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Gaël Bordet, Paris, 2003

Développement

Le concept de « Développement » dans les sciences sociales.

I. Etymologie et définitions.

  • a. Sens commun : sens temporel apparu vers 1755, « action de se développer (organisme, organe) ; évolution de ce qui se développe c’est-à-dire prend de l’extension » (« Le Robert »).

  • b. Sens biologique : « succession des événements (phases et stades) par lesquels un organisme arrive à maturité » (« Le Robert »).

  • c. Par analogie avec le sens biologique, « développement économique, intellectuel et humain » (« Le Robert »).

II. Commentaire critique.

A. Présentation de l’enjeu : les conséquences pratiques d’un concept inapproprié…

« Les historiens ou savants parlent de ’croissance et de développement’, notions qui ne prennent un sens que par rapport à des jugements de valeur qu’il est préférable d’expliquer » (R.Aron, références données ci-dessous).

Voici la définition critique que Gilbert Rist donne du concept de développement tel qu’utilisé par les acteurs du développement : « ensemble de pratiques parfois contradictoires qui, pour assurer la reproduction sociale, obligent à transformer et à détruire, de façon généralisée, le milieu naturel et les rapports sociaux en vue d’une production croissante de marchandises (biens et services) destinées, à travers l’échange, à la demande sociale » (op.cit. en références).

Ce concept de développement, appliqué au social, est porteur d’une idéologie progressiste unilatérale qui induit parfois des comportements pratiques absurdes et contraires à l’intérêt des populations jugées « sous-développées » selon des critères statistiques quantitatifs qui ne rendent compte que d’une partie du social. Cette « conception globale, rationaliste, humanitaire du devenir » (R. Aron) a trop souvent eu des répercussions désastreuses pour les sociétés auxquelles elle a été appliquée.

C’est pourquoi l’analogie que les économistes ont réalisée avec le sens biologique du concept de « développement » est particulièrement maladroite, mais également et surtout, dangereuse et inopérante car elle voile les véritables enjeux propres à chaque situation sociale.

Tout d’abord, le raisonnement analogique est à l’opposé du raisonnement sociologique, qui repose au contraire sur le comparatisme, l’empirisme méthodologique et la mise en situation de l’objet analysé : on ne peut donc envisager de « plaquer » un modèle de société sur un autre terrain social pour le comprendre. Chaque société est en effet singulière, de même que chaque situation sociale doit toujours être contextualisée.

Par ailleurs, il est particulièrement dangereux et inapproprié de considérer la société et le social, comme un grand « organisme » composé de multiples « fonctions vitales » et qui devrait se « développer » sans « dysfonctionnements », lesquels, étant nécessairement « anormaux » et « pathologiques » (cf. Georges Ganguilhem, « Le Normal et le Pathologique »), sont toujours à opérer et à éliminer. En bref, selon la théorie du développement, il est préférable de vacciner plutôt que de laisser le social se réguler de lui-même avec ses institutions propres. Et ainsi, plutôt que d’aider ces institutions à mieux jouer leur rôle, il s’agit d’imposer un autre modèle de société, pas n’importe lequel d’ailleurs, un modèle unique et vu comme universel…

B. « Développement économique » et « développement humain et social ».

Par quel biais les économistes – et leur modèle de régulation par le l’invention du « marché économique » – ont-ils pu investir ainsi la société civile et scientifique toute entière avec leurs modèles d’analyse et donner naissance, après le concept de « développement économique », à un concept encore plus contestable et néfaste de « développement humain et social » ?

Il convient tout d’abord de remarquer que les institutions internationales chargées d’organiser la bataille pour le développement, notamment dans le cadre de l’ONU, ont longtemps eu dès les années 50 pour souci prioritaire d’agir sur l’économie des populations et des pays dits « sous-développés » ou « en voie de développement », mais également l’amélioration des conditions d’hygiène et de santé des populations concernées. Les programmes d’action et les analyses des structures productives ont donc principalement porté sur l’agriculture – un pays sous-développé est par essence agricole et peu ou pas urbanisé – et sur les économies de subsistance. C’est ainsi que, du fait de leurs compétences, les économistes et les scientifiques ont progressivement occupé dans ces institutions une position majeure : leur vision des enjeux s’est donc progressivement et imposée. De nombreuses ONG ont alors investi le champ du développement, ne faisant que conforter et soutenir cette « rationalisation et cette moralisation progressives de l’histoire humaine » (R.Aron).

Ainsi, dans ce contexte, ce que les économistes et les scientifiques ont appelé « développement » a consisté dans la mise en œuvre dans les pays dits sous-développés d’une économie par essence progressive reposant sur la productivité du travail ainsi que sur un PNB, global ou par habitant, élevé. Ce rapport à l’économique a eu pour effet d’induire et de généraliser le préjugé selon lequel il n’existe qu’une différence quantitative entre les économies modernes et traditionnelles, faisant souvent passer à l’as l’aspect qualitatif de l’économie et niant ainsi le système des relations sociales sur lequel repose toute économie…

Si depuis une vingtaine d’années la conception du développement s’est diversifiée et affinée, elle n’a toutefois pas fait l’objet de véritable auto-critique sur le fond. Le PNUD (Programme des Nations-Unies pour le Développement), complexifiant l’approche économique, a dégagé quatre « indicateurs du développement humain » (IDH) qui lui permettent d’établir une hiérarchie entre les pays. Ces quatre indicateurs, à savoir « l’espérance de vie à la naissance », « l’alphabétisation des adultes », le « PIB/hab. à parité de pouvoir d’achat » (PPA) et le « taux de scolarisation » sont particulièrement difficiles à établir rationnellement du fait d’obstacles divers, tant culturels qu’économiques. Cela démontre une fois de plus toute l’aberration qu’il y a à vouloir comparer les sociétés d’après un modèle unique qui tient très peu compte des singularités et des traits culturels propres à chaque groupe humain (pour plus d’informations, se reporter au « Rapport mondial sur le développement humain », PNUD 2002, consultable en ligne : www.undp.org/hdr2002/français/indicateurs.pdf).

Les affinements du concept de développement – et c’est là sûrement son aspect le plus intéressant puisqu’il ouvre des perspectives pour une meilleure compréhension des défis des sociétés jugées comme « sous-développées » – ont donné naissance à la notion de « développement durable ». D’inspiration anglo-saxonne (« sustainable development »), ce concept institué dans le rapport de la Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement (ONU) présidée par Mme Gro Harlem Brundtland et intitulé « Notre avenir à tous » (1987, Oxford)pourrait se définir comme suit : « répondre aux besoins présents sans pour autant compromettre le patrimoine des générations futures ». L’écologie occupe dans ce contexte une importance capitale. Les Français ont d’ailleurs donné une autre extension à ce concept et parlent également désormais de « développement soutenable », c’est-à-dire acceptable par les populations concernées eu égard aux conditions technologiques de production et aux valeurs socio-culturelles…

Pourtant, malgré ses louables intentions, ce rapport Bruntland et le concept de développement durable né de ses travaux, ne renouvellent en rien la problématique et ne critiquent pas la logique de rattrapage qu’on fait subir aux pays dits « sous-développés »… Le tout économique a la vie dure…

C. La sociologie du développement : quelles sont ses positions ?

Et du côté de la « sociologie du développement », quelles sont les approches privilégiées, comment est compris et accepté le concept de développement ?

La sociologie du développement regroupe plusieurs écoles qui réalisent des « études comparatives de toutes les formes d’expansion économique, politique et culturelle, dans leurs dimensions et conséquences sociales » (Ansart et Akoun, « Dictionnaire de sociologie ». Le Robert/Seuil, 1999).

  • On aura reconnu sans peine dans la brève présentation que nous avons faite du concept « d’organisme » social (cf. 2-a.), les fondements et les concepts principaux de la théorie sociologique fonctionnaliste qui a fortement influencé les études sur le « développement » et le « sous-développement », tant aux Etats-Unis et en Grande Bretagne où elle a pris racine, qu’en France. Le fonctionnalisme a ainsi irrigué l’école américaine de sociologie du développement qui n’a eu aucun mal à investir cet objet puisque comme l’écrit R. Aron, ce concept de sous-développement, concept idéologique construit analogiquement, « est par nature comparatif ». Cette école envisage le développement comme une « évolution » de la tradition à la modernité et se trouve proche en cela de l’évolutionnisme spencérien inspiré du darwinisme social, mais aussi de la philosophie déterministe. L’ethnocentrisme évident de cette école a souvent été critiqué par les autres écoles.

  • Une seconde école, inspirée du marxisme, interroge le développement dans le cadre plus général de la mutation des modes de production (ex. Maurice Godelier).

  • Un troisième courant, enfin, se subdivise en deux :

    • D’un côté le courant anthropologique qui s’attache aux « mutations sociales » et aux bouleversements induits par les changements sociaux (ex. Balandier) ;

    • A sa suite, un courant actionnaliste (place importante de l’acteur social) qui insiste sur le rôle des acteurs sociaux dans le cadre de ces changements.

Finalement, aucune de ces écoles, à l’exception des travaux de Maurice Godelier, n’a vraiment pris la mesure du problème de fond que pose un concept comme celui de « développement » et, comme l’écrit très justement Raymond Aron, « l’antithèse du développement et du sous-développement, bien qu’elle puisse s’exprimer en chiffres, serait une approche qualitative et non quantitative et illustrerait l’hétérogénéité de deux attitudes à l’égard de la nature et du travail, de deux modalités d’organisation, peut-être de deux âges de l’histoire humaine » qu’il s’agirait d’étudier et de critiquer intrinsèquement et scientifiquement, et non dans un rapport hiérarchique condescendant fondé sur des jugements de valeur. Dans cette perspective, on devrait s’intéresser davantage au sens visé par les acteurs sociaux à travers leurs actions, plutôt qu’à l’analyse globalisante des macrostructures sociales…

III. Pour aller plus loin.

  • Aron, Raymond. « Théorie du développement et philosophie évolutionniste », in « Etudes sociologiques », PUF 1995, ch.10, pp.247-278. (Texte peu connu et peu cité, et pour cause: le grand sociologue français critique méthodiquement le concept de développement. Fondamental et fondateur. )

  • Rist, Gilbert. « Le développement, histoire d’une croyance occidentale », Presses de Science Po, 1997. (Ouvrage très riche, qui, dans une démarche sociologique qui dévoile ses fondements, propose un historique critique du concept de développement, analyse les grands textes et discours qui ont contribué à ancrer « l’idéologie du développement ». Il propose enfin des pistes pour une meilleure compréhension des enjeux. Passionnant.).

  • Lévi-Strauss, Claude. « Race et Histoire ». (Fondateur de toutes les enquêtes sociologiques et anthropologiques, ce texte très court donne à penser l’homme social comme un être universel, mais universellement divers. Une seule race mais plusieurs histoires).

  • Touraine A., Rivière C., Lombard J., dir°. « La sociologie du développement : bilan et perspectives », PUF 1992. (Approches actionnalistes du concept de développement, non intrinsèquement, mais en conditions pratiques. L’acteur social comme étant capable de décider de son devenir).