Karine Gatelier, Grenoble, octobre 2005
Communautarisme, démocratie et Etat en Bosnie-Herzégovine
La Bosnie-Herzégovine est souvent décrite comme une terre de rencontres et un carrefour de civilisations. La réalité de ces communautés et des relations qu’elles entretiennent est fort complexe : issues de confrontations militaires et de conversions religieuses, ces communautés coexistent dans la tolérance et la peur, parfois même la haine.
Les difficultés actuelles de l’émergence de la démocratie puisent leur origine dans l’organisation sociale et politique en communautés, dans laquelle la citoyenneté ne trouvait pas de place. De 1910 à 1990, les élections ont chaque fois donné la victoire aux partis nationalistes.
La domination ottomane
La première période de la domination ottomane a été marquée par une grande fluidité des appartenances confessionnelles : les statuts sociaux ne coïncidaient pas encore avec les appartenances confessionnelles. C’est au milieu du XVIIIe siècle, lorsqu’une certaine sclérose s’empare de l’empire ottoman, que les frontières communautaires se rigidifient. Les populations chrétiennes sont organisées en millet, des communautés religieuses bénéficiant d’une large autonomie interne, ce qui a coïncidé avec la détérioration de leur statut économique. Les millet déterminaient les questions d’ordre juridique (régimes fiscaux, juridictions propres), et correspondaient dans les villes à des quartiers (mahalle) et des corporations, et dans les campagnes, ils recoupaient les oppositions socio-économiques. Cette fermeture des communautés s’est perpétuée au-delà de la domination ottomane puisque, 30 ans après, en 1910, 91% des propriétaires terriens étaient encore musulmans et 95% des serfs étaient orthodoxes et catholiques.
Les millet ont été institutionnalisés au XIXe siècle. Désormais, les mobilisations communautaires cherchent à tenir l’Etat à distance contrairement aux nationalismes que connaît l’Europe orientale à la même époque qui placent l’Etat au centre de l’ordre politique. Les musulmans comme les Serbes s’opposent au renforcement du rôle de l’Etat. Cette modernisation politique, économique et culturelle explique la lente transformation des identités et des rapports communautaires ; les nationalismes serbe et croate progressent, portés par les élites commerçantes et administratives en plein essor, malgré la volonté de l’empire ottoman de les contre-carrer en encourageant l’émergence d’une identité bosniaque englobante. La communauté musulmane se mobilise autour de ses élites religieuses et terriennes et de revendications d’autonomie culturelle et religieuse, sorte de millet inversé.
Le komsiluk est le principe organisateur des relations de voisinage entre les communautés. C’est un système de coexistence quotidienne, fondé sur l’entraide et l’invitation. Il agit comme un mécanisme de réassurance quotidienne, plus qu’une véritable tolérance. Son caractère stable se traduit par « chacun chez soi, chacun à sa place » . L’Etat en est le garant, s’il cesse de remplir cette fonction, le komsiluk qui était recherche de la sécurité par la réciprocité et la paix devient crime, recherche de la sécurité par l’exclusion et la guerre. Le komsiluk est mitoyenneté et non intimité, il s’oppose aux mariages mixtes (seul fait des élites urbanisées) ; il repose sur une réaffirmation constante des appartenances communautaires (ethniques et religieuses) ce en quoi il représente l’inverse de la citoyenneté.
Le début du XXe siècle
L’empire austro-hongrois favorise la structure communautaire dès son arrivée : il privilégie les élites catholiques sur le plan économique, préserve les privilèges agraires des élites musulmanes en échange de leur loyalisme ; sur le plan politique, il accorde l’autonomie culturelle et religieuse aux communautés serbe et musulmane. L’introduction du parlementarisme - une constitution provinciale de 1910 institue un parlement bosniaque élu au suffrage censitaire - va de pair avec l’institutionnalisation du communautarisme : les partis politiques nationaux font leur apparition. Des coalitions d’intérêt se constituent alors entre les différentes communautés et la communauté musulmane joue un rôle intermédiaire et pendulaire dans la rivalité serbe-croate.
La première guerre mondiale, tout en bouleversant les équilibres économiques et politiques entre les communautés, ne remet pas en cause immédiatement le communautarisme. Progressivement toutefois, le communautarisme entre dans une grave crise : les populations serbes et croates sont de plus en plus liées à Belgrade et Zagreb et le conflit entre elles s’envenime. Parallèlement, le déclin des élites musulmanes traditionnelles nourrit une crise identitaire et la communauté se réfugie dans l’indétermination nationale et le yougoslavisme tactique. Cette crise atteint son paroxysme lorsque le Premier ministre serbe de la Bosnie-Herzégovine et le dirigeant du parti croate s’entendent sur un partage territorial de la province. En 1941, son annexion par la Croatie fait éclater un conflit d’une rare intensité. L’effacement du communautarisme devant les nationalismes territoriaux et exclusifs se double de la désagrégation interne de chaque communauté.
Période communiste
Tito parvient à gagner le soutien des populations de Bosnie-Herzégovine par sa capacité à capter les revendications agraires et à reproduire la structuration communautaire. Le rapport des communistes au communautarisme, dès 1945, est ambigu : le pouvoir s’attaque aux structures religieuses et communautaires moins pour mettre fin à cette structuration que pour la placer sous son contrôle exclusif. Le phénomène est illustré par la reconnaissance des nations macédonienne, monténégrine et musulmane. Ainsi, le projet yougoslave loin de conduire à une fusion révolutionnaire des peuples a renforcé les identités nationales, voire les a cristallisées, puis a amené la résurgence de pratiques communautaires et des idéologies nationalistes.
Les idéologies modernes telles le « nationalisme » se sont donc adaptées et greffées sur le système des millet ottomans. Ce fut le cas tout particulièrement de la religion chrétienne orthodoxe qui a amalgamé les deux facteurs de façon cohérente dans le cadre des Eglises nationales respectives (grecque, serbe, bulgare) ce qui présente une grande différence par rapport aux religions universelles comme le catholicisme et l’islam.
La résurgence du communautarisme s’explique également, à l’époque yougoslave, par des déséquilibres socio-économiques causés par une industrialisation et une urbanisation rapides entre le Nord et le Sud, entre les communes urbaines insérées dans le développement économique et les communes rurales marginalisées. A la mort de Tito, on assiste à la conversion nationaliste des frustrations d’ordre économique et politique (crise économique, épuisement de l’idéologie communiste). Enfin, une nouvelle élite économique et scientifique née de la modernisation conteste la légitimité d’une idéologie et d’élites politiques issues du mouvement des partisans. Cette confrontation réactive d’anciennes rivalités entre communautés nationales.
Ce système, à cause de la différence de traitement entre les populations musulmanes et non-musulmanes, a provoqué des contentieux très lourds qui ne sont pas effacés puisqu’ils ont été instrumentalisés par la suite et à maintes reprises. Le communautarisme n’est cependant ni immuable ni incontesté, les aspirations citoyennes et démocratiques existent.
EN PERSPECTIVE…
Quelle gestion politique de la pluriethnicité ?
Le caractère multiculturel de la Bosnie-Herzégovine a parfois été idéalisé alors que ses modèles – komsiluk et mahalla – expriment le cloisonnement de ses communautés dans la mesure où ces principes organisateurs se définissent sur l’identité distincte de ses membres et où les relations qu’elles entretiennent sont guidées par cette même distinction, dans une juxtaposition et non leur mélange (méfiance vis-à-vis des mariages mixtes).
Un certain nombre de situations révèlent les relations encore lourdes de contentieux entre les communautés :
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la question encore non-résolue du retour des personnes réfugiées et déplacées
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les lancinantes accusations de la part d’individus ou d’institutions qui ne peuvent maîtriser leurs émotions
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le dédoublement des institutions et le caractère surdimensionné de l’appareil étatique et bureaucratique : l’Etat bosnien possède 3 armées (une pour chaque entité), 13 Premiers ministres, 180 ministres, 760 législateurs et 1200 juges et procureurs
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l’obstructionnisme pratiqué par les représentants des 3 « peuples constituants » :
L’Etat bosnien est extrêmement décentralisé. Les Chambres de l’assemblée parlementaire et de la présidence sont basées sur le principe de la représentation ethnique, ainsi les blocs nationaux s’opposent et conduisent à la stagnation du processus législatif. L’obstructionnisme (de 1995 à 2002 ) consiste dans la protection des structures gouvernementales créées pendant la guerre afin d’empêcher la création de structures étatiques bosniennes et le renforcement de l’Etat central et de ses responsabilités (citoyenneté, administration des douanes etc.) et les concrétisations de son existence (drapeau, monnaie commune etc.).
Pour lutter contre l’obstructionnisme, le Haut Représentant recourt à divers moyens de pression (conditionnalité économique, recommandations de mesures contraignantes, décisions exécutoires, destitution des obstructionnistes). Dans cette surenchère des pouvoirs du Haut Représentant, la Bosnie-Herzégovine est devenue un quasi-protectorat. Les institutions gouvernementales fonctionnent mais elles ne sont pas autonomes. La destitution des individus ne permet pas d’éliminer le nationalisme ni les prétentions étatiques bosno-serbes et bosno-croates.
En réalité deux conceptions de l’Etat bosnien s’affrontent : celle de la communauté internationale et celle des autorités en place comme le montre la position défendue devant la Cour constitutionnelle par les représentants de la République serbe (Srpska Respublika)et de la Fédération en septembre 2000 : l’égalité des 3 peuples constituants ne s’applique qu’au niveau de l’Etat et pas au sein des entités. Finalement, la Cour décide de l’égalité entre les 3 peuples au sein des deux niveaux de l’Etat, entités et Fédération.
Rares sont ceux qui dans les 3 peuples se considèrent comme citoyens bosniens. La priorité reste toujours à l’appartenance ethnique et locale ; on est de tel village ou au mieux de telle ville, tant le pays est morcelé. En conséquence, plutôt que de rêver à la construction d’un Etat-nation totalement étranger à l’histoire de cette région, il vaudrait mieux moderniser et revitaliser l’organisation traditionnelle du pays en collectivités locales, souvent mono-ethnique, et régler les relations de voisinage sur la base de projets économiques ou sociaux d’intérêt mutuel.
BIBLIOGRAPHIE
Batakovic Dusan T, Institut des Etudes balkaniques, Académie serbe des Sciences et des
Arts, Belgrade, « La Bosnie-Herzégovine : le système des alliances » .
Bougarel Xavier, Bosnie. Anatomie d’un conflit, Coll. Les dossiers de l’état du monde, Paris,
1996.
Bougarel Xavier, « Etat et communautarisme en Bosnie-Herzégovine » , Cultures et Conflits.
Solioz, Christophe et Dizdarevic, Svebor André, La Bosnie Herzégovine. Enjeux de la
transition, L’Harmattan, Paris, 2003.