Damien NGABONZIZA, Région des Grands Lacs, 2011
Accepter l’héritage de cette souffrance commune
Témoignage de Damien Ngabonziza.
En 1963 (1), j’étais en Belgique quand j’ai appris la mort de mon père. C’est ma mère qui, à mon retour six ans après, m’a expliqué comment mon père avait été tué. C’était déjà exactement comme cela a été fait pendant le génocide. Mon père était un homme très confiant. Il était catéchiste – une fonction liée à la religion –, très respecté. Il était resté chez lui alors que d’autres s’enfuyaient. Ils sont venus, ces gens qui ne le connaissaient pas. Ils avaient des bâtons avec des clous. Ils l’ont frappé comme on frappe un animal, comme on tue un serpent et après, ils l’ont laissé là, mort. Ce sont ma mère et un voisin hutu qui l’ont enterré dans notre propriété. Encore aujourd’hui, je n’ai pas réussi à y retourner.
J’ai terminé ma licence en 1969. Je suis rentré. On m’a affecté dans l’enseignement, la seule profession à laquelle je pouvais prétendre sous le régime de l’époque. J’ai été engagé dans une école du nord du pays. Je pensais que c’était l’occasion de commencer une petite carrière, de bâtir ma petite maison en briques, de vivre tranquille. En février 1973 (2), je me suis rendu à Kigali pour rendre visite à ma future femme. Les troubles ont éclaté à ce moment-là. Elle m’a dit : « Il ne faut pas retourner là-bas. » J’ai fait exactement comme mon père, je lui ai répondu : « Mais je ne vois pas ce que je crains. Ce sont des gens, des élèves, des filles que j’aime bien, j’ai fait tant de choses avec eux, avec elles. » J’ai pensé : « Ce n’est pas possible, elles ne peuvent pas m’en vouloir. » Elles sont venues détruire ma maison, mais c’était moi qui étais clairement visé… par mes propres élèves. Mon voisin espagnol leur a dit que je n’avais pas passé la nuit dans cette maison. Elles sont parties… Il y avait chez moi comme une réaction de dégoût. Ce n’était pas de la haine, ce n’était pas de la colère, c’était du dégoût. Je sentais comme un dégoût de l’homme. C’est un jeune collègue français qui est venu me sortir de la maison en ruine. Il m’a dit : « Damien, mais qu’est-ce que tu veux faire ? » J’ai dit : « Ecoute, c’est vraiment quelque chose à quoi je n’ai pas encore réfléchi. Je ne sais pas ce que je vais faire, ce que je dois faire, mais ce que je sais, c’est que je ne veux pas rester ici. Je ne pourrais plus aller dans une classe, devant ces jeunes. » Il m’a dit de réfléchir, qu’il reviendrait au bout d’une demi-heure. Il est revenu une demi-heure après avec sa Volkswagen. Je me suis mis sous le siège arrière. Je suis parti comme un bagage. Ce que j’ai laissé, je ne suis plus jamais retourné le chercher. A partir de ce moment, j’ai fait des plans pour quitter le pays définitivement. Le 25 mars, nous avons, avec ma future femme, fui le pays de nuit. Nous sommes allés en voiture jusqu’au point le plus proche de la frontière avec le Zaïre (comme le pays s’appelait alors), sur la forêt des volcans. On ne connaissait pas cette région. On a marché toute la nuit. On s’est trompé de direction à plusieurs reprises; on revenait sur nos pas. Et puis, le matin, quand le soleil a commencé à poindre, on s’est demandé si on était encore en train d’errer au Rwanda, auquel cas on aurait juste eu le droit d’être conduits dans une cellule. Puis on a vu un bâtiment qui ressemblait à une école; on s’est approché. Il y avait une circulaire ministérielle et c’était écrit : « République du Zaïre ». On a dansé comme des fous ! La dernière danse : parce que pour le reste, disons-le, la vie de réfugié, c’est affreux.
Je ne pourrais pas expliquer l’élément déclencheur de mon engagement. Je ne sais pas : je pense que c’est ma nature. Je suis comme cela. D’abord, je ne peux pas rester sans rien faire. Je ne peux pas me contenter de gagner mon pain, sans m’engager socialement. Non ! Je suis aussi quelqu’un qui n’aime pas l’exclusion. Même si une personne me fait du mal, je n’aime pas couper les ponts. Je pense qu’il y a toujours quelque chose de bon à rechercher dans tout être humain.
Je ne sais pas comment on fait pour ne pas basculer dans la haine. La haine de l’autre est absurde, parce que l’autre, c’est toi-même. Il a les mêmes besoins, les mêmes sentiments, les mêmes aspirations. Si tu veux le détester, je pense que tu perds aussi quelque chose en toi. La haine te diminue. Le rejet de la haine t’enrichit. La relation positive avec l’autre te crée toi-même. Je ne sais pas haïr. Je trouve que c’est un sentiment qui salit. Je ne veux pas me salir avec la haine. Comment les gens acceptent-ils de se faire manipuler et, d’une minute à l’autre, de basculer vers ces actes de stupidité ? Je ne le sais pas.
L’avenir de notre pays, de notre région, dépendra de la manière dont les jeunes reconstruiront une solidarité, une fraternité différente de ce que nous avons vécu. Nous sommes une génération sacrifiée. Ces cinquante dernières années ont été affreuses pour tout le monde. Je ne dis pas qu’avant c’était très bien : il y avait des problèmes. Mais j’aimerais quand même croire à un « après » où les gens auront appris, comme partout ailleurs, à se respecter, à vouloir d’abord préserver la vie plutôt que la supprimer.
Les valeurs communes entre Hutus et Tutsis, c’est aussi d’accepter l’héritage de ce passé récent, de cette souffrance commune – car celui qui fait mal en souffre aussi un jour ou l’autre. Cette histoire nous a fait du mal à tous. Il nous faut accepter le fait que nous partageons cette histoire et que nous y avons chacun, d’une façon ou d’une autre, une responsabilité, sans essayer de savoir qui a la plus grande. Cela peut être une valeur à cultiver, qui existe peut-être chez certains, mais qui pourrait être promue davantage. Ceux qui ont commis des crimes auraient peut-être eu besoin, comme les traumatisés du génocide, d’un service psychologique, pour les aider à réaliser ce qu’ils ont fait, et à revenir à l’humanité qu’ils ont perdue.
Le génocide nous a touchés profondément. Chacun de nous : les survivants comme les bourreaux, ceux qui étaient dans le pays comme ceux qui étaient en-dehors, comme nous qui étions hors du pays. Je concède que je n’ai pas enduré le même degré de souffrance que ceux qui étaient sur place, qui ont vu les leurs se faire massacrer. Mais il y a l’absence des nôtres, de ceux que nous comptions retrouver lorsque nous caressions l’espoir de rentrer après la guerre et les accords de paix, lorsque nous rêvions de nous revoir après tant d’années. Du côté de ma mère – mes oncles et leurs enfants –, il n’y a pratiquement plus personne de vivant. Ce n’est pas une souffrance, c’est une réalité mortifère.
Je peux dire que je suis en paix. Je ne suis pas croyant, je ne le suis plus. Je l’ai été. Mais je suis en paix avec moi-même. Je ne travaille pas pour le ciel ! S’il est là, j’y entrerai. S’il n’est pas là, je ne regretterai rien. Si la foi, c’est s’engager, alors, oui, j’ai foi en l’être humain, quel qu’il soit, sans distinction de couleur, d’âge, ni même d’antécédent.
Le génocide aura sans doute été l’occasion de prouver qu’on ne peut pas tout détruire, que la volonté de reconstruire, le refus de se faire anéantir et, peut-être aussi, le désir qu’il n’y ait plus jamais ça sont plus forts que la haine qui détruit.
Notes
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(1) : 1963 : massacre de Tutsis au Rwanda à la suite d’une tentative de retour au pays depuis les pays voisins par des exilés armés (ndlr).
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(2) : Troubles précédant le coup d’Etat du 5 juillet 1973 et la prise de pouvoir par Juvénal Habyarimana qui a renversé Grégoire Kayibanda (ndlr).