Karine Gatelier, Grenoble, octobre 2005
Indépendance et construction nationale en Ouzbékistan
La république socialiste soviétique d’Ouzbékistan a déclaré son indépendance le 1er septembre 1991. Dans le contexte soviétique de l’époque, rien de bien étonnant à cela. Pourtant d’un point de vue régional, l’émergence de cet Etat indépendant interroge : l’Ouzbékistan n’a jamais constitué un Etat indépendant. A quoi correspond son nom compte-tenu de sa population et de ses frontières ?
La république socialiste soviétique d’Ouzbékistan, passé proche et lointain
Le nom ouzbek ne renvoie pas à une ethnie mais à un groupement de tribus turco-mongoles au début du XIVe siècle. Elles se sont différenciées des Kazakhs au sujet d’une allégeance que les unes ont acceptée et les autres refusée. Dès lors que cette confédération tribale a conquis plusieurs des villes de l’actuel Ouzbékistan, le terme ouzbek a été associé au pouvoir politique et militaire, face à une population bigarrée au sein de laquelle une entité domine : les iranophones, identifiés comme sédentaires, urbains et maîtres du sacré. La conquête et l’exercice du pouvoir conduisent à la sédentarisation des tribus turco-mongoles et à un changement de la donne sociale : désormais ils partagent un espace social commun et s’opère alors une symbiose culturelle.
La conquête russe (seconde moitié du XIXe siècle) apporte le concept d’ethnie et donne lieu (à travers les recensements notamment) à une catégorisation de la population qui rompt les liens de complémentarité et d’interdépendance. La Révolution bolchevique et l’instauration de l’Union soviétique, paradoxalement, poursuivent ce processus : le pouvoir a besoin de désigner des « ethnies titulaires » qui sont des groupes reconnus majoritaires et qui reçoivent une république. Ainsi cinq républiques sont finalement créées (entre 1924 et 1929) qui ont pour objectif de réduire la portée de la culture persane, classe dominante du système précédent, et de diviser les entités turciques. Ce procédé pose deux problèmes : il repose sur un concept sans réalité, celui d’ethnie, alors que les modes d’appartenance identitaire reposent sur les lignages et le territoire. Il conduit à tracer des frontières au sein d’un ensemble social qui connaît continuité et complémentarité.
Cette expérience du contact avec les Russes eut pour effet l’appropriation de ces concepts européens puisque les républiques fédérées se sont imposées en tant qu’Etats nationaux après 1991. Dans ces conditions, quelle est l’identité de l’Etat ouzbek ?
Un Etat national à construire
La république fédérée d’Ouzbékistan, comme les quatre autres républiques centrasiatiques, ont seulement existé dans le cadre de l’URSS ; les analystes avaient d’ailleurs prédit leur éclatement si l’URSS disparaissait. Les dirigeants, des élites autochtones, ont donc été contraints de mener une politique volontariste au lendemain des indépendances pour véritablement construire l’identité nationale de ces Etats artificiellement créés et ainsi légitimer leur existence. C’est donc la première difficulté de la transition : faire exister un Etat national qui n’a pas de réalité sur le terrain (territoire et composition ethnique) ni dans les consciences populaires (proximité culturelle des républiques voisines).
Le territoire ouzbek ne correspond pas aux limites d’un empire ou d’une province du passé. Il regroupe les principales villes historiques tout en excluant des espaces, citadins ou ruraux, majoritairement peuplés d’Ouzbeks. Ainsi des minorités ouzbèkes vivent dans toutes les républiques voisines, soit autant de familles séparées par l’apparition d’une frontière. Sous l’URSS, cette situation ne posait pas de vrai problème puisque les frontières étaient fictives. Or l’accès à l’indépendance des républiques d’Asie centrale rend les frontières bien réelles voire infranchissables quand les deux Etats entretiennent de mauvaises relations diplomatiques : les abords des frontières sont alors minés et les visas sont fort coûteux.
Du fait de la proximité culturelle entre les républiques, certaines villes ou régions ont un fort pouvoir attractif. Les Tadjiks de Samarcande, par exemple, rêvent de Doushanbé (capitale tadjike). Depuis la fin de la guerre et depuis que ce pays connaît un certain dynamisme économique, ils se tournent volontiers vers le Tadjikistan alors qu’il y a peu encore, ils ne s’identifiaient pas à ce pays montagneux qui reflète bien peu leur culture. Ces réalités montrent bien la continuité culturelle de ce vaste espace et le caractère artificiel des frontières. Il faut pourtant les légitimer.
La première tâche a donc été d’effacer toutes les traces des temps soviétiques, pour rechercher plus loin dans le passé la légitimité de l’Etat ouzbek. Les dirigeants se sont tournés vers les alliés traditionnels : la Turquie (écoles, langue), l’Arabie Saoudite (mosquées et matériel pour l’éducation religieuse). Parallèlement, ils ont développé et valorisé les éléments de ce qui sera la culture ouzbèke. Pour cela, ils ont utilisé les mêmes méthodes que les autorités soviétiques à la création de ces républiques dans les années 30 : acquisition d’un nouvel alphabet (latin), adoption de l’ouzbek comme langue nationale unique (ce qui est bien légitime mais l’ouzbek était la langue de l’affect et le président faisait des fautes dans ses premiers discours dans cette langue), mise à contribution des historiens pour écrire l’histoire du peuple ouzbek et l’inscrire dans un passé lointain (ethnogénèse, jubilés des villes), toponymie et enfin survalorisation de la tradition culturelle. Le nationalisme a instrumentalisé des personnages historiques comme Avicennes, Ulughbek, Navoï, présentés comme ouzbeks. Ce lourd dispositif mémoriel est identique à celui utilisé par les Soviétiques.
L’œuvre soviétique la plus importante a été d’apporter le concept de nationalité qui n’existait pas (seuls deux termes désignaient des communautés : celles des liens tribaux (toïfa) et la communauté religieuse (umma). Il a servi de base aux républiques indépendantes pour acquérir leur viabilité. C’est un résultat très paradoxal puisque l’objectif des autorités soviétiques était précisément de s’assurer que les républiques créées ne seraient pas viables.
Les politiques mises en œuvre par le gouvernement visent toutes à valoriser une continuité (temporalité par le territoire, surenchère dans l’ancienneté des villes), de façon volontariste voire autoritaire. La population ne s’y reconnaît pas toujours et ne se sent pas investie dans ce processus qui, du coup, ne contribue pas à construire une citoyenneté ouzbèke.
Une communauté n’est pas un phénomène naturel, elle se construit par des actes instituants de manière à ce que ses membres se sentent appartenir à une communauté de destin et d’intérêt. Les principes qui sous-tendent la construction de l’identité nationale ouzbèke sont laïcs et en cela ils devraient permettre l’émergence d’une identité plurielle, indispensable à cette société qui repose sur le cosmopolitisme et le syncrétisme culturel (Grecs, Turco-mongols, Perses, Chinois, Indiens, Russes) et religieux (persistance de croyances pré-islamiques, shamanisme) du fait de sa situation au carrefour des commerces et des conquêtes. Pourtant cette laïcité est stratégique, pour contrer la menace de l’islam politique – seule opposition politique organisée - et non par souci de tolérance. La pratique de l’islam est devenue tellement suspecte qu’il existe des témoignages de musulmans qui se sont convertis au christianisme pour pouvoir exprimer leur foi sans risquer être inquiétés.
La construction nationale repose sur un certain nationalisme culturel. Pourtant, il ne menace pas les groupes minoritaires. Du fait justement du syncrétisme qui fonde la culture du pays, chacun peut revendiquer comme siens les personnages ou les œuvres identifiés comme ouzbeks par le régime. La construction nationale recherche une fierté nationale sans composante d’exclusion. Seuls deux groupes se sont sentis exclus dans ce processus mais pour des raisons annexes : les Juifs (russes et boukhariotes), tout d’abord, ont massivement quitté le pays dès 1991 tout comme ils ont quitté d’autres régions soviétiques à la même époque. Cette émigration s’explique par le pouvoir attractif d’Israël et par la recherche d’une meilleure conjoncture économique. Les Russes, d’autre part, ne pouvaient se reconnaître dans l’identité nationale puisque sa construction visait principalement à faire oublier la période où ils dirigeaient le pays. On ne peut cependant pas parler de discrimination car si certains postes sont effectivement réservés aux Ouzbeks – des postes de représentation du pouvoir – leurs adjoints sont encore des Russes. Les Russes ont émigré également pour des raisons économiques.
Enfin, il existe une vraie tension entre les Ouzbeks et les Tadjiks : les Tadjiks ont eu l’impression d’avoir été spoliés de leur héritage culturel à la création des républiques dans les années 20 et rêvaient que les indépendances remettent en cause les frontières et leur redonnent les prestigieuses villes de leur passé comme Samarkand et Boukhara qu’ils considèrent comme le berceau de leur culture. Cette rancœur nourrit les relations entre ces deux Etats sans représenter de réelle menace, surtout 14 ans après les indépendances et dans un Tadjikistan qui sort d’une guerre civile.
Commentaire
En Asie centrale, si le pouvoir soviétique a échoué à pratiquer la fusion révolutionnaire entre les peuples et a instauré des catégories qui n’existaient pas avant la colonisation russe – l’ethnie et la nationalité – au point de légitimer des Etats indépendants, cette politique n’a cependant pas eu les conséquences dramatiques qu’elle a pu connaître en Europe et notamment en ex-Yougoslavie. Le maintien des frontières a certes légitimé des entités géopolitiques artificielles mais la politique de ces Etats ne connaît pas les excès nationalistes. La tradition de complémentarité et de syncrétisme entre les différentes cultures qui cohabitent n’a pas été balayée et pourrait constituer un terreau pour la démocratisation.
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