Jean-Pierre KABIRIGI, Région des Grands Lacs, 2011
Je suis d’abord un homme libre
Témoignage de Jean-Pierre Kabirigi.
Les antagonismes ethniques, les guerres récurrentes qu’a vécus notre région des Grands Lacs se sont traduits par l’expression de la haine, la non-acceptation de la différence, le problème du délit de faciès. Je me souviens de la première fois où j’ai été singularisé. J’étais encore un jeune adolescent de 16 ans. C’était étrangement par le directeur de notre école secondaire, un prêtre belge. A la question posée par des élèves d’une classe supérieure à la mienne, qui voulaient savoir si les Juifs en général, et Jésus en particulier, étaient noirs ou blancs, le prêtre avait du mal à trouver une explication de ce qu’étaient les Juifs. Il n’hésita pas à faire référence à la forme de mon nez pour leur dire : « Ah ! Pour vous donner une idée plus concrète, allez regarder Jean-Pierre, la forme de son nez. Les Juifs ont des nez qui ressemblent au nez de Jean-Pierre. Les Juifs lui ressemblent. » Quand, plus tard, cela m’a été rapporté, j’ai été fort étonné et en même temps choqué. Malgré les justifications du prêtre disant que ce n’était pas méchant d’utiliser cette comparaison, c’est resté dans mon esprit. Ce fut la première fois que j’eus le sentiment d’être isolé des autres. Aujourd’hui, je peux dire que ce ne fut malheureusement pas la dernière ! Un prêtre, c’était quelqu’un d’important pour moi, c’était la personne qui nous confessait, c’était l’intermédiaire entre nous et Dieu.
Plus des trois quarts de ma vie ont été passés à fuir les guerres, à faire face à la haine. Mon père, qui ne vit plus, était militaire en RDC et à travers sa carrière à l’Est de ce pays, foyer d’éternelles guerres sanglantes, j’ai connu à maintes reprises la peur de le perdre en le voyant partir au front.
Finalement, combien de personnes ont payé de leur vie le fait d’avoir l’air différent de ceux qui ont le pouvoir et qui possèdent le droit de vie ou de mort sur tous les autres ? Au Burundi, au Rwanda et en RDC, ce sont des millions d’êtres humains qui en ont été victimes.
L’histoire des guerres dans le monde est vieille et abondante. Cependant, celles de chez moi, qui m’ont arraché précocement des êtres chers, des membres de ma famille, des collègues, des amis ou des voisins n’ont pas de règles. L’ennemi est souvent le civil sans défense aucune, car il a son propre Etat contre lui. Et puis, d’une manière inattendue, une guerre peut changer de belligérants, car les alliances sont volatiles. A ce moment-là, il ne faut pas se trouver au mauvais endroit, au mauvais moment !
Je me souviens des affres de ce qui a été appelé en RDC la rébellion muleliste1, du nom de Pierre Mulele, ministre du gouvernement Lumumba au moment de l’indépendance du pays en 1960. Lumumba ayant été lâchement assassiné en janvier 1961, plusieurs de ses lieutenants se révoltèrent contre le nouveau gouvernement manipulé de l’extérieur. Cette rébellion aux allures populaires au départ a vite gagné une grande partie du pays dans les années 1964-1965. L’histoire retient qu’un demi-million de Congolais, pour la plupart des civils, ont été massacrés, soit par les rebelles, soit par les troupes gouvernementales aidées par les armées occidentales. Je revois encore les corps qui jonchaient les rues à Uvira et à Bukavu au Sud-Kivu. Que de règlements de compte, que d’expressions de haine, que de boucs émissaires créés pour la circonstance ! Certaines tribus ou ethnies étaient considérées comme la cinquième colonne des comploteurs étrangers qui avaient commandité la mort de Lumumba. Les membres de ces tribus devaient payer pour cela. Les guerres qui s’en sont suivies, et qui continuent jusqu’à ce jour, n’ont pas changé de forme. Elles ciblent les civils dont elles ravagent aussi les biens, elles stigmatisent des groupes ethniques.
L’une d’elles, par ailleurs vite oubliée, a fort marqué mon passé et celui de ma communauté en RDC, la communauté tutsie. Il s’agit de la chasse aux Tutsis congolais lancée par le président Laurent Désiré Kabila en août 1998. Les images des personnes brûlées en public, jetées par-dessus des ponts ou dans des fosses communes hantent encore aujourd’hui nos mémoires. Avant d’en arriver là, le gouvernement congolais, auteur de ces crimes, avait bien préparé les esprits. Les personnes à abattre étaient catégorisées comme de la vermine dont il fallait se débarrasser à tout prix. Le mot est sorti de la bouche de quelqu’un qui est sénateur aujourd’hui. A Goma, le Tutsi chassé du pays était conspué en utilisant le mot « bobolia », ce qui signifie « chien errant ». A peine six ans auparavant, la communauté Luba, originaire de la province du Kasaï en RDC, vivant dans la province congolaise voisine du Katanga, avait subi le même sort. Livrés à la vindicte populaire et surtout à des miliciens par des politiciens katangais, des civils ont été tués et d’autres chassés en se faisant traiter d’insectes nuisibles. Certains parmi ces politiciens occupent encore aujourd’hui des places d’élus dans le pays. Toutes les tentatives pour réclamer justice ont été vaines. L’impunité règne en RDC et favorise des actes de récidive tout en développant la haine dans les esprits.
Devant les guerres, les violences, la haine, l’expérience m’a appris que les gens préfèrent se taire pour de multiples raisons. Certains par peur, d’autres par intérêt personnel, nombreux à cause d’une culture du suivisme. Comme des moutons de Panurge, on approuve des actes répréhensibles commis par quelqu’un de sa famille ou de son ethnie. Celle-ci a encore un sens profond en Afrique, où l’individu s’efface devant le groupe. Vous existez parce que vous êtes identifié à telle famille, vous existez parce que vous appartenez à tel clan ou à telle ethnie. Je crois que c’est important de prendre conscience que chacun est un individu avant tout. Et son opinion doit être considérée et respectée.
C’est ce sens-là que j’ai très tôt donné à ma vie, à mon engagement. Refuser de se taire devant l’injustice, quelle que soit son origine, la dénoncer, la combattre sans répit. Mais aussi, comme nous le disons à Pole Institute où je travaille pour le moment, accepter de croiser le regard de l’autre différent de moi. Enfin, on ne bascule pas dans la haine aussi longtemps que l’on travaille d’abord sur soi-même. En même temps, il s’agit d’éveiller la conscience des gens pour refuser ensemble la domination, l’aliénation et l’exploitation. Plus les gens prennent conscience que le changement ne se fera pas sans eux, plus ils se solidarisent entre eux, plus nous aurons une chance de nous en sortir. Cet éveil de la conscience est important. C’est ce travail-là qui m’intéresse et que je veux continuer à faire. C’est ce travail-là qui m’a rendu libre et qui me fait aujourd’hui me sentir un homme libre. Il faut reconnaître aux gens le fait qu’ils ont une valeur, qu’ils ont leur propre estime. Si nous nous mettions à nous écouter les uns les autres, à nous respecter, à nous regarder, il y aurait moins de haine. Les guerres dans la région des Grands Lacs ont donné naissance à un être humain traumatisé, déstructuré par rapport à ses valeurs, à un être humain fragile vivant dans la peur.
On ne construit pas l’avenir en étant esclave de ce genre de tares.