Karine Gatelier, Grenoble, octobre 2005
L’impossible organisation de la justice dans un contexte d’insécurité en Afghanistan
La conférence de Bonn réunie en décembre 2001 a tenu lieu de conférence de paix alors que toutes les parties au conflit n’étaient pas présentes. Les Pashtouns étaient largement sous-représentés alors que l’Alliance du Nord tenait une place prépondérante ; les monarchistes qui soutiennent le retour du roi (Groupe de Rome) étaient également présents. Un accord, signé le 5 décembre 2001, prévoyait les modalités d’un gouvernement provisoire. Pourtant, ce texte ne comporte pas de volet sur les dispositions d’un futur appareil de justice de transition. Aucune des parties présentes n’a fait pression dans ce sens. Il était seulement prévu que les parties « déposent les armes et œuvrent à la construction d’une société » . Les délégués de la communauté internationale présents à Bonn, et notamment les représentants de l’ONU, savaient que la reconnaissance du passé, d’une façon ou d’une autre, était nécessaire. Mais aucune instance n’a été mise en place pour s’acquitter de cette tâche.
Dans les négociations, deux conceptions se sont affrontées : celle des représentants internationaux qui souhaitaient un dispositif de justice, une interdiction de proclamer une amnistie, la démobilisation des combattants et leur désarmement. Face à eux, les différents camps afghans – tous impliqués dans les combats – se sont élevés violemment contre ces mesures : la moindre critique émise contre les Mudjahidins est assimilée à un blasphème donc l’amnistie s’impose ; le désarmement des combattants est vu comme un déshonneur.
Au final, le texte de l’accord de Bonn ne fait pas mention de l’interdiction d’une amnistie, de la démobilisation et du désarmement. Seuls restent :
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Un appel à tous les groupes armés à rejoindre le commandement de la nouvelle administration ;
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Une disposition selon laquelle pour participer au gouvernement provisoire, les ministres ne devaient pas être coupables de crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou de violations graves des droits de l’Homme ;
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Une référence à une Commission des droits de l’Homme qui doit s’occuper des délits du passé et du présent.
Il n’existe toujours pas de grande organisation de défense des droits de l’Homme, ni d’appel pour former un tribunal. Tout le monde semble accepter que la situation est trop complexe et trop fragile pour une telle procédure. Le système juridique actuel est encore incapable de mener des tâches de base, donc impossible pour lui de mettre en oeuvre la responsabilité historique. L’accord de Bonn met implicitement la responsabilité de la justice provisoire sur le dos de la Commission des droits de l’Homme. Hamid Karzaï a fait à ce sujet des déclarations contradictoires sur sa volonté d’établir une Commission de vérité mais estime que la justice est un luxe que l’Afghanistan ne peut pas se payer encore. La Loya Jirga de son côté a décidé de faire signer à chaque candidat aux élections présidentielles une promesse qu’il n’a pas tué de personnes innocentes, n’est pas impliqué dans le trafic de drogue et le terrorisme. Enfin, l’Afghanistan est membre de la Cour criminelle internationale depuis le 1er mai 2003 : cette juridiction est compétente pour juger les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis dans le pays à partir de cette date.
L’action internationale
Plusieurs organisations internationales de droits de l’Homme ont sondé le terrain auprès de la population et ont conclu que les Afghans ont besoin d’un débat pour étudier les choix qui s’offrent à eux.
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International Center for Transitional Justice, une ONG dirigée par l’ancien vice-président de la Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud, a envoyé une mission restreinte pour travailler sur place et étudier les différentes options compte-tenu des expériences internationales.
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Un envoyé spécial du Haut Commissariat aux Réfugiés de l’ONU a appelé une commission d’enquête internationale sur les fosses de Dasht-i Leili, où ont été retrouvés les corps de Talibans afghans et pakistanais qui avaient été faits prisonniers. Il en existe encore d’autres dans le pays suite à des crimes commis en 1997-98. La commission d’enquête internationale vise à établir, au moins, un registre officiel des victimes depuis 1978.
Blocage
Plusieurs raisons expliquent un tel consensus autour d’autant de prudence :
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La crainte de déstabiliser une situation encore très fragile ou de stabiliser un ordre injuste ;
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Un climat de peur empêche d’entamer des poursuites, l’intimidation est due au manque de sécurité : sans sécurité, les droits de l’Homme ne seront pas respectés. Et malgré les décisions du processus politique et de l’accord de Bonn, le vrai pouvoir reste entre les mains des chefs de guerre. Ce qui aidera l’Afghanistan à avancer, ce n’est pas de se débarrasser de tous les hommes qui ont commis des crimes mais de créer un système d’institutions pour les contrôler et rendre le gouvernement légitime, par la loi, et donc efficace, respecté et respectueux.
Commentaire
Le processus doit désormais se concentrer sur la question centrale de la démobilisation, du désarmement et de la réintégration des anciens combattants. Pour cela la création d’une administration civile et d’un système juridique et judiciaire est indispensable pour trouver des alternatives d’emplois, des formations, des prêts, des bourses, et d’autres formes d’assistance, sans quoi il n’y aura pas de paix ni de justice.
L’organisation d’élections avant le désarmement a conduit à la reprise des combats en Angola et au Cambodge. La population a besoin que ses souffrances soient reconnues, c’est pourquoi la Commission des droits de l’Homme devrait préparer un ensemble de propositions pour une discussion publique. Un processus national de documentation, clarifiant le sort des disparus et établissant la vérité sur les massacres. Enfin, pour réduire la peur, le président devrait décréter une amnistie pour tous ceux qui ont pris les armes pour ou contre un gouvernement afghan ou un groupe politique, à l’exception des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des crimes de génocide. Mais parallèlement, un processus juste et compréhensif devrait voir le jour, qui permette aux personnes qui ont eu des postes à responsabilité d’admettre leur implication dans des crimes.
La question de la responsabilité en Afghanistan n’est pourtant pas simple : d’une part, les responsables étrangers ne peuvent être poursuivis, dans ces conditions comment justifier de poursuivre les seuls Afghans. D’autre part, de nombreux individus, compte-tenu de la durée de la guerre et des retournements qu’elle a connus, sont à la fois criminels et victimes (1).
Enfin, la justice et l’organisation judiciaire sont détournées de leur mission de service public et se perdent dans les dédales d’une approche religieuse du droit alors que la situation exige le respect de normes de compétence, d’efficacité et de clarté (2).
Notes
(1)« Transitional justice in Afghanistan » , The Anthony Hyman Memorial Lecture, School of Oriental and African Studies, University of London, Barnett R. Rubin, Director of Studies and Senior Fellow, Center on International Cooperation, New York University, Février 2003.
(2)Kacem Fazelli, L’Afghanistan, du provisoire au transitoire. Quelles perspectives ? , L’Asiathèque, Paris 2004 : 225.