Fiche d’expérience Dossier : Dépasser la haine, construire la paix

, Région des Grands Lacs, 2011

Une ethnie ne peut être ni un critère de supériorité, ni une tare

Témoignage de Pierre Kabondo

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Je me sens homme, citoyen et Tutsi. Ce dernier point est tout à fait accessoire. C’est une donnée héréditaire. Je considère cependant qu’un Tutsi n’a strictement rien de plus ou de moins par rapport à un Hutu.

Je ne pense pas qu’il y ait un Burundais qui n’ait pas été confronté aux difficultés, aux traumatismes liés aux conflits ethniques récurrents dans notre pays, qui durent depuis plus de quarante-six ans, depuis l’indépendance. J’y ai été confronté la première fois en 1965. Je commençais l’université. C’est la première attaque de nature ethnique qui m’a marqué. Conséquence : la rentrée académique a été retardée de deux mois. Tout au long de mes études, il y a eu des sursauts de crise ethnique, en 1968, 1969, 1971, 1972, 1988. La plus grande a éclaté en 1993 (1), et elle dure toujours. J’ai été frappé par ces différentes crises, car des camarades, avec lesquels j’avais fait des études et avec qui j’étais très ami quand nous étions au secondaire, changeaient de bord une fois les études terminées, ou bien une fois qu’ils étaient devenus majeurs : c’est-à-dire que chacun, aussi bien hutu que tutsi, changeait de bord et se rangeait dans un bloc ethnique. Et la société se bloquait dans des antagonismes permanents alors que, au départ, régnait une franche camaraderie.

En tant que jeune homme de 19 ans, en 1965, je sentais qu’une ethnie allait en exterminer une autre. Avec le temps, j’ai vu que ni l’une ni l’autre n’avait raison, que ce n’était pas comme cela qu’il fallait lutter : il aurait fallu lutter avec des idées et non avec des armes. Avec mon expérience, je crois que la meilleure façon de tenter de résoudre nos problèmes, c’est d’éduquer la jeunesse burundaise à la question de l’ethnicité. A mon avis, la question de l’ethnicité est un problème mal compris dans notre pays. Une ethnie est un bagage congénital, mais ne peut être ni un instrument d’oppression, ni un critère de supériorité, ni une tare.

Nous sommes tous fatigués par la guerre ; la guerre a épuisé les ressources du pays ; la guerre a fait des victimes dans toutes les familles. Il n’y a pas un Burundais qui n’ait ressenti les effets très durs de cette crise. Quelle que soit la longueur de la nuit, elle finira par se terminer. Je pressens que cela devrait cesser. Mon message de paix est le suivant : nous sommes dans une situation peu enviable, ce sont les burundais eux-mêmes qui sont responsables de cette situation ; il faut que les Burundais décident eux-mêmes de briser ce cercle vicieux. La meilleure leçon de changement, c’est que celui qui a été l’auteur de la violence arrête la violence.

L’élément déclencheur de mon engagement date de 1993. J’ai eu tellement d’espoir dans le changement que la déception a d’abord été énorme. Alors, j’ai réalisé que le conflit ne résolvait absolument rien. Nous avons passé plus de six mois sans pouvoir enseigner. Puis, nous avons continué l’enseignement de façon opiniâtre et pu préserver sa qualité. A ce moment-là, je me suis dit : « Pour que la vie continue, il faut que l’activité de chacun se maintienne, c’est la meilleure façon de ramener la paix. » J’ai vu beaucoup de crises éclater. J’ai compris que les promesses, même les plus enflammées, n’avaient jamais été réalisées. Au contraire, travailler modestement, avec ténacité, c’est s’engager pour la paix, pour que chaque personne puisse être en équilibre avec elle-même et que chaque citoyen puisse fournir un apport, en évitant toute démagogie politique.

Ma contribution à la construction d’une paix durable, c’est donc la transmission du savoir. Il s’agit de messages indirects à travers le travail, par l’éducation.

Le 14 avril 1993, j’allais commencer une mission d’enseignement à l’Université catholique de Bukavu (2), ville où je n’avais jamais mis les pieds. Les relations entre le Rwanda et le Burundi n’étaient pas bonnes. Quand je suis arrivé au poste frontière, les policiers rwandais m’ont dit : « Monsieur, vous ne pouvez pas passer parce que, tel que nous vous voyons, vous êtes un haut responsable de l’administration burundaise. » En réalité, ils voulaient me dire qu’en tant que Tutsi, j’étais parmi les gens qui fréquentaient les sphères du pouvoir et qu’ils me soupçonnaient d’être en mission d’espionnage. Nous avons dû rebrousser chemin. J’étais très choqué. L’interprétation du douanier était inadéquate et tout à fait injuste, puisque je n’avais jamais travaillé pour le pouvoir politique. Je n’avais toujours exercé que mon activité professionnelle de professeur et de médecin. Finalement, en passant par une autre douane, j’ai pu donner mon cours à Bukavu, et je l’ai fait avec beaucoup de cœur, d’énergie et de compétence. Depuis cette date, malgré tout ce qui s’est passé dans les trois pays, j’ai régulièrement dispensé cette formation. Qu’est-ce que cela démontre? Qu’à partir d’un critère extrêmement subjectif, on peut arrêter tout un programme. Mon programme, c’était de lancer cette formation. Je l’ai fait dans la peur mais la mission a été extrêmement bien accueillie. J’ai continué : nous avons déjà formé plus de trois cents médecins dans la Faculté de médecine de Bukavu. Et j’ai constaté que les liens qui m’unissaient avec mes amis congolais étaient des liens scientifiques et culturels, qui constituent un ciment indestructible entre les peuples.

Notes

  • (1) : 21 octobre 1993 : assassinat de Melchior Ndadaye, premier président hutu élu quelques mois auparavant; massacres de Tutsis, répression militaire du pouvoir tutsi et exode de centaines de milliers de réfugiés hutus (ndlr).

  • (2) : Ville à l’Est de la République démocratique du Congo (ndlr).