Karine Gatelier, Grenoble, octobre 2005
Quelle société civile en Chine ?
De la proclamation de la République Populaire de Chine (1949) à la mort de Mao (1976), la société civile a été presque complètement arasée, le pouvoir ayant effacé toute forme autonome d’organisation au profit d’organisations dirigées par le Parti. Les contestations n’avaient lieu que lorsque le régime ouvrait lui-même la porte. A partir des années quatre-vingt, on a assisté à une reprise progressive de l’autonomie mais toujours dans les limites fixées par le Parti communiste.
Des forces politiques en dehors du Parti ?
Ces acteurs font partie de la société civile dans la mesure où ils peuvent se poser comme une force externe au pouvoir central. Celui-ci maintient cependant une poigne de fer sur toute forme potentielle d’organisation politique en dehors de lui.
L’absence de pluralisme politique
La dictature du Parti unique a longtemps empêché la formation de tout parti politique en dehors du PCC. Profitant de la relative ouverture politique laissée par le pouvoir à partir de 1997 et de la visite du président Clinton en 1998, des intellectuels (dont Wang Youcai (1)) décident cependant de fonder un parti basé sur les valeurs d’ouverture, de paix, de raison et de légalité. Le Parti de la démocratie chinois (Zhongguo minzhu dang) est dans un premier temps relativement toléré par Pékin. Malgré l’arrestation de certains leaders, les demandes d’enregistrement au niveau local sont acceptées et les sections provinciales se multiplient. Mais au fur et à mesure que le parti embryonnaire se structure, la répression reprend. Tous les dirigeants sont arrêtés et jugés pour activité subversive.(2) L’hégémonie du PCC est réaffirmée. Celui-ci se veut l’unique représentant de la société, comme Jiang Zeming l’a rappelé en 1998 en lançant la promotion des "trois représentativités" : le Parti représente la population, les forces productives et la culture la plus avancée.
Les comités de village : l’émergence d’un pouvoir local ?
Le pouvoir local traditionnel avait été anéanti par la mise en place des communes populaires lors du Grand Bond en avant (1958). A partir de 1983, avec le démantèlement des communes populaires par le gouvernement, des comités de village, chargés des affaires publiques et de l’arbitrage des conflits locaux, réapparaissent. Malgré ce que prévoit la Constitution, les membres de ces comités ne sont pas élus par les villageois mais désignés par le Parti. Ce n’est qu’à partir de 1988 que des élections ont lieu. Pour la première fois en Chine, les dirigeants des villages ne sont plus désignés par les chefs de clans ou par le pouvoir central, mais sont élus.
Cependant, ces élections peuvent être vues comme un moyen supplémentaire pour le Parti de maintenir le calme dans les campagnes chinoises. Elles "[concernent] plus la question pratique du gouvernement local et la question de la stabilité dans les zones rurales que la démocratie en tant que telle (3)". De plus, la corruption endémique et le manque de compétition réelle (le nombre de candidats est parfois à peine supérieur au nombre de sièges) ôtent une large part de sa légitimité au processus électoral. Enfin, l’existence de ramifications locales du PCC, parallèles aux comités de village, est un frein à tout développement démocratique. Les comités locaux du Parti communiste, dont les membres sont désignés par le pouvoir central, n’hésitent pas à révoquer arbitrairement les comités de village si ceux-ci luttent trop activement contre la corruption ou s’ils ne sont pas assez fermes dans la collecte de l’impôt.
Mais malgré leurs carences démocratiques, ces élections rencontrent un certain succès dans les campagnes : si les premiers scrutins n’ont pas suscité l’intérêt, les suivants ont davantage attiré les foules. La tenue d’élections régulières dans les villages a permis aux paysans chinois de se familiariser avec le processus électoral et la Loi organique des Comités de Villages de 1987 constitue un support légal à partir duquel ils ont appris à défendre leurs droits (dénonciation des irrégularités). Elles permettraient ainsi la diffusion d’une culture démocratique.
Intellectuels et dissidents
Les intellectuels ont toujours eu une place à part dans la vie politique chinoise : sous l’Empire, les lettrés avaient une grande importance dans le fonctionnement du pouvoir politique, servant à la fois de relais avec la population et de conseillers du pouvoir. Après l’instauration du régime maoïste, ils sont pourchassés comme ennemis de classe et sont victimes de la répression. Aujourd’hui, ils sont toujours sous haute surveillance. Ils ne forment pas un groupe soudé. Certains prônent l’idée d’un autoritarisme permettant la transition en douceur de l’économie (à l’image de Singapour) ; d’autres au contraire ont choisi de défendre les idées de liberté et de démocratie. Une très large majorité a accepté le pacte social proposé par le Parti, en s’abstenant d’intervenir dans le domaine politique en échange de davantage d’autonomie. Seule une minorité, isolée du reste de la population, s’oppose véritablement au régime.
Les intellectuels chinois rencontrent trois obstacles principaux pour pouvoir constituer une force agissante pour la démocratisation du pays :
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La répression
Le Président Hu Jintao a repris la citation de Mao : "Une étincelle suffit pour embraser la plaine." Le régime redoute l’instabilité et étouffe dans l’œuf toute velléité "subversive". Aujourd’hui, les procès politiques sont plus délicats pour le régime, du fait d’un système juridique plus développé et des pressions internationales. Mais le pouvoir maintient un contrôle étroit sur les éventuels opposants et n’hésite pas à recourir à des méthodes mafieuses (enlèvements, intimidations, assignations à résidence). De ce fait, l’opposition démocratique ne peut devenir une véritable force politique car il lui est impossible de se structurer en organisations capables de relayer ses idées et de mobiliser la population (4).
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L’absence de mémoire collective des événements
La répression, la censure et la propagande empêchent la connaissance des idées démocratiques de se diffuser ; elles empêchent également la transmission de la mémoire des événements, en particulier des crimes commis par le régime. Par conséquent, la population ne peut tirer de leçons de son passé. Aucun mouvement ne peut développer les idées des mouvements précédents et la réflexion des intellectuels doit à chaque fois repartir de zéro (5). Cela était particulièrement vrai sous Mao. Aujourd’hui, la diffusion de l’information se fait plus facilement grâce à la libéralisation économique et aux nouvelles technologies ; cependant, le tabou demeure, en particulier quant aux événements de Tiananmen.
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La tradition des lettrés confucéens
Mis à part l’éphémère Parti de la Démocratie, les intellectuels chinois ne sont pas arrivés à se structurer en force politique extérieure au Parti. Certains font clairement partie des sphères dirigeantes (conseillers du régime) ; mais la plupart des opposants eux-mêmes ne combat pas véritablement le régime mais cherche à l’améliorer.
Plus encore, ils peuvent constituer un frein à la démocratie : certes, ils se veulent les porte-parole de la société auprès du pouvoir. Mais, obéissant à l’élitisme traditionnel des intellectuels chinois, ils estiment également que celle-ci n’est pas mûre ou pas assez éclairée ("la qualité du peuple chinois est trop faible") et qu’il est de leur devoir de l’éduquer. "On peut se demander si ce groupe social, qui a joué un rôle central dans la popularisation des idées de liberté et de démocratie, n’a pas en même temps constitué un obstacle à la démocratisation véritable de la société : à la différence de leurs collègues polonais en effet, les intellectuels chinois n’ont pas aidé les ouvriers ou les paysans à s’organiser par eux-mêmes pour réclamer la démocratisation du système. Si les idées de liberté d’expression, d’association, de publication, ont toujours été au cœur de leurs revendications, il n’en va pas de même de celui d’égalité"(6).
La "gouvernance"
La Chine serait aujourd’hui en train de passer à un Etat post-moderne ayant adopté le concept de la gouvernance (7): les dirigeants politiques ne se baseraient pas sur des programmes politiques mais sur la résolution de problèmes concrets à l’aide d’experts. Dans cette perspective, les intellectuels ne se battent pas pour la démocratie mais pour apporter leur expertise au pouvoir en restant sous le contrôle de l’Etat.
Commentaire
Il semble difficile d’analyser la société civile en Chine comme une force s’opposant à l’Etat. Les forces issues de celle-ci ne se posent pas comme une alternative au Parti ; elles restent dans la tradition où elles aiguillonnent l’Etat pour qu’il s’améliore, tout en se rangeant sous sa bannière.
Ce phénomène permet néanmoins la formation d’échelons entre la société et l’Etat et la formation d’un esprit civique. Le niveau local en particulier, où le contrôle du pouvoir central est le plus lâche, peut offrir un lieu d’autonomisation des acteurs.
Notes
(1)Wang Youcai est un intellectuel dissident luttant depuis plusieurs années pour les droits de l’homme. Sa participation aux manifestations de Tiananmen lui avait déjà valu plusieurs années de prison. Arrêté de nouveau en 1998, il a été relâché en 2004 et vit aujourd’hui aux Etats-Unis
(2)Human Rights Watch, Septembre 2000, Nipped in the bud : the suppression of the China Democracy Party, Vol. 12, N° 5C, www.hrw.org/reports/2000/china/china009-02.htm#P122_16674
(3)B. Bakken, Démocratie avec ou sans principes in H. Antlov et T-W Ngo, 2000, Curzon Press, cité in A. Henocque, Le capitalisme rouge : le régime chinois peut-il libéraliser son économie sans démocratiser sa politique ? 2003, Mémoire : Grenoble : IEP
(4)Béja Jean-Philippe, A la recherche d’une ombre chinoise, le mouvement pour la démocratie en Chine (1919-2004), 2004, Seuil, Coll. L’Histoire immédiate
(5)Hénoque Audrey, op. cit.
(6)Béja Jean-Philippe, op. cit.
(7)Béja Jean-Philippe, op. cit.