Alternatives non-violentes, Rouen, juin 2008
Stratégie de la désobéissance civile
Susciter une action de désobéissance civile ne s’improvise pas. Il convient d’en prévoir et construire les étapes, au fur à mesure du rapport de force avec l’adversaire, ce que Gandhi a magistralement réalisé lors de son épopée de la Marche du sel.
Il convient de distinguer deux formes de désobéissance civile : l’une directe et l’autre indirecte.
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La première s’oppose directement à une loi injuste dans le but de la supprimer ou, du moins, de la modifier.
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La seconde consiste à s’opposer indirectement à une décision politique injuste en transgressant une loi dont on ne demande ni l’abrogation ni le changement. La désobéissance est alors le moyen tactique choisi pour faire apparaître au grand jour l’injustice de la décision prise et d’exercer une pression sur les décideurs afin qu’ils changent de politique.
Ainsi, des usagers du chemin de fer peuvent bloquer les trains en organisant un sit-in sur la voie ferrée, non pas pour obtenir une modification de la loi qui interdit toute entrave à la circulation sur une voie publique, mais pour obtenir un changement de la décision politique qu’ils contestent. S’ils sont poursuivis en justice pour leur délit - et ce c’est vraisemblablement ce qu’ils souhaitent… -, ils feront alors du tribunal une tribune pour prendre l’opinion publique à témoin de la justice de leur cause.
I. Avoir raison de l’injustice
Il ne suffit pas que l’action de désobéissance civile soit justifiée, elle doit être efficace. En tant qu’action politique, la désobéissance civile est une initiative collective et organisée visant à exercer sur les pouvoirs publics une pression qui les oblige à rétablir le droit. Il ne s’agit pas seulement de définir le droit à l’objection de conscience, fondé sur l’obligation de la conscience individuelle de refuser d’obéir à une loi injuste, il s’agit, au-delà de cette reconnaissance, de définir le droit des citoyens de désobéir à la loi pour affirmer leur pouvoir et faire aboutir leurs revendications. Ainsi, la désobéissance civile n’exprime pas seulement la protestation morale de l’individu face à une loi ou une décision injuste, mais aussi et surtout la volonté politique d’une communauté de citoyens qui entendent exercer leur pouvoir. La motivation principale des objecteurs de conscience est d’avoir raison contre l’injustice, tandis que l’objectif majeur des désobéisseurs de conscience est d’avoir raison de l’injustice. Ces derniers doivent viser à créer un rapport de forces qui oblige les décideurs politiques à céder à leurs revendications.
Avant de lancer une campagne d’action non-violente, il importe de faire une analyse rigoureuse de la situation. Ce n’est pas si simple que cela d’établir un dossier qui mette véritablement en évidence l’injustice. L’injustice n’est pas de l’ordre de l’évidence, et il importera toujours d’apporter des preuves convaincantes que le droit n’est pas respecté. On n’est pas dans l’objectivité pure, et pourtant, nous ne pourrons retarder l’action lorsque nous aurons acquis la conviction, certes subjective, mais qui engage notre responsabilité, qu’il y a véritablement une injustice.
II. Un objectif clair, précis, limité, possible
Cette analyse devra être globale. Il ne s’agira pas de simplement s’attacher à une injustice particulière. Toutes les injustices sont généralement liées dans un système et c’est ce système qu’il faudra analyser. En même temps, il s’agira, à travers cette analyse globale, de choisir un objectif clair, précis, limité, possible. Choisir et rechercher cet objectif, ce sera en quelque sorte la manière dont nous pourrons avoir prise sur le système. C’est se condamner à l’échec que de choisir un objectif dont l’importance est disproportionnée par rapport aux forces que l’on peut raisonnablement prétendre mobiliser dans l’action. Il est essentiel que l’objectif permette la victoire. La campagne d’action ne doit pas se trouver réduite à une simple campagne de protestation et de sensibilisation. Il faut obtenir gain de cause. Il faut gagner.
Et lorsque nous aurons obtenu la victoire sur cet objectif limité, nous aurons obtenu une victoire aussi sur l’ensemble du système. Lorsque Gandhi a obtenu la victoire sur la loi sur le sel, dans le même temps, il a obtenu une victoire sur l’ensemble de la colonisation britannique. Ce sera toujours difficile de trouver cet objectif. Il faut se poser la question : « Where is the salt » ? [Où est le sel ?] C’est-à-dire, dans la situation globale dans laquelle veut s’inscrire la campagne de désobéissance civile, il faut chercher où est l’objectif qui correspond au sel de Gandhi. Il faut donc chercher et trouver « le sel »… En décembre 1929, le Congrès de l’Inde, l’organisation à travers laquelle les Indiens s’étaient rassemblés pour obtenir l’indépendance de l’Inde, décide, de lancer une campagne de désobéissance civile et demande à Gandhi de choisir l’objectif. Gandhi réfléchit plusieurs semaines et le 15 février 1930, il annonce qu’il a trouvé. Il va demander aux Indiens de désobéir à la loi sur le sel qui, selon lui, était le symbole même de l’injustice du colonialisme britannique. L’Inde, en effet est entourée d’eau salée et depuis des millénaires les indiens fabriquaient du sel. Cependant, le gouvernement britannique avait obligé les indiens à payer un impôt sur le sel. Lorsque Gandhi annonce à ses compagnons qu’il va prendre pour objectif l’abrogation de la loi sur le sel, ils sont très déçus. Ils font remarquer à Gandhi qu’ils veulent lutter pour l’indépendance de l’Inde, qu’ils veulent donc faire une véritable révolution, et qu’il est quelque peu dérisoire de proposer simplement aux Indiens de faire bouillir un peu d’eau salée dans des marmites.
En même temps, le vice-roi est très soulagé d’apprendre l’objectif choisi par Gandhi. Il se dira : « S’il plait à Gandhi de fabriquer du sel, grand bien lui fasse, ce n’est pas cela qui va déstabiliser l’empire britannique. » Mais, très rapidement, aussi bien les compagnons de Gandhi que le vice-roi et les autorités politiques de l’Inde vont s’apercevoir que, précisément, le génie de Gandhi était d’avoir trouvé un acte de désobéissance qui était à la portée aussi bien du plus pauvre des paysans du village le plus reculé de l’Inde que des dames de la plus haute bourgeoisie de Delhi. Il va donc y avoir une insurrection pacifique à travers toute l’Inde. Finalement Gandhi est emprisonné et, avec lui, des dizaines de milliers de femmes et d’hommes - je dis bien de femmes et d’hommes, car c’est certainement la première fois que les femmes vont se trouver à armes légales avec les hommes dans une lutte de libération nationale. Une fois que les prisons ont été pleines, il a bien fallu commencer à les vider. Le vice-roi a libéré Gandhi et a accepté de le rencontrer. Si nous visualisons la rencontre d’égal à égal de Gandhi, le chef des rebelles, avec le vice-roi, le représentant de l’empereur des Indes, nous comprendrons qu’à ce moment l’indépendance de l’Inde, même si elle sera effectivement reconnue plusieurs années plus tard, est déjà inscrite dans l’histoire.
III. Convaincre l’opinion publique
Le choix de l’objectif est donc tout à fait essentiel. Il s’agira alors de convaincre l’opinion publique du bien-fondé de l’objectif choisi et de la méthode adoptée. La stratégie de l’action non-violente se situe dans une triangularisation du conflit. Il n’y a pas deux acteurs, mais il y en a trois :
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Il y a les résistants, ici les désobéisseurs ;
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Il y a les décideurs ;
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Il y a l’opinion publique (selon la nature du conflit, il peut s’agir de l’opinion publique locale, de l’opinion publique nationale et/ou internationale).
Dans cette triangularisation du conflit, il s’agira de « convaincre » l’opinion publique pour que celle-ci puisse « contraindre » les décideurs. Dans une action de désobéissance civile, les décideurs sont principalement les pouvoirs publics. La pression qui risque d’être décisive dans une action de désobéissance civile, ce n’est pas la pression des désobéisseurs sur les décideurs, mais c’est la pression de l’opinion publique sur les décideurs, dès lors que l’opinion publique aura été convaincue par les résistants de la justesse de leur action. Pour leur part, les décideurs tenteront également de mettre l’opinion publique de leur côté. Ceux qui gagneront « la bataille de l’opinion publique » auront toutes les chances de créer un rapport de force en leur faveur.
IV. Surmonter la peur
Ainsi, une action de désobéissance civile va se situer dans le cadre global d’une campagne d’action et de mobilisation de l’opinion publique où il va falloir avoir recours à tout un arsenal de méthodes non-violentes qui, le plus souvent, seront légales. Les méthodes d’interpellation et de mobilisation de l’opinion publique sont les pétitions, les manifestations, les théatres-tract, les sit-in, les marches, les heures de silence, les obstructions sur la voie publique, les grèves de la faim limitées qui peuvent durer de 3 à 30 jours (la grève de la faim illimitée se situe sur autre registre).
Dans cette bataille de l’opinion publique, la désobéissance civile sera certes l’élément central de la stratégie, mais il sera très important d’organiser d’autres actions directes qui seront généralement légales. Ces actions doivent permettre aux personnes qui ne sont pas prêtes à prendre le risque de la désobéissance civile de participer directement à la campagne. Il faut reconnaître que la démarche d’entrer en désobéissance n’est pas facile. Il existe en tout citoyen une peur certaine de violer la loi et de s’exposer ainsi à la répression. On dit que la sagesse commence par la peur du gendarme. Il faut certainement inverser la formule et dire que la sagesse du citoyen commence lorsqu’il n’a plus peur du gendarme. Mais tout a été fait pour que nous intériorisions la peur du gendarme. Entrer en désobéissance civile est un pas à franchir qui demande un certain courage, car une insécurité personnelle va s’introduire dans la vie de chaque désobéisseur. C’est pourquoi, il est d’autant plus important de pouvoir mener ces actions dans le cadre de ce que j’appellerai non seulement une collectivité, mais une communauté. Je crois que « faire communauté » entre désobéisseurs est très important. Il ne s’agit pas de vivre en communauté, mais de faire communauté dans le partage non seulement des convictions, non seulement des analyses, mais dans le partage des risques. La notion de risque est très importante : prendre le risque de la désobéissance implique de surmonter des pesanteurs aussi bien psychologiques que sociologiques qui peuvent être très fortes.
En définitive, le nombre des réfractaires est un facteur décisif pour l’efficacité de l’action. Ce qui donne à une action de désobéissance civile toute sa force, c’est le nombre organisé. La multiplication des arrestations et des procès peut être le meilleur moyen d’embarrasser les pouvoirs publics et de les obliger, en fin de compte, à satisfaire les revendications du mouvement de résistance.
V. Le programme constructif
Une campagne de désobéissance civile, comme toute action de non-collaboration, ne doit pas s’enfermer dans une position négative de refus et de contestation. En même temps que les désobéissants dénoncent l’injustice de la loi, ils doivent proposer une solution positive et constructive au conflit qu’ils ont eux-mêmes créé. Ils doivent donc établir un « programme constructif » qui permette de faire prévaloir l’État de droit. Dans cette perspective, la désobéissance civile vise non seulement à la suppression de la loi injuste, mais, le plus souvent, à la promulgation d’une nouvelle loi qui garantisse la justice. « Sans doute, écrit le philosophe Éric Weil, tel qui est criminel aux yeux de la loi positive, peut être, d’un autre point de vue, un héros ou un saint. Mais il ne serait ni l’un ni l’autre s’il ne risquait pas, en connaissance de cause, le conflit avec la loi - et surtout sa révolte serait dénuée de sens pour la société-communauté si elle ne visait pas, au lieu de la suppression de la loi, la proclamation d’une loi meilleure, donc d’une loi (1). »
VI. Faire face à la répression
Par sa propre logique, la loi prévoit des sanctions contre le citoyen qui se dérobe à ses injonctions. Toute action de désobéissance civile vient se heurter à la répression de l’État qui entend veiller à ce que « force reste à la loi ». La répression est nécessaire à l’efficacité de l’action, mais il est essentiel que les désobéisseurs mesurent le plus précisément possible à quelle mesures de répression ils s’exposent afin qu’ils puissent les assumer dans la durée. Il faut donc que le mouvement de résistance, comme on dit d’un boxeur qu’il « encaisse » les coups de son adversaire, puisse encaisser les coups de la répression sans être mis K.O. En même temps, la répression est nécessaire à l’efficacité de l’action de désobéissance civile. C’est la répression qui va interpeller l’opinion publique et l’amener à se mobiliser pour affirmer sa solidarité avec les désobéisseurs. Pour autant que cela est possible, il faut choisir la répression qui sera la plus avantageuse pour la résistance. Mais il importe ici de bien distinguer la situation qui prévaut dans un régime totalitaire de celle qui prévaut dans un régime « démocratique ».
Dans la mesure où la loi transgressée est véritablement injuste, les sanctions infligées aux citoyens désobéissants sont également injustes. Celui qui désobéit à une loi injuste ne saurait se sentir moralement obligé de se soumettre aux sanctions que l’État veut lui imposer. Il est donc fondé à leur « désobéir » également. On ne saurait définir ici une règle absolue. Il s’agit de rechercher quelle est la conduite la plus opportune en fonction de chaque situation. Il s’agit de discerner quelle est l’attitude qui donnera à l’action sa plus grande efficacité politique. Il peut être préférable de ne pas échapper aux sanctions prévues par la loi : l’injustice de la condamnation frappant les citoyens récalcitrants est de nature à révéler aux yeux de l’opinion publique l’injustice de la loi transgressée et à discréditer les pouvoirs publics. Dans d’autres circonstances, il peut être préférable d’échapper aux sanctions afin d’amplifier le défi lancé aux pouvoirs et de mieux mettre en évidence le caractère illégitime de la peine prononcée. On peut alors envisager d’entrer dans la clandestinité pour un temps plus ou moins long. Il est possible alors de choisir soi-même la date de son arrestation en lui donnant l’impact médiatique le plus fort possible. L’essentiel est de chercher à toujours garder l’initiative. Gandhi refusait par principe la clandestinité en prétextant qu’elle reposait sur l’organisation du mensonge. Mais, sur ce point, il est légitime de n’être pas d’accord avec Gandhi. Tout particulièrement, dans un régime totalitaire, la clandestinité peut être nécessaire pour l’efficacité de l’action.
VII. Une clause de conscience citoyenne
Ainsi, même dans une « société démocratique », les citoyens peuvent légitimement ne pas vouloir attendre un hypothétique changement de pouvoir pour changer une loi injuste - car il ne convient pas de « faire attendre » la justice… - en organisant une campagne de désobéissance civile. Un autre scénario peut être envisagé. Il ne s’agit plus de s’opposer à une loi injuste dans une société démocratique, mais de résister à un pouvoir injuste qui viole délibérément les principes de la démocratie. La désobéissance peut alors prendre la forme d’une véritable « insurrection pacifique » des citoyens qui se donnent pour but, non plus de changer telle ou telle loi, mais de changer le pouvoir lui-même. La légitimité de la désobéissance civile se fonde alors sur le droit du peuple de résister à l’oppression dans un régime totalitaire et de résister à l’injustice dans un régime « démocratique ». Et de même qu’on peut envisager que la constitution d’un régime démocratique reconnaisse le droit de l’individu à l’objection de conscience, on peut concevoir que soit reconnu constitutionnellement le droit du peuple à la résistance à l’oppression, qui impliquerait tacitement le droit à la désobéissance civile. Si la loi ne peut pas donner au citoyen le droit de lui désobéir, la constitution pourrait lui donner le droit de désobéir à la loi.
Commentaire
Pour penser la désobéissance civile en démocratie, il convient de reconnaître au droit à la résistance, non seulement une valeur morale et philosophique, mais aussi une valeur juridique. Ce serait une avancée considérable de la démocratie participative que la Constitution reconnaisse une clause de conscience citoyenne.
Notes
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Auteur de la fiche : Jean-Marie Muller, écrivain et philosophe, auteur de nombreux ouvrages sur la non-violence, notamment : Dictionnaire de la non-violence, Gordes, Édition Le Relié Poche, 2005 ; Gandhi l’insurgé : l’épopée de la marche du sel, Paris, Albin Michel, 1997.
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(1) : Éric Weil, Philosophie politique, Paris, Vrin, 1984, p. 84