Karine Gatelier, Grenoble, octobre 2005
Partage du pouvoir : l’appareil d’Etat en Russie
Analyse des différents pouvoirs en Russie et notamment de la place prééminente du Président.
Spécificité du régime semi-présidentiel russe
Pouvoirs constitutionnels forts du président
Inspirée du régime semi-présidentiel français, la Constitution de 1993 prévoit un régime similaire pour la Russie. Mais le contexte russe comprend deux différences majeures par rapport au modèle français. D’une part, les partis politiques russes ne sont pas structurés de manière cohérente, ce qui limite la fonction de contrôle du Parlement. D’autre part, le président est indépendant des partis, ce qui affaiblit la légitimité de ces derniers et isole simultanément le président car il ne dispose pas du soutien direct des forces politiques du Parlement.
Selon la volonté de Eltsine, les pouvoirs attribués au président dans la Constitution sont bien supérieurs au Parlement. Il peut notamment dissoudre ce dernier s’il rejette par trois votes successifs les candidats au poste de Premier ministre proposés par le président. En revanche, le Parlement peut voter la défiance à l’encontre du gouvernement mais si cette procédure est répétée dans une période de trois mois, le président peut alors dissoudre le Parlement. Afin d’éviter l’abus du recours à la dissolution, des périodes d’interdiction sont prévues, avant et après les élections présidentielles et législatives. Cette fenêtre n’était que de 11 mois pendant le premier mandat présidentiel de Eltsine, ce qui a placé le Parlement en position de force.
La Constitution a en outre accordé le droit au président d’intervenir dans tous les domaines de la vie politique par l’intermédiaire de décrets présidentiels qui ont force de loi.
Restauration de l’autorité étatique par Poutine
La restauration de l’autorité étatique signifie l’affirmation des pouvoirs de l’exécutif central, au niveau fédéral. Poutine a recherché la soumission des obstacles à l’autorité présidentielle, parmi lesquels il recense les oligarques, les gouverneurs, mais aussi les assemblées élues et les médias indépendants. L’instauration d’une « verticale du pouvoir » permet surtout de limiter l’interférence des acteurs extérieurs à la sphère administrative et affirme le refus des contrepoids et du contrôle démocratiques.
Actuellement, le président russe n’est pas en mesure d’utiliser toutes ses prérogatives constitutionnelles, ce qui satisfait l’opinion publique russe qui semble préférer une répartition des pouvoirs entre le président et un Parlement. Le pouvoir du président russe est indéniablement fort mais il n’est pas superprésidentiel.
Faiblesses et limites des pouvoirs législatifs et judiciaires
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Le Parlement : caution du Kremlin
Eltsine a toujours vécu des relations hostiles et exacerbées avec le pouvoir législatif, un des moments culminants étant la procédure d’impeachment qu’il a failli subir en 1999. A l’inverse, Poutine bénéficie d’une législation plus favorable puisqu’il a institutionnalisé des relations d’interdépendance entre l’exécutif et le législatif. Il a créé une coalition de partis politiques qui domine le Parlement et dont il s’est assuré la loyauté, « Unité » . Enfin, il a marginalisé le Parti Communiste.
Contrairement à l’Ukraine où le Parlement a défié l’autorité exécutive lorsque celle-ci a voulu imposer les résultats de l’élection présidentielle truquée en décembre 2004, la Douma s’est progressivement laissé déposséder de son pouvoir législatif. Elle est perçue, selon les cas, comme une instance de blocage de la politique gouvernementale ou comme une Chambre d’enregistrement des décisions de l’exécutif russe. En outre, elle ne joue pas son rôle d’arène publique car la majorité acquise au président ignore systématiquement les initiatives proposées par les députés de l’opposition.
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Perversion du pouvoir judiciaire
A la fin du premier mandat de Boris Eltsine, un nouveau Code pénal a été adopté mais l’Etat est resté incapable de châtier les grands criminels. Auparavant, son inertie était justifiée par l’absence de législation sur la criminalité organisée qui empêchait de poursuivre les véritables commanditaires. L’apathie du système judiciaire russe pour juger les exactions criminelles perpétrées par les soldats russes en Tchétchénie illustre également la soumission du pouvoir judiciaire aux impératifs politiques. Après 2 acquittements, le Colonel Boudanov a été finalement condamné pour le viol et le meurtre d’une jeune Tchétchène. La communauté internationale s’était indignée de l’impunité judiciaire en Tchétchénie et Poutine a cédé sur ce cas pour sauver une apparence de justice.
Plus récemment, la Cour de justice a été utilisée comme un outil au service des intérêts du Kremlin, notamment dans l’affaire Ioukos qui a vu la condamnation de Mikhaïl Khodokorvsky ou dans la condamnation de Valentin Danilov pour espionnage. Ce dernier avait été acquitté par un jury populaire au vu des faibles charges qui pesaient contre lui. Mais la Cour Suprême a pris l’initiative de contourner l’acquittement et a ordonné un nouveau procès. Danilov a été rejugé par un jury soigneusement choisi et condamné à 14 ans de prison. Dans son cas comme dans quelques autres, peu de doutes subsistent sur la manipulation de ces procès par les services de sécurité de l’Etat pour donner l’exemple et intimider les esprits subversifs.
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Facteurs extra-constitutionnels influant sur le partage du pouvoir
En dépit de ses prérogatives constitutionnelles, Eltsine n’était pas un président fort pour deux raisons principales. D’une part, il était pris dans un jeu de négociations permanent avec le Parlement, essentiellement au sujet de la nomination des Premiers ministres. Il a ainsi dû renoncer à imposer Tchernomyrdine pour remplacer Kirienko en septembre 1998 suite à deux votes de rejet de la Douma. Le contexte électoral aurait été défavorable à Eltsine en cas de dissolution du Parlement. Il s’est donc résolu à présenter Primakov, le candidat soutenu par la Douma au troisième vote. D’autre part, Eltsine partageait de facto l’exécutif du pouvoir avec les grands financiers, les oligarques, les gouverneurs de province, les structures criminelles, les bureaucrates et les investisseurs étrangers.
Par ailleurs, d’autres facteurs extra-constitutionnels peuvent limiter l’étendue effective des pouvoirs du président, notamment si le Parlement présente une majorité unie contre le président, ce qui est rare en Russie. Par ailleurs, bien que cette hypothèse soit prématurée au regard de la société civile peu structurée, la société russe peut également retirer son soutien au président et provoquer des changements politiques décisifs. Mais la forte popularité actuelle de Poutine invalide cette hypothèse à court terme.
Commentaire
Selon l’analyse de Lilia Shevtsova, associée principale de la Carnegie Endowment for International Peace à Moscou, la classe politique russe peut être fière du système qu’elle a inventé puisqu’il réalise les résultats escomptés. Le scrutin a joué un rôle important en mettant un terme à l’expérience démocratique libérale.
Le régime de Poutine est un mélange étrange et complexe qui s’appuie sur son pouvoir personnel et le rôle grandissant des institutions démocratiques consolidantes. C’est la tension entre ces deux forces qui gouverne la dynamique politique.
Pour compliquer davantage la situation, Poutine représente la force la plus pro-occidentale de la Russie tandis que la machine administrative demeure conservatrice, traditionnelle et archaïque.
L’analyse de la " KGBisation " du pouvoir est trop simpliste. Les Siloviki, les représentants tristement célèbres des structures de pouvoir et de sécurité, ne se sont pas unis en un groupe cohérent et n’ont pas consolidé leur autorité. Ils n’ont ni chef ni programme et n’ont pas réussi à prendre le pouvoir lors du premier mandat de Poutine. Au cours des années à venir, d’autres forces auront plus de chances de consolider leur pouvoir et les siloviki leur serviront uniquement de garde prétorienne.
L’autoritarisme doux de Poutine constitue sans doute désormais la plus grande menace qui se pose à une démocratisation poussée en Russie. Paradoxalement, du fait que le leadership « fort » de Poutine intègre des libéraux, voire des démocrates, afin de préserver une façade pro-occidentale, une opposition réellement libérale ne peut pas émerger. Par opposition, une main de fer véritablement répressive aurait davantage de chances d’inciter à une résistance démocratique plus puissante. Seul un scénario relativement sinistre se dégage pour l’avenir, celui d’une dictature authentique à part entière, reste à savoir si elle s’apparentera à celle de Pinochet (modernisation économique) ou à une dictature dotée d’une idéologie totalitaire ressuscitée.
Seul au pouvoir, Poutine est responsable de tous les échecs ; aucun gouvernement derrière lui ne peut endosser cette responsabilité. Or l’échec constitue le plus sûr moyen de perdre toute légitimité. Dans l’hypothèse d’une division de la classe politique, il sera difficile de trouver un seul candidat à la succession de Poutine, en tout cas, aucune force politique en Russie ne sait comment résoudre les défis créés par « l’autoritarisme doux » .
La Russie n’a jamais réussi aucune transformation, quelle qu’elle soit, en temps de paix. Les changements sont introduits par les guerres et les conflits nationaux. Pour tous ceux qui souhaitent une Russie démocratique et libérale, le dilemme est terrible car délégitimer Poutine risque simplement de faire remonter à la surface des pouvoirs encore plus sombres et plus archaïques.