Karine Gatelier, Grenoble, octobre 2005
Enjeux de la formation de l’armée nationale afghane (ANA)
Depuis la fin de la guerre contre les Soviétiques en 1989, l’Etat afghan a connu des tentatives de reconstruction. Les mudjahidins de l’Alliance du Nord prennent le pouvoir en 1992 et l’armée afghane est essentiellement composée de Tadjiks. Les Talibans, en 1996, tentent d’organiser une armée nationale avec un succès mitigé. En 2001, elle compte 45.000 hommes, aucune structure de commandement et une part importante de volontaires étrangers.
Déjà avant la guerre, l’intégration des régions dans l’ensemble restait faible, la conscience et l’identité nationales manquaient. Dans ces conditions, l’affectation des soldats était un véritable enjeu, ils étaient généralement affectés loin de leur village d’origine. Quand en 1983, cet impératif est abandonné, l’influence de l’Etat s’élargit alors aux régions : l’Etat central, désormais incarné par les enfants du pays, rencontre un prestige nouveau. Le gain politique de cette décision est toutefois minimisé par le fait que servant dans leur propre région, les soldats ne sont plus prêts à accepter des ordres injustifiés, notamment de bombardements. Malgré tout, le gain politique demeure supérieur.
Du fait de la composition pluriethnique de la population afghane, les discriminations entre groupes se retrouvaient dans l’armée, entre le commandement et les troupes, sous forme de mauvaises relations qui pouvaient aller jusqu’au châtiment corporel. Pour assurer un meilleur équilibre des représentations, l’armée instaure en 1963 une politique de quotas. Elle eut pour résultat l’augmentation du nombre de non-Pashtouns. En 1992, sous le gouvernement dirigé par l’Alliance du Nord, les Tadjiks sont sur-représentés dans les unités non-combattantes. Les Pashtouns dirigent toujours l’infanterie. Les divisions sont ethniquement homogènes, les Ouzbeks et les Hazaras n’auraient pas été acceptés par les Pashtouns.
L’armée afghane était le berceau de l’ascension sociale, elle s’est politisée dans les années 60-70 et radicalisée pendant la guerre civile avant de se désintégrer. Ce mauvais souvenir rappelle que l’armée doit être politiquement neutre, c’est pourquoi il est indispensable d’insister sur son professionnalisme.
Quelle armée afghane se décide en 2002 ?
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Une armée de transition
Il existe une armée de transition mais un consensus se dégage pour construire l’armée nationale afghane (ANA) sur des bases nouvelles, donc l’armée de transition doit disparaître. Elle compte 2500 militaires, organisés en 40 divisions, payés par le ministère de la Défense. La création de ces divisions était un outil politique pour permettre à l’Etat de les faire passer sous son influence mais en réalité elles sont restées sous le contrôle des chefs de guerre locaux. D’autres groupes indépendants, non affiliés à des chefs ont été également intégrés à cette armée provisoire. Ces divisions sont indisciplinées et mal équipées. En réalité, ces hommes ne reçoivent pas de salaire mais sont seulement nourris. Il n’est pas question de les entraîner, l’objectif semble être que les troupes se démobilisent spontanément. Pourtant cette démobilisation pose des problèmes : ces hommes ne savent rien faire d’autre que la guerre. L’administration afghane, tout en voulant leur démobilisation, ne peut verser une somme suffisante pour les convaincre de quitter l’armée, ni leur proposer un emploi même à court terme. Il a finalement été décidé de garder pour la nouvelle armée seulement les hommes entre 22 et 28 ans. La raison d’être de l’armée de transition est qu’elle sert de réceptacle pour les forces militaires qui ne peuvent être démobilisées immédiatement.
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Désarmement
Le désarmement de la population est un autre impératif pour lequel les solutions manquent : comment récupérer les armes auprès de la population alors que les Afghans ont maintenant une identité de combattant tellement ancrée et tant que l’insécurité généralisée continue de régner ? Les seules armes qu’ils consentent à rendre sont vétustes et presque inutilisables.
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ANA
L’armée nationale doit être restreinte et très professionnelle - bien entraînée et disciplinée - enfin, politiquement neutre. Pour ces raisons, elle doit être constituée de zéro. L’ISAF (1) et l’armée américaine ont apporté leur aide. L’accord décidé permet une armée de 60.000 hommes. Une armée plus importante – intégrant les milices - comporterait le risque d’importer les luttes de faction.
Pourtant, comme nous venons de le voir, le contexte afghan rend ces choix difficiles à tenir : par exemple, face à la difficulté de recruter des hommes, il a été décidé que 15% des combattants des anciennes milices participeraient à l’ANA.
L’armée reste animée de discrimination ethnique : le ministre de la Défense, Fahim, l’ancien bras droit de Massoud, est tadjik. Sur les 38 généraux de l’armée, 37 sont tadjiks et un est ouzbek. En plus de ce favoritisme ethnique et politique – les Afghans ne se font pas beaucoup d’illusions à ce sujet - les hommes choisis n’ont pas d’expérience antérieure au sein de l’armée nationale ce qui est particulièrement mal vécu par les militaires. Début 2003, l’armée est composée à 40% de Tadjiks (alors qu’ils représentent 25% de la population) et 37% de Pashtounes (ils sont 42% dans la population). La langue de commandement est le dari (persan parlé par les Tadjiks) et non le pashto. Les critiques au sein de la population afghane, parmi les observateurs internationaux et les officiels américains ont poussé à un rééquilibrage des personnels du ministère de la Défense et de l’Armée.
Mais l’équilibre est difficile à trouver : pour garantir le caractère multi-ethnique de l’armée, il faut éduquer les troupes à une attitude plus civique avec les populations civiles. Cela suppose de mettre un terme aux milices privées, objectif impossible à court terme; elles devront cohabiter avec l’armée de transition et l’ANA au moins pour un temps. La variété des langues parlées dans l’armée pose également problème et compromet son efficacité. Par le passé, les bataillons homogènes se sont montrés plus efficaces que les mixtes.
Pour le moment, l’ANA se présente plutôt comme une garde rapprochée : elle peut affronter des menaces mineures mais pas des combats lourds. Le maintien du favoritisme politique offre l’avantage, à court terme, de l’homogénéité mais peut alimenter la frustration des écartés. Une armée plus équilibrée rassurerait les chefs de guerre, et les encouragerait sans doute à envoyer davantage d’hommes de leurs troupes, mais les gagnants de l’actuel rapport de force n’accepteraient pas ce rééquilibrage.
Commentaire
Le désarmement est pour le moment lent, sélectif et de façade. L’Armée nationale, qui compte 13500 hommes en juillet 2004, n’est pas encore assez puissante pour prendre le risque d’affronter les groupes djihadistes qui ont conservé leur cohésion. Par ailleurs l’administration afghane est soupçonnée de prétexter de son incapacité à assurer la sécurité pour reporter les élections parlementaires (septembre 2005). Elle aurait adressé une demande d’augmenter le contingent de l’OTAN de 4500 hommes (2).
Notes
(1)La Force Internationale d’Assistance à la Sécurité est sous commandement de l’OTAN depuis août 2003. C’est la première mission de l’Organisation en zone non euro-atlantique. Elle vise à aider l’autorité afghane intérimaire à assurer la sécurité. Elle est constituée de 6500 hommes originaires de 35 pays membres ou non de l’OTAN.
(2)Fazelli 2004 : 227.