Karine Gatelier, Grenoble, octobre 2005
Les écueils de la transition vers l’économie de marché en Russie
Après avoir abordé les enjeux d’une politique et d’une société stables pour l’économie russe ainsi qu’un historique de la privatisation, nous verrons quels sont les fragilités de la croissance actuelle et l’incapacité de l’Etat russe à assurer le cadre nécessaire pour une économie de marché.
Les enjeux d’une politique et d’une société stables pour l’économie russe
Actuellement, la Russie est à mi-chemin entre le système soviétique dont elle a hérité et l’économie de marché à laquelle elle aspire. Les écueils sont encore nombreux : corruption endémique, clientélisme, concentration extrême de l’économie, absence de cadre juridique stable, crise de confiance des investisseurs étrangers… La Russie qui était l’une des sociétés les plus égalitaires en termes de répartition du capital, connaît aujourd’hui les disparités extrêmes du Mexique ou du Brésil.
Son héritage historique, politique, géographique et démographique fera toujours de la Russie un acteur incontournable et influent sur la scène internationale. Une Russie isolée et en proie à des comportements subversifs (mafias, réseaux criminels, corruption généralisée) représente un risque majeur pour les pays occidentaux qui ne peuvent se permettre une telle dérive. Les intérêts sécuritaires – mais aussi économiques et financiers – des partenaires occidentaux sont de contribuer à redonner à la Russie son rang de puissance internationale, gage d’une stabilité interne et externe.
Dans ce contexte, les questions sociales revêtent une importance fondamentale car l’absence de paix sociale met en péril les performances économiques par manque de personnel qualifié et fragilise la maintenance en état des infrastructures techniques et technologiques – notamment nucléaires – du pays. En dépit de la dépression socio-économique et du mécontentement général, le nouveau système qui a émergé en Russie est particulièrement stable et résistant à toute transformation rapide.
Historique de la privatisation
Afin de faciliter la transition vers l’économie de marché au début de la décennie 1990, les conseillers du président Eltsine, Igor Gaïdar et Anatole Tchoubaïs, ont accéléré la privatisation des entreprises et des ressources nationales. Quelques hommes d’affaires fortunés russes ont pu acquérir à prix bradé des parts importantes du capital des grandes entreprises pétrolières et gazières. Ainsi, Mikhaïl Khodokorvsky a acquis pour 310 millions de dollars, 78% du capital de Ioukos, dont la valeur est estimée à 5 milliards de dollars. Le succès rapide des oligarques à ce moment dépendait essentiellement de leurs relations avec les représentants de l’administration en charge de la privatisation des ressources nationales. Mécontents à l’encontre des oligarques, 77% des Russes souhaitent une réforme des privatisations opérées dans les années 1990.
Depuis son accession au pouvoir, Vladimir Poutine s’est affairé à destituer les oligarques de leur rôle prépondérant dans la vie économique et politique de la Russie. Dans un premier temps, il a incité les oligarques à restreindre leur champ d’action au domaine économique, afin qu’ils n’interfèrent pas dans la vie politique ni dans d’autres secteurs d’activité tels les médias qui offrent des tribunes publiques d’opposition au Kremlin. La condamnation de Mikhaïl Khodorkovsky qui avait financé la campagne des partis libéraux opposés à Poutine, à une lourde peine d’emprisonnement en mai 2005, a été perçue par les autres oligarques comme un avertissement. Afin de reprendre le contrôle de la politique énergétique du pays, Poutine a également fusionné Gazprom, dont l’Etat était actionnaire, avec l’entreprise nationalisée Rosneft.
Toutefois, la concentration de l’économie est toujours croissante. En 2000, les dix entreprises les plus importantes de Russie totalisaient 61% des profits nets du pays tandis que les petites entreprises ne parviennent pas à se développer ou ne cessent de diminuer. L’influence des oligarques ne s’est pas amoindrie, en dépit de l’exil ou de l’emprisonnement de trois oligarques parmi les plus puissants, mais leurs tractations qui s’opéraient auparavant sur la scène publique se sont institutionnalisées. Tout en faisant du lobbying au Kremlin, les oligarques accroissent leur influence et leur ancrage au niveau régional où ils contrôlent dans certains cas les élites politiques locales.
Fragilités de la croissance actuelle
Pendant les années 1990, l’écroulement de l’industrie, les crises monétaires à répétition et la pauvreté galopante de la société russe ont dominé les débats de la sphère économique en Russie. Bien que le PIB s’accroisse régulièrement depuis 2000, les craintes sont vives concernant la pérennité de cette croissance, notamment parce que celle-ci repose essentiellement sur l’exportation des ressources énergétiques de la Russie (pétrole et gaz), limitées par nature et dont la valeur dépend de la fluctuation des marchés internationaux.
De nombreux secteurs manufacturiers ont également enregistré une forte croissance, substituant ainsi aux importations la production locale. Cette dynamique est liée à la dévaluation du rouble, à la revalorisation des produits russes sur le marché international, au maintien des prix subventionnés pour l’énergie destinée aux Russes. Mais cette croissance repose sur des bases fragiles : la demande n’est pas assurée en raison du contexte dépressif, les investissements ménagers demeurent insuffisants, la Russie n’attire pas de capitaux étrangers à long terme qui seraient nécessaires pour rénover l’industrie existante, la structure judiciaire ne garantit pas la protection des capitaux investis.
Incapacité de l’Etat à assurer le cadre nécessaire pour une économie de marché
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Ambitions et impératifs de l’économie russe
En postulant auprès de l’OMC, la Russie souhaite intégrer son économie dans le système mondialisé. Mais cet objectif implique que des réformes structurelles soient engagées pour créer les conditions d’une économie de marché saine afin d’assurer une stabilité sociale et une élévation du niveau de vie. Traditionnellement, la propriété privée est la pierre angulaire de l’histoire de l’économie capitaliste et des démocraties modernes. Or, l’économie russe ne propose pas une définition claire de la propriété et de la sphère privées, ce qui engendre un flou identique dans la définition du domaine public, à savoir ce qui relève de la propriété et de la responsabilité de l’Etat.
Transformer une économie d’Etat planifiée en économie de marché requiert l’instauration d’un cadre sain pour que les opérations économiques se déroulent sans perturbation et que les investisseurs aient confiance dans la libre gestion des mécanismes. Ce cadre comprend les impératifs suivants : une pression fiscale modérée, une communication transparente et fiable, une législation adaptée au monde des affaires, un réseau de prestataires de services, un système bancaire opérationnel, un réservoir de compétences et de savoir-faire, la liberté d’accès aux marchés, un environnement optimiste et encourageant pour les entrepreneurs.
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Ecueils hérités du système soviétique et des premières années post-soviétiques
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Administration : On constate une continuité entre la bureaucratie du passé et celle d’aujourd’hui. L’ancienne nomenklatura s’est reconvertie dans la fonction publique, perpétuant des pratiques corrompues de l’ère soviétique et empêchant l’émergence d’une nouvelle élite administrative. Parallèlement à cette reconversion, presque toutes les fonctions de contrôle exercées par l’ancien régime (sanctions disciplinaires du parti et droit pénal) ont disparu.
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Cadre législatif et réglementaire : Une très lourde réglementation, héritée de l’interventionnisme de l’Etat post-soviétique, constitue l’une des raisons majeures du faible succès de l’entreprenariat en Russie. L’Etat n’a mis en œuvre ni le droit pénal ni son pouvoir réglementaire pour pallier les faiblesses du système financier. Il n’y a pas eu de surveillance du système bancaire, des marchés financiers émergents ni des fonds de pension privés. Au contraire, les dispositifs régulateurs qui existaient ont été dépouillés de toute efficacité et les bureaucrates qui ponctionnent leurs revenus sur les activités économiques ont personnellement intérêt à ce que ce cadre réglementaire se perpétue.
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Système bancaire : Le secteur bancaire, sans lequel une économie de marché stable et forte ne peut se développer, subit une grave crise de confiance qui sera lente à restaurer. Les banques ont émergé dès la chute du système communiste et l’ouverture vers l’économie de marché mais elles ont rapidement été phagocytées par les oligarques et instrumentalisées par de puissants groupes industrialo-financiers. Leur manque de transparence, leur corruption généralisée, leur incapacité à fournir des services fiables à la majorité de la population ainsi que le fait que de nombreux petits épargnants ont tout perdu après la crise financière d’août 1998 ont fait des banques le symbole de tous les travers du capitalisme naissant en Russie.
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