Claske DIJKEMA, Grenoble, octobre 2005
Quelle identité pour la "nation-arc-en-ciel"? (Afrique du Sud)
La fin de l’Apartheid sud-africain est marquée par l’émergence d’un symbole fort, soutenu par Desmond Tutu : l’arc-en-ciel. Alors que l’Apartheid consacrait des politiques fondées sur la promotion du développement séparé et sur la volonté d’exclure toujours plus les non-Blancs de l’Etat et de l’espace public, le nouveau régime cherche à rassembler et à intégrer les populations auparavant discriminées. Un renversement s’est opéré : l’exigence devient la prise en compte et la valorisation de la pluralité culturelle de l’Afrique du Sud, comme source d’une identité commune. Il s’agit de voir comment se construit la diversité de cette identité, en se centrant particulièrement sur la question des langues, vecteurs importants de l’expression et de la diffusion des cultures.
Entre volonté politique et jeu médiatique, une conscience nationale fragile
Emblème riche de sens, l’arc-en-ciel représente ici la réconciliation et la réunion entre les groupes ethniques, culturels, identitaires. L’arc-en-ciel matérialise en effet l’alliance et renvoie à la médiation. Toutes ces images, promues par les politiques et les médias référent à une nouvelle concorde qui semble encore bien fragile.
La promotion de « l’unité dans la diversité » sud-africaine est tout d’abord une volonté politique qui a pour optique la reconstruction de la cohésion nationale. La première mesure de cette reconstruction est la dé-territorialisation ethnique : au niveau national, par la réintégration des bantoustans et au niveau local, par la refonte des zones urbaines. La volonté politique se traduit en outre par l’adoption de nouveaux symboles « destinés à offrir à l’intérieur comme à l’extérieur l’image d’une nation multiethnique, pluriculturelle et pluri-identitaire en pleine acceptation, exhibition, et célébration de ses différences » (1). Le nouveau régime adopte un nouveau drapeau, signe de ralliement par excellence, qui rassemble les couleurs des drapeaux des communautés noire et blanche, et ainsi leurs deux histoires. Il en va de même pour le nouvel hymne national, Nkosi Sibele’i afrika, traduit dans les onze langues officielles : de nouveau, à l’histoire blanche, l’histoire noire ne se substitue pas, elle s’y ajoute. Ces deux symboles attestent de la volonté du gouvernement de faire coexister noirs et blancs sur le même territoire. Le changement de date de la fête nationale témoigne de la célébration d’une ère nouvelle : le 27 avril fête le retrait de l’Afrique du Sud de l’Apartheid et l’avènement de la nouvelle Afrique du Sud. Et comme, à l’instar d’un drapeau, d’un hymne ou d’une fête nationale, la toponymie raconte aussi une certaine histoire et dans le cas de l’Afrique du Sud, l’histoire de la domination de l’homme blanc sur l’homme noir, il devient politiquement nécessaire de procéder à quelques changements, dont la notable modification, au printemps 2005, du nom de la capitale administrative : de Pretoria, nommée ainsi en hommage au héros afrikaner Andries Pretorius, la ville devient Tshwane, nom de la ville avant l’arrivée des Afrikaners et qui signifie en langue tswana (la langue la plus parlée dans la région) « nous sommes les mêmes » . Cette idée du « nous ensemble mais divers » (2) est reprise par les médias : la première chaîne de télévision, par exemple, a pour image de marque et slogan « simunye, we are one » , à traduire par « ensemble, nous sommes une » . Ceci n’est qu’un échantillon de la multiplicité des images et expressions qui circulent sur cette thématique. Cette démonstration s’adresse tant à la communauté internationale, comme en témoigne le site internet www.rainbownation.com (site destiné principalement aux touristes internationaux) qu’aux sud-africains dans leur ensemble, comme l’atteste le site internet www.sareunited.com (site de rencontres ou de retrouvailles qui s’appuie sur cette image de la réunification). Instrument politique et publicitaire, la métaphore de l’arc-en-ciel ne semble pas pour autant être une réalité.
L’Afrique du Sud a une des populations les plus complexes au monde. Parmi ses 45 millions d’habitants, 31 millions sont noirs, 5 millions sont blancs, 3 sont métis, 1 million est d’origine indienne. On distingue dans la population noire quatre groupes ethniques principaux. La population blanche est à 60% issue des descendants de colons hollandais, et les 40% restant sont majoritairement d’origine britannique. Cette diversité ethnique est complétée par une multitude de langues parlées dont onze sont reconnues officiellement. Ce foisonnement culturel n’a pourtant pas toujours été considéré comme des richesses à mettre en commun, bien au contraire. Les politiques de développement séparé, qui avaient cours lors des longues décennies de l’Apartheid ont plutôt ancré dans les imaginaires des représentations négatives de l’autre. La population sud-africaine est ainsi encore marquée par des peurs et des blocages devant sa propre diversité, voire du scepticisme quant à la réalisation d’un dessein commun. La suppression des lois de ségrégation ne suffit pas à effacer les systèmes psychologiques basés sur la séparation. Le sens de la communauté chez la nation sud-africaine est en effet bien fragile, comme en témoigne le sondage mené pour le compte de la Fondation Helen Suzman (3). A la question « Pensez-vous que les Sud-africains soient unis dans une nation unie ? » , plus de la majorité de chaque communauté (blanche, indienne, métis et noire) répond que « cela prendra du temps » pour que cette union soit effective. Les résultats de ce sondage montrent toutefois des différences dans le sentiment unitaire suivant les communautés. Presque la moitié de la communauté blanche pense que cette union n’aura jamais lieu, tandis que la groupe le plus important à penser que cette union est réalisée est la communauté noire, mais seulement à 19%. La cohésion nationale est encore faible. Le plus difficile reste encore à concilier le besoin de la communauté noire d’effacer les traces de la domination blanche (surtout afrikaner) et le refus de la communauté blanche d’oublier son histoire. La nouvelle nomination de la capitale administrative Pretoria devenue Tshwane a provoqué une forte protestation des Afrikaners et a été l’occasion d’exprimer cette tension.
Ainsi la Rainbow Nation, comme creuset où se fondraient harmonieusement les races et les cultures, reste-t-elle encore à construire. Une telle histoire et une telle diversité sont autant d’éléments qui enrayent la réalisation immédiate d’une cohésion nationale et qui font pencher vers l’idée que seul le temps long pourra donner des réponses quant à sa réussite. Toujours est-il que la perception et l’utilisation des langues peuvent nous donner des informations sur cette nouvelle société en train de se créer.
Les enjeux de l’arc-en-ciel linguistique
Un panorama linguistique semble en effet primordial pour appréhender l’identité culturelle d’un pays. Les domaines les plus concernés par la question des langues sont l’enseignement et l’administration, lieux de promotion, d’éducation et de communication. Avec onze langues officielles, l’Afrique du Sud est ici questionnée dans les enjeux de sa diversité linguistique.
Le plurilinguisme, entre idéal politique et état de fait
Le plurilinguisme est inscrit dans la Constitution comme un idéal, comme un appel à la réconciliation et à la prise en compte de la parole de l’autre. L’officialisation de neuf langues africaines, aux côtés de l’anglais et de l’afrikaans est en effet l’occasion d’affirmer l’acceptation de l’héritage culturel et identitaire véhiculé par ces langues, voire la célébration de la richesse culturelle et identitaire de tout le pays. En outre, alors que sous l’Apartheid, la question des langues se trouvait sous le signe de l’obligation (imposition de l’afrikaans comme langue officielle, obligation pour les Africains d’étudier dans la langue de leur ethnie (4)), le nouveau régime sud-africain, encourage l’usage égal de toutes les langues, insiste sur les droits linguistiques, communautaires et individuels. Les provinces sont libres de choisir leurs langues officielles, avec pour condition d’en choisir au moins deux parmi celles reconnues officiellement. Les individus sont assurés de pouvoir utiliser la langue officielle de leur choix dans leurs rapports avec la fonction publique. Le choix des langues est de même à la charge des établissements scolaires. Un organisme est créé spécialement pour développer le multilinguisme : le Pan South-African Language Board (PANSALB). Mais en réalité ce multilinguisme existe déjà. Neuf des langues officielles africaines peuvent être regroupées en deux groupes linguistiques, ce qui explique une inter-compréhension fréquente. En moyenne, les Sud-africains comprennent cinq à six langues dont l’anglais et l’afrikaans. Ainsi, le droit de s’exprimer dans la langue de son choix dans n’importe quelle assemblée publique a une réalité (5): les locuteurs changent et mélangent les langues selon leurs auditeurs, dans une même assemblée. Le problème que posent alors les politiques promouvant l’usage égal des différentes langues est le coût que nécessite toute la machinerie de traduction et d’impression, un coût au-delà des moyens de l’Afrique du Sud. Et malgré la volonté politique de promouvoir les langues africaines, les Africains eux-mêmes semblent leur préférer une autre langue, l’anglais.
L’anglais, la langue de communication en expansion
Avec ses 8,2% de la population possédant l’anglais comme langue maternelle (contre 24% pour le zoulou), l’Afrique du Sud n’est pas un pays anglophone. Pourtant, malgré son sixième rang des langues parlées, l’anglais est la langue de communication la mieux partagée et utilisée dans toutes les régions du pays (contrairement à l’afrikaans ou aux autres langues africaines bien plus localisées). Langue urbaine, elle porte une aura de libération parmi la population noire. L’histoire de sa diffusion l’explique : la politique coloniale britannique était favorable à la diffusion de l’anglais, à travers les missions, afin de « civiliser » les indigènes. Cette éducation en anglais, au début du siècle, est à l’origine de la formation d’une élite noire, source même du Congrès National Africain, parti qui lutte tout le siècle contre l’Apartheid. Pendant les décennies de ségrégation, en outre, l’anglais est mis de côté par le gouvernement afrikaner. Pourtant même à cette période, l’anglais reste majoritaire dans l’enseignement secondaire et supérieur, dans le commerce, les technologies et la communication interne et internationale. Aujourd’hui, son hégémonie est contestée par les politiques et les médias qui en appellent au développement et à la modernisation des langues africaines, et pourtant l’opinion publique reste en faveur de cette langue moins ethnique. Cette préférence donnée à l’anglais s’explique en effet par sa certaine neutralité par rapport aux autres langues, les trois millions et demi de personnes dont l’anglais est la langue maternelle ayant des origines raciales très diverses. En fait, cette lingua franca qu’est l’anglais ne correspond pas à l’anglais standard. On parle alors d’anglais sud-africain (6) : son vocabulaire est influencé par les dix autres langues officielles, sa prononciation et ses intonations diffèrent selon la communauté ethnique. Dès lors, on peut dire qu’il n’existe pas un seul anglais sud-africain mais un anglais correspondant à chaque communauté ethnique, même si leurs différences ont tendance à s’estomper depuis la fin de l’Apartheid. Cette langue au croisement de toutes les cultures sud-africaines pourrait alors être la base d’une communauté toujours en expansion, une sorte d’arc-en-ciel linguistique, les gens parlant l’anglais comme première, deuxième, voire troisième langue. Si aujourd’hui « l’anglais profite de la complexité linguistique » (7), il pourrait devenir demain « le « ciment » linguistique unissant une société diverse et complexe » (8).
Dans la mosaïque de cultures que représente l’Afrique du Sud, l’unité reste encore à consolider. La métaphore de l’arc-en-ciel, bien que controversée, a toutefois le mérite de réaffirmer sans cesse la nécessité de la médiation et de la communication. Cette exigence a été prise en compte dans les politiques linguistiques, qui, même si elles sont parfois frileuses, ont amené les langues africaines dans l’espace public, où l’anglais reste malgré tout dominant. Cette prédominance n’est pas des plus négatives car d’une certaine manière, elle « déracialise » la question linguistique, permettant ainsi une communication au-delà des différences.
Commentaire
La question de la cohésion nationale en Afrique du Sud ne paraît pas pouvoir être résolue à cette étape de la transition. Il s’agit aujourd’hui tout d’abord de se réconcilier avant de pouvoir se penser comme une nation. Les inégalités sociales, stigmates de l’Apartheid, sont encore trop visibles pour pouvoir vivre sereinement cette alliance des différences.
La décentralisation a permis aux provinces, ethniquement relativement homogènes, d’adopter une série de droits, permettant ainsi de reconnaître juridiquement des distinctions entres communautés (cf. langues). Cette reconnaissance de droits communautaires semble être un pas vers la Nation arc-en-ciel. L’Affirmative Action, loi sur l’emploi mettant en place des mesures de discrimination positive envers les non-Blancs pousse paradoxalement une part importante de la population blanche à se sentir condamné à pâtir d’un apartheid renversé. L’équilibre reste à trouver entre communautarisme et sentiment national.
Notes
(1)Lanni, Dominique. Afrique du Sud, naissance d’une nation plurielle, Ed. de l’Aube, Coll. Monde en cours, 1997, p 59.
(2)Salazar Philippe. Afrique du sud, la révolution fraternelle, Ed. Hermann, Coll. Savoirs : Cultures, 1998, p 54.
(3)Résultats donnés par Salazar Philippe, in Op.Cit. p 55.
(4)Bantu Education Act, loi de 1953 qui établit un système d’éducation pour les populations noires, en vigueur sous l’Apartheid, visant à limiter l’instruction de ces populations (lire, écrire, compter dans leur seule langue maternelle).
(5)Gervais-Lambony, Philippe. « L’Afrique du Sud est-elle anglophone ? » , entretien paru dans la revue Hérodote «Géopolitique de l’anglais » , 4° semestre 2004, n°115.
(6)Penny Silva, « South Africa English : Oppressor or Liberator ? » , www.ru.ac.za/affiliates/dsae/MAVEN.HTLM
(7)Lory, George, L’Afrique du Sud, Ed. Karthala, 1998, p 134.
(8)Penny Silva, Op.Cit.