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Modus Operandi
En librairie
Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo
Extraits de l’intervention d’Abdelaziz Chaambli
Abdelaziz Chaamby, Coordination contre le racisme et l’islamophobie, partage sa connaissance sur le type de discriminations que des musulman-e-s rencontrent dans la vie quotidienne.
Je voulais avant tout remercier les organisateurs de cette soirée parce que c’est original, c’est à encourager en tout cas. Moi ça me séduit et c’est comme ça que j’envisage le vivre ensemble. J’ai l’impression que c’est une psychothérapie collective. Et on en a besoin ! C’est vrai ! On est chacun un petit peu retranché dans notre monde et ce cloisonnement n’est pas né du hasard.
En préambule je voudrais dire que je m’excuse par avance des propos que je peux tenir qui peuvent paraître pour certain, radicaux. J’ai subi des discriminations depuis tout petit, je les ai vécues dans ma chair. Et c’est pour moi aussi une forme de psychothérapie que d’évacuer ça, avec cette colère au ventre. J’ai trois diplômes supérieurs et 30 ans d’expérience dans le social et j’ai perdu cinq fois mon travail ! Simplement parce que je suis militant associatif, musulman…
Aujourd’hui je suis grillé professionnellement (…) cela m’a donné une force que je ne retrouve pas chez d’autres acteurs qui ont une épée de Damoclès sur leur tête. Ils ne peuvent pas parler... parce qu’ils ont peur.
La réunion de ce soir me rappelle la Villeneuve des années 74-75, il y avait à cette époque une mixité de population, de couches sociales qui était extraordinaire. Il y avait ce mélange qui a disparu avec la fin des années 70 début des années 80. On a laissé les arabes ensemble, les vietnamiens ensemble, les noirs ensemble et les classes moyennes sont parties de ces quartiers. Cette réunion me donne l’espoir que tout n’est peut-être pas perdu ! C’est peut-être un début de quelque chose ! Il faut arriver à se reparler, à casser ces cloisonnements de classes, de race, de religion, d’ethnies, d’origine. De dire on peut s’asseoir autour de la table et vider son sac.
J’ai entendu dans un des groupes des discriminations de tous ordres, discriminations contre la femme, contre la maman qui élève seule son fils, discriminations envers une personne qui a une double culture qui est arabe mais qui n’est pas musulmane, qui est catholique, et qui a des enfants musulmans, et qui est discriminée des deux côtés. J’ai entendu la discrimination de la part de la police par rapport aux quartiers, par rapport aux jeunes qui sèment la zizanie. Il y a des discriminations géographiques, des discriminations sociales (…) Je crois que la discrimination est inhérente à l’Humain dès lors qu’il n’a pas de contre-pouvoir. Et il devient automatiquement un tyran, un discriminant vis-à-vis de celui qui est autour de lui.
Ce sont souvent les pauvres qui sont opprimés. Parce que ceux qui viennent à la place Vendôme ou au casino de Cannes avec le Niqab tout noir avec les enturbannés comme je les appelle, les obscurantistes qui interdisent à leur femme de conduire, on ne touche pas à ceux là. Quand je dis les pauvres gens, je veux dire le pauvre musulman qui aujourd’hui est devenu le cobaye d’une politique sécuritaire, d’une politique liberticide, les atteintes aux droits, les lois spécifiques, la loi du 15 mars 2004 ! C’est une catastrophe. Et ce n’est pas moi qui le dis, ce sont des professeurs et des chefs d’établissements qui ont demandé son abrogation, pourquoi ? Parce qu’elle a ouvert la vanne de l’islamophobie dans les centres de formation, dans les universités.
Aujourd’hui on est dans un continuum colonial. Tout à l’heure quelqu’un disait qu’il ne comprenait pas pourquoi il lui fallait huit ans pour atteindre un poste de responsabilité alors que les autres l’atteignent en cinq ans… Mais c’est parce que t’es un « bougnoule » ! Tu es un indigène et qu’on continue à te traiter et à te regarder de la même façon qu’on regardait tes ancêtres indigènes, avec un code spécifique où il fallait d’abord dire « tu ». Dans le code de l’indigénat, pour parler à l’indigène il fallait le tutoyer. On ne disait pas « Monsieur ». Aujourd’hui, on est en 2015 et ça n’a pas disparu…
Quand vous écoutez nos dirigeants politiques, ils pensent que nos malheurs ce ne sont pas les droits sociaux, ce n’est pas l’école, ce n’est pas la santé, ce n’est pas la retraite, ce n’est pas le pouvoir d’achat, ce n’est pas le chômage... le problème c’est l’arabe, c’est le noir. On nous prend vraiment pour des clowns. (…) On en est arrivé au stade où on nous fait croire que le fait que les enfants ne mangent pas de cochon ça remet en cause la laïcité ! Mais de quelle laïcité parlent-ils ! (…) La laïcité c’est un cadre juridique philosophie politique qui permet la séparation de l’église et de l’État et qui assure la liberté de conscience et la liberté de culte en privé et en public, individuellement et collectivement. C’est ça la laïcité ! C’est la préservation de la neutralité de l’espace politique vis-à-vis du religieux.
J’ai l’impression qu’on régresse, au lieu de faire société ensemble on a peur de l’avenir. (…) Moi je suis sûr qu’il y a des gens ici qui n’ont pas pu dire ce qu’ils avaient envie de dire : il faut le dire ! dites-le ! Vous êtes inquiet ? Il y a des gens qui flippent pour leur pays, pour leur identité, pour leur culture… Mais ce n’est pas que VOTRE pays c’est NOTRE pays et c’est ce qu’il faut commencer à faire. La France est composée d’Italiens, d’Espagnols, de Portugais, de Polonais, de Russes, d’Arabes (…) Il y a une peur.
Les Arabo-musulmans ne sont pas conscients que nos concitoyens ont peur de voir des foulards qui émergent un peu partout, des grands barbus qui ne disent pas bonjour, ou qui sont dans une démarche un peu de repli, de coupures, de rupture, voire même je dirais de racisme à l’envers !
Ceux qui remettent en cause le vivre ensemble, ce sont nos dirigeants, car ils sont en manque de projets, en manque de perspectives. Qu’est-ce qu’on fait ensemble aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’on fait de cette France, qu’est-ce qu’on fait de cette société ? Est-ce qu’on va continuer à faire semblant de ne pas voir qu’il y a un enfant qui meurt toutes les trois secondes à cause du capitalisme financier ? Est-ce qu’on va faire semblant de ne pas regarder qu’il y a de nouvelles guerres coloniales avec le prétexte de dire on va libérer ces femmes voilées d’Afghanistan, du Mali et de je ne sais pas où ? Pour en faire de véritables guerres, avec des armes qui tuent, avec des gens qui tombent.
La seule expérience qu’on a vue émerger dans les 30 dernières années c’est une expérience sociale avec le forum social européen en 2003. On s’est impliqués pour participer au forum social européen, pour dire : « on peut être musulman et musulmane avec un foulard et travailler pour le bien-être commun ». (…) Pour moi la « gauche », avec les valeurs de solidarité de liberté et de progrès, c’est notre famille politique. Et elle nous a trahis. Elle nous a trahis après la marche de 84. Parce que nous étions là, on s’est battu en 83 pour demander l’égalité des droits et la lutte contre le racisme, et on se rend compte que 30 ans après, un gouvernement de gauche est en train de faire la même chose. (…) Moi, à Grenoble, j’ai participé à des manifestations en 75 avec des slogans : « travailleurs immigrés travailleurs français : même combat même patron ». On ne l’entend plus ça ! Personnellement en 78 et 79 j’étais au MRAP. Mais on nous a, là aussi raconté beaucoup de sornettes. On parlait beaucoup de Charonne mais on ne parlait pas du 17 octobre 61, on ne parlait pas du 8 mai 1945… Après coup, je me suis dit mais enfin ils ne m’ont pas raconté cette histoire. Les Arabes jetés à la Seine… Ce n’est pas à travers le MRAP que je l’ai appris…
Si aujourd’hui il y a des organisations comme le CCIF ou comme le CRI c’est parce qu’on nous a obligés. Moi je m’en serais passé de cela et je n’avais pas besoin de m’enfermer dans une balkanisation des luttes. Je suis issu du Forum Social des Quartiers Populaires, je suis de Force Citoyenne Populaire, on a créé un parti politique autonome en disant aux jeunes : tenez, voilà les clés de la maison, maintenant vous êtes autonomes…
Il y a 30 ans, 40 ans de paternalisme, de l’esprit de Jaurès, qui dit les civilisations supérieures ont un devoir vis-à-vis de celles qui sont inférieures. C’était la gauche pourtant... et c’est resté malheureusement. C’est resté aujourd’hui quand on a le malheur de vouloir mener une lutte de manière autonome on est suspectés, on est diabolisés, on est criminalisés.
Je le regrette profondément, moi je suis déçu de la gauche, je suis issu de l’extrême gauche je suis un renégat, pour certains de l’extrême gauche. Parce qu’en 79 je les ai quittés. J’ai milité en 76, 77, 78 et en 79 je quitte l’extrême gauche parce que je découvre l’Islam. Et ça été le premier rendez-vous manqué. Parce que les copains d’extrême gauche, ne pouvaient pas concevoir qu’on puisse défendre les opprimés, lutter contre les oppresseurs, les dominants avec une spiritualité. (…) L’être humain a besoin de quelque chose d’autre. Il a besoin de rêve, il a besoin d’idéal, il a besoin de transcendance, il a besoin de sortir de sa dimension matérialiste. (…) J’ai compris qu’il y avait un problème en Occident, en France avec la religion en particulier, avec l’islam. La première révélation dans l’islam, le premier mot qui a été révélé dans l’islam dans le Coran c’est : « lis »… La science le savoir. La première chose que Dieu dit au prophète Mohammed sur l’Islam c’est « lis » : il n’a pas dit « prie » ! Il n’a pas dit « fais l’aumône » ! Il n’a pas dit « fais le Jihad » ! Il lui a dit « lis »…
Moi ma conception de l’islam me dit que je dois être à côté des pauvres. Et c’est d’ailleurs pourquoi aujourd’hui je pense qu’on manque de militants. C’est-à-dire de gens qui sont dans les luttes sociales, qui sont dans la lutte pour l’égalité, pour les rapports égaux entre le nord et sud, entre riches et pauvres.
Je finis sur le fait que, si on veut combattre l’ignorance, c’est le savoir mutuel qu’il faut développer. Il y a un verset du Coran, je m’excuse, je prêche pour ma mosquée, dans lequel Dieu dit : « nous avons créé un homme et une femme, nous avons fait de vous des peuples et des tribus pour que vous vous entre connaissiez ». L’entre connaissance ce n’est pas le multiculturel, c’est l’interculturel. Qu’est-ce que tu peux m’apporter, qu’est-ce que je peux t’apporter ? Qu’est-ce qu’on peut échanger ? (…) Excusez-moi de revenir sur mon référentiel musulman. Le prophète de l’islam dit aussi que le plus grand Jihad, celui-là on ne nous l’apprend pas dans les mosquées, mais le plus grand Jihad c’est une parole de vérité devant quelqu’un qui abuse du pouvoir. C’est-à-dire le contre-pouvoir.
A Bourgoin-Jallieu, il y a un procureur qui a décidé d’enlever leurs enfants à la famille Msakni. Sous prétexte qu’ils seraient susceptibles de partir au Jihad. Et que les enfants n’étaient pas scolarisés. Cela a fait le tour de la France, la vidéo a été vue 600 000 fois, ça été partagée dans le monde entier. On a reçu des messages de partout. Et en France, pas un mot. Ni les organisations politiques, ni la Ligue des droits de l’homme, ni le MRAP, ni SOS-Racisme...
Pire que cela, les associations musulmanes n’en ont pas parlé non plus ! Vous vous rendez compte ? On a intégré l’injonction qui est de dire ne parler pas de vos droits. Ne parlez pas de vos droits surtout s’il s’agit de gens un peu comme ça… un peu « salafisés » sur les bords comme dirait l’autre.
On est en train effectivement d’expérimenter le laboratoire des restrictions des libertés. Le fameux « patriote acte » de chez nous, qui va donner les lois antiterroristes qui sont en train de grignoter les droits de chacun de nous. Vos mails ne sont plus réservés ! Vos SMS ne sont plus réservés ! Votre voiture n’est plus à l’abri ! Ils savent ce qu’il se passe, où vous allez, de A à Z, sans aucune autorisation. Et cela s’est passé avec les imams. Ils ont expulsé 200 imams avec des militants associatifs musulmans, personne n’en parle ! Même pas les associations musulmanes. J’ai interpellé l’avocat d’un des responsables d’établir, « foi et pratique » à Paris et je lui ai dit mais comment cela se fait-il que personne n’en parle ! Il me dit, non, ils sont en train tout de ramper et de se coucher. Et bien ils ont été expulsés sans jugement, aujourd’hui on va vous incriminer sans jugement. Il suffit que demain, votre voisin téléphone à la police en disant « je l’ai vu arriver » d’ailleurs c’est arrivé en Belgique et j’arrête là parce que c’est humoristique. La police arrive chez quelqu’un avec tout plein de voitures pour l’encadrer et lui dit, qu’est-ce qui se passe ? On nous a appelés, on a dit qu’il y avait pas mal de femmes voilées qui venaient chez vous… Et elle dit, c’est normale j’ai ma mère qui est décédée, elles viennent faire les condoléances ! Vous voyez où est-ce qu’on en arrive. C’est une société où on est en train de restreindre les libertés des uns et des autres et si on ne les défend pas justement, si on n’est pas tous ensemble contre l’islamophobie systémique, contre les atteintes aux droits, demain c’est mon droit qui sera touché : avant-hier c’étaient les protestants, hier c’étaient les juifs, aujourd’hui ce sont les musulmans et demain ce sera peut-être toi. Donc il faut être conscient de cela et si on ne se lève pas, effectivement nos libertés vont en pâtir. Et j’espère qu’on n’arrivera pas là. En tout cas cette soirée est un début de réflexion et d’échanges autrement.
Extraits de l’intervention de Michel Kokoreff
Michel Kokoreff Professeur en sociologie à Paris 8 à Vincennes-Seint Denis – travaille depuis longues années sur les quartiers populaires. Ouvrage récent : « Refaire la cité, l’avenir des banlieues ».
Bonjour à tous et à toutes, je suis très heureux d’être parmi vous ce soir pour participer à ce débat sur les discriminations. Je ne sais pas si c’est une psychothérapie collective du vivre ensemble, mais en tout cas, il y a du monde.
Cela fait une bonne vingtaine d’années que je travaille sur les transformations sociales des quartiers populaires, et en particulier sur la dimension politique du problème des banlieues et cités HLM. Ma thèse peut se résumer en peu de mots : le problème des banlieues est social, il est urbain, il est sécuritaire, mais il est aussi et surtout de nature politique. Il est lié à un déficit de représentation des populations issues des quartiers populaires. Il y a tout un tas de choses qu’on a dit dans ce sens, que dit Abdelaziz depuis longtemps, que disent d’autres militants du FSQP ou d’ailleurs, qui ne sont pas audibles ou qui restent invisibles. Si le problème est politique, alors la solution est politique. La question des discriminations a une signification d’ordre politique. Parce qu’en mettant le doigt sur les discriminations, on interpelle l’État, on interpelle les institutions, on interpelle les agents producteurs de discrimination, ce qui n’empêche pas qu’il y a aussi un sentiment de discrimination et qu’il ne faut pas tout renvoyer aux agents producteurs de discrimination, il faut aussi prendre en compte ou essayer d’expliquer, pourquoi ce sentiment de discrimination est assez important, et il me semble qu’à travers ce que je viens d’entendre partiellement cette question du sentiment de discrimination est aussi assez importante.
La discrimination est une réalité et cela n’est pas rien de le dire et de le démontrer. Il y a une discrimination systémique, comme disait Abdelaziz. Elle constitue une réalité. Et ce n’est pas de la victimisation, ce n’est pas de l’auto exclusion. On entend souvent ce discours : « Oui mais d’accord la discrimination, mais ils exagèrent… »
La discrimination, c’est une réalité vécue qui correspond à des faits. On l’a bien entendu dans le premier témoignage : « je me suis fait cracher dessus », « les gens qui me regardent de travers »… La marque la plus visible, avant et après les attentats de janvier, est sans doute pour les femmes le port du voile. Le deuxième est plus scandaleux ! Cela rappelle les pires heures de l’histoire française en particulier de l’histoire coloniale où on identifiait dans les fiches administratives les individus avec le terme NA : d’origine nord-africaine. Mention raciale claire qui tient de l’administration coloniale et qui a perduré jusqu’à il n’y a pas très longtemps, malgré qu’elle soit totalement contraire aux principes du modèle républicain. Et inscrire sur un dossier médical la conversion à l’islam, c’est une folie ! Là, les institutions deviennent folles. La discrimination, c’est une réalité et c’est violent.
Ce qui m’a frappé, c’est ce que dit la personne du second témoignage : « je ne pense pas que ce soit de l’islamophobie, mais j’ai l’impression d’être fliquée » face à cette pression du médecin qui ne parle pas de la médecine, qui ne parle pas de la santé, mais qui parle à travers la religion d’une différence culturelle insupportable pour lui, il y a une incapacité à dire, il y a une incapacité à dire autrement qu’on « est fliqué », qu’on est sous contrôle etc. Autrement dit, il y a une incapacité à passer une expérience particulière et individuelle à une expérience collective qui s’appellerait l’islamophobie ! Ça c’est aussi une forme de violence.
La politique, on peut la définir précisément comme la capacité d’articuler une expérience individuelle avec une expérience générale. Ce que je vis en tant qu’individu cela concerne tout le monde. Ce que je vis en tant qu’homme ou tant que femme dans la sphère privée, ça concerne tous les hommes et aussi toutes les femmes dans la sphère publique. Prenez la domination masculine, les violences conjugales, les viols. Çca, les mouvements féministes l’ont bien compris. Donc, il y a une violence des discriminations non seulement dans ce qui est subi mais dans l’incapacité à dire. Je pense que ça, on l’a bien entendu.
Comment définir les discriminations ? Ce qui est assez frappant dans notre société aujourd’hui, c’est la centralité de la notion de discrimination. Quand on s’intéresse aux quartiers populaires, on a l’impression que la discrimination est le terme qui envahit tout l’espace des discours et des expériences. Alors qu’auparavant c’était un autre vocabulaire qui était présent. C’était le vocabulaire de la domination, c’était le vocabulaire de l’exploitation. C’était un vocabulaire peut-être plus marxiste.
Ce que j’entends par discrimination d’un point de vue sociologique c’est le fait de distinguer volontairement ou non volontairement, intentionnellement ou non intentionnellement, une catégorie de la population, ce qui a pour effet de la tenir à distance, de la mettre à l’écart. Et cette mise à l’écart d’une population, volontairement ou non volontairement, a pour effet de réduire sa participation sociale.
De façon emblématique, évidemment, les discriminations en fonction de la couleur de peau et de l’origine sont centrales aujourd’hui. S’y ajoutent les discriminations territoriales (le fait d’habiter tel quartier ou telle ville ayant mauvaise réputation, comme Villiers-le-Bel, par exemple). En clair, le « délit de sale gueule », mais aussi le « délit d’adresse » cumulent leurs effets pour un(e) jeune à la recherche d’un emploi ou d’un stage. Même pour les diplômé.e.s, il y a un « plafond de verre », infranchissable.
Les discriminations, au sens de cette mise à l’écart, peuvent s’illustrer par la couleur de peau, l’origine des parents ou grands parents, la confession religieuse, les contrôles au faciès et les violences policières.
Est-ce que plus fondamentalement, on pourrait dire que la question des discriminations pose aussi la question de l’accès à la vie ? Même si elle ne se pose pas que dans les quartiers populaires, elle est liée au sentiment qu’au-delà de ce quartier, il y a une vraie vie, une vie normale dont sont exclus les habitants. (…) Au fond combattre contre les discriminations, c’est manifester le désir d’accéder à une vie normale. C’est-à-dire d’être traité comme tout le monde, comme des égaux.
Combien on a du mal en France à reconnaître cette réalité-là ! Cette réalité sociale. Combien les observateurs de la vie sociale, les journalistes, les chercheurs ont du mal à reconnaître qu’il y a de la discrimination raciale, qu’il y a de la ségrégation raciale, qu’il y a du ghetto !
Il me semble que cette sensibilité aux discriminations est liée au fait qu’aujourd’hui, dans notre société, on est beaucoup plus attentifs à l’individu qu’au collectif. On est plutôt hostile au collectif parce que le collectif nous renvoie à des catégories, à des catégories qui enferment et qui sont plutôt négatives. Évidemment, pour les milieux populaires et les classes populaires, cette catégorisation négative est très prégnante. Ce sont les pauvres, ce sont les immigrés, ce sont les femmes voilées, ce sont les dealers… On a l’impression que toutes les catégories collectives qu’on utilise sont des pièges qui enferment des individus dans des représentations négatives et stigmatisantes. Il y a le ghetto qui enferme et en plus les catégories qui viennent enfermer.
Ce que je veux dire en d’autres termes c’est qu’il me semble que la demande face aux discriminations porte sur des logiques de reconnaissance. Elle porte sur le respect, la considération, la capacité d’agir. Les discriminations renvoient à une expérience violente qui est celle du mépris. Face à cette expérience du mépris, du sentiment d’être vraiment un moins que rien, simplement parce qu’on a un voile, parce que lorsqu’on est un peu plus basané, parce que éventuellement, on peut étendre, on est homosexuel ou handicapé, etc. il y a une demande de respect. Une demande morale qui est faite aux institutions, quelles qu’elles soient.
Le racisme se développe à partir du moment où les individus commencent à s’intégrer et à devenir invisible. Et à partir du moment où ils commencent à s’intégrer et à devenir invisibles, on les réassigne à une différence : non tu n’es pas comme tout le monde ! Tu n’es pas comme tout le monde. Tu t’appelles Kokoreff, tu t’appelles Mohamed, tu t’appelles Boubakar, etc. La discrimination est un processus de réassignation.
Et par rapport à cette réassignation qui peut prendre de multiples formes, il y a une demande d’égalité des chances ou une demande d’égalité, une demande de respect, et par là de reconnaissance.
Quels sont les moyens de lutte contre les discriminations ? D’une certaine manière, et on en a la preuve aujourd’hui, le fait d’échanger et le fait d’accepter que dans l’échange il y ait du conflit, et qu’on ne soit pas d’accord, et qu’en même temps tout le monde peut être entendu, c’était un premier pas, parce que c’était un sujet fondamentalement conflictuel au sein de la société française. Et on ne peut pas ne pas s’énerver sur cette question. Mais on n’arrivera pas à avoir une vision pacifiée. On commencera à s’en sortir effectivement quand on considérera que l’espace public est un espace où le conflit, la conflictualité a toute sa place. Il me semble que le recours au droit est un élément tout à fait fondamental. Et c’est en même temps là que les choses sont le plus compliqué.
Pour finir sur une note positive, il me semble qu’il y a quelque chose qui s’est joué récemment… autour de la mobilité avec « stop aux violences au faciès ». Je ne sais pas si vous avez suivi cette histoire où en résumé, il y a un collectif d’associations qui a interpellé l’État et donc la justice, sur des cas répétés de discrimination de contrôle au faciès. 13 dossiers ont été déposés. Et il y a eu un rebondissement majeur à partir du moment où Jacques Toubon (le défenseur des droits) a donné quitus à la demande de poursuivre l’État. On a le sentiment que les choses bougent un peu. Même si effectivement, on est sur le volet institutionnel, sur le volet du droit, et c’est long, et c’est compliqué… Même si par ailleurs sur le plan politique, sur le plan proprement politique c’est zéro ! Et je pense qu’on est tous d’accord avec ça : toutes les promesses ont été oubliées… La promesse du droit de vote pour les immigrés hors communauté européenne adieu ! Les projets de lutter contre les contrôles au faciès avec récépissé, adieu ! Les projets de favoriser la participation des habitants, adieu !
Sur le plan politique, on le sait, il y a un vrai danger qu’incarnent le Front National aussi bien que la « droite décomplexée » ou la gauche identitaire : la radicalisation politique. Il y a toute une classe politique qui n’a pas envie d’entendre parler de la discrimination. Elle ne jure que par un modèle républicain que ne tient pas ses promesses et se trouve dans l’impasse. A gauche et à l’extrême gauche, c’est le registre des classes sociales qui est dominant pour dénoncer les inégalités sociales. Or, s’en tenir à ce langage c’est être en décalage avec la logique de la reconnaissance, du respect, qui est basée sur des valeurs morales. La classe politique ne parle donc plus le langage des minorités discriminées, qui restent seules...
Dans les nouvelles politiques de la Ville, dans les contrats de ville, il va y avoir des instances participatives qui vont être mises en place. Que faut-il en attendre réellement ? Plus largement, il y a le recours au droit qui, à une échelle nationale beaucoup plus large peut-être une manière de faire reculer les discriminations. Même si effectivement on est bien obligé de constater qu’on est dans une société qui est culturellement raciste. C’est grave de dire ça, hein. Mais c’est une société structurellement, pas culturellement, mais structurellement raciste. Et depuis longtemps.
Cette dimension structurelle ne s’évaporera pas par la magie du verbe, mais par une loi. C’est un travail de longue haleine. Mais c’est quand même un beau combat, parce que les discriminations sont quelque chose de fondamentales portées notamment dans les quartiers populaires…
En début de semaine j’ai assisté à deux journées d’études dont le thème était passionnant sur le papier : classes populaires et organisations politiques. Mais il n’y avait rien sur les discriminations, rien sur le racisme, rien sur l’islamophobie, ni dans les interventions, ni dans les propos des débats – ou si peu. Le vocabulaire reste celui des classes sociales, de la question sociale, la mise en avant du jeu des institutions par rapport à la participation des habitants. Cet exemple montre le décalage entre certaines élites intellectuelles et les réalités de terrain. Ce que j’observe sur le terrain c’est que les discriminations sont partout, les gens ne parlent que de ça ! Ça devient presque obsessionnel. Est-ce une forme de résistance à une oppression plus complexe à saisir ? Et comment réduire ce décalage ? On a du boulot !
Merci de votre attention.