l’île Longue avait affirmé : « Pendant toutes ces années, les forces nucléaires françaises ont assuré la défense de notre pays et ont largement contribué à préserver la paix ».
L’arme nucléaire est donc clairement présentée comme l’arme qui permet la paix. Cette affirmation est communément admise et souvent associée au fait que la paix aurait été préservée en Europe pendant toute la période de la Guerre froide grâce à cette arme. Que ce soit par son effet dissuasif et par la perspective d’un holocauste général ou parce qu’elle a donné aux deux grandes puissances (États-Unis, Union soviétique) un prétexte pour ne pas s’affronter directement, elle aurait évité le déclenchement d’une troisième guerre mondiale.
L’arme nucléaire a probablement joué un rôle dans le fait que l’Europe n’ait pas connu de grandes confrontations pendant cette période. Cependant, il est abusif d’en tirer une conclusion générale, comme le font les partisans de la « bombe » qui prétendent, en s’appuyant sur ce constat, que l’arme nucléaire garantirait de façon absolue « la paix nucléaire ».
Si l’arme nucléaire et donc la dissuasion apportaient vraiment une garantie de paix, le moins que l’on puisse dire est que cette garantie est loin d’être infaillible, lorsqu’on examine l’histoire des puissances nucléaires depuis 1945. Pourquoi les États-Unis, seul État à disposer d’un arsenal nucléaire en 1948, ne sont-ils pas parvenus à empêcher le blocus soviétique de Berlin ? Pourquoi la peur atomique n’a t-elle pas empêché la Chine de rallier la Corée du Nord en guerre en 1950 ? Si la dissuasion protège le territoire des États qui la possèdent, pourquoi les territoires occupés par Israël ont-ils subi une attaque en 1973 ou des grandes villes (comme Tel-Aviv) ont-elles été atteintes par des frappes balistiques en 1991 ? Si la dissuasion impressionne et rend puissant, pourquoi les Argentins ont-ils attaqué en 1985 les îles Falkland appartenant au Royaume-Uni, puissance nucléaire ?
Nombreux sont les faits qui montrent que les dirigeants politiques, lorsqu’ils ont la volonté d’agir, ignorent la dissuasion nucléaire de leur adversaire et déclenchent une guerre, mettant ainsi à bas la paix.
Les armes nucléaires coûtent cher !
Pendant de très nombreuses décennies, le coût de la dissuasion nucléaire a été largement sous-estimé. Pourtant, fabriquer, acquérir, déployer des armes nucléaires sont des opérations qui coûtent extrêmement cher. La remarque du Président du Pakistan, Zulfikar Ali Bhutto, qui lança un programme de recherche nucléaire en 1974, en dit long : « Notre peuple aura sa bombe islamique, même s’il lui faut manger de l’herbe pour la financer. »
La comptabilité nucléaire étant une des plus opaques, il a toujours été très compliqué de savoir la réalité du coût de la possession d’un tel armement. Cette opacité avait comme objectif de cacher la réalité des sommes dépensées et d’empêcher un adversaire de recouper des informations chiffrées et de découvrir ainsi la réalité de l’arsenal militaire. L’ordre de grandeur se chiffre en milliards (Md), comme c’est le cas pour les États-Unis, qui ont dépensé la somme de 5 800 Md $ sur la période 1940-1996.
Contrairement à ce que l‘on pourrait croire, avec la fin de la Guerre froide et la diminution des arsenaux nucléaires (de 70 000 ogives nucléaires en 1985 à moins de 20 000 en 2015), les dépenses liées à cette arme n’ont pas pour autant diminué. En effet, en 2011, pour la première fois, la barre symbolique des 100 Md $ de dépenses annuelles mondiales pour des programmes d’armement nucléaire a été franchie. Ce calcul, réalisée par l’organisation Global Zéro, inclut la recherche, le développement, les essais, l’exploitation, la maintenance et la mise à niveau de l’arsenal nucléaire (armes et vecteurs), de ses principaux sites de contrôle, de commandement et de communications, des infrastructures d’alerte ainsi que les coûts liés à l’environnement et à la santé, à la défense antimissile affectée à la défense contre les armes nucléaires, à la lutte contre la menace nucléaire et à la gestion des incidents.
Et en France ? Il est de tradition de rendre ce budget opaque, comme l’indiqua Pierre Messmer, ministre des Armées du général de Gaulle : « Il y a des secrets militaires qui se traduisent par des silences budgétaires. Vous ne trouverez nulle part dans le budget militaire la possibilité de calculer exactement notre armement atomique. C’est très volontairement que nous l’avons fait ». Heureusement, la transparence s’est améliorée depuis cette déclaration faite en 1973. Sur la base de rapports parlementaires, on peut ainsi calculer que la France a consacré, entre 1945 et 2010, la somme de 357 Md € pour construire, déployer, contrôler, se protéger, démanteler et lutter contre la prolifération nucléaire.
L’un des programmes les plus coûteux, est celui de simulation des essais nucléaires, malgré le déni des parlementaires qui assurent que « les programmes en matière d’armement nucléaire sont toujours respectueux des calendriers, des délais et des coûts. » Les chiffres prouvent le contraire : 20 ans après son lancement, ce programme voit son budget littéralement exploser ! Si l’on se reporte aux premiers chiffres annoncés à la fin des années 1990, ceux-ci oscillent entre 2,8 Md € en 1999 et 4,6 Md € en 2000. Des chiffres qui ne feront que croître, puisqu’un rapport du Sénat annonçait un coût global de 5 Md € en 2002, puis 5,5 Md € en 2005, 6,4 Md € en 2008, pour se situer à h auteur de 6,6 Md € en 2009 et atteindre 7 Md € en 2012.
Il est à noter par ailleurs que le coût annoncé de la dissuasion n’inclut pas les dépenses liées à la gestion des déchets (création de centre de déchets, surveillance, catastrophes, …) et des matières fissiles créés pour concevoir les armes atomiques.
Désinventer la bombe : Une utopie bien réelle !
Pour de nombreux militaires et hommes politiques, une fois qu’un pays possède un arsenal nucléaire, il lui est impossible de renoncer à cette assurance-vie, garante de la sécurité de la nation. L’invention de l’arme nucléaire est un fait : « on ne désinventera pas la Bombe », disent-ils. Pourtant, les différents traités de contrôle et de non-prolifération ont l’ambition commune de parvenir à un monde sans armes nucléaires. L’Homme doit donc s’efforcer d’y arriver, par un processus politique et scientifique, à moins qu’il y parvienne tout simplement en abandonnant cette technologie du fait de son inutilité !
Deux exemples politiques sont la preuve qu’un pays peut se séparer de son programme nucléaire militaire : d’une part l’action de l’Argentine et du Brésil, en renonçant de façon commune à leur programme nucléaire ; et d’autre part la décision de l’Afrique du Sud de mettre un terme à sa capacité nucléaire militaire, en démantelant seule son arsenal nucléaire, convaincue de l’absence d’utilité de cette arme, après la disparition de « l’ennemi soviétique ». (voir la fiche : Ces pays qui ont renoncé à l’arme nucléaire).
Si une forte volonté politique peut mettre un terme à la capacité nucléaire scientifique et militaire d’un pays en quelques années (cas sud-africain), deux autres facteurs pourraient aussi peser :
-
La perte du savoir-faire. Donald MacKenzie et Graham Spinardi2, les théoriciens de ce concept ont démontré que le développement et la poursuite d’un programme nucléaire (militaire comme civil) dépendent principalement de la connaissance transmise entre les différentes générations de personnels. Dans le cas où cette transmission ne serait pas assurée, les ingénieurs de la nouvelle génération ne disposeraient d’aucun retour d’expérience, le savoir-faire se perdrait, et cela suffirait à annihiler l’arsenal nucléaire d’un État. Cette théorie est plus que jamais fondée en cette fin de décennie et inquiète le Commissariat à l’Energie Atomique (CEA) ainsi que les principaux laboratoires de recherche américains (Los Alamos, Sandia et Lawrence Livermore). Ils ont conscience de ce risque et n’hésitent pas à multiplier les campagnes de promotion dans les grandes écoles d’ingénieurs. En effet, en France comme aux États-Unis, des ingénieurs qui ont connu l’expérience de terrain en procédant à des essais nucléaires vont partir à la retraite. Leurs connaissances sont pourtant fondamentales pour la conduite des programmes de simulation des essais nucléaires…
-
L’inutilité de cette technologie. De tout temps, l’Homme est amené à abandonner des technologies (cas du Minitel, des armes à sous-munitions ou encore de la plateforme militaire Hiller VZ-1) du fait de leur inutilité, leur inefficacité, leur dangerosité, leur coût et de l’arrivée de nouvelles technologies plus performantes et plus pratiques d’utilisation. L’arme nucléaire se situe exactement dans ce registre : les fondements de la dissuasion nucléaire sont loin d’être certains (voir le mythe d’Hiroshima) et ce type d’arme ne garantit en rien la protection d’un pays, puisque son utilisation signerait la destruction d’une partie de notre société et polluerait toute une région de manière définitive.
Notes
1Pour plus d’information sur ce mythe lire : Ward Wilson « Ce n’est pas la bombe atomique qui a poussé le Japon à capituler » www.slate.fr/story/73421/bombe-atomique-staline-japon-capituler
2Donald MacKenzie et Graham Spinardi, “Tacit Knowledge, Weapons Design and the Uninvention of Nuclear Weapons”, American Journal of Sociology 1995, vol. 101, 1995.