Karine Gatelier, Grenoble, France, octobre 2005
Un espace collectif, les Mjesna Zajedna en Bosnie-Herzégovine - Exemple du cas de Sevarlije
Les Mjesna Zajedna (MZ) de Yougoslavie constituent la représentation actuelle d’une forme historique d’interactions au niveau communal qui s’inscrit dans l’histoire longue. Elles ont beaucoup de points communs avec les mahallas, communauté de voisinage. Ce sont d’anciens systèmes complets et complexes d’autonomie locale donnant les possibilités aux citoyens de prioriser leurs besoins, collecter des ressources et mettre en oeuvre des initiatives en coopération avec l’autorité gouvernementale. Elles reposent sur le principe d’une solidarité exprimée par l’échange de travail, la propriété immobilière collective (mosquées, institutions collectives) et les actions communes (cérémonies).
Perspective historique
Dans la Fédération yougoslave, elles sont instituées par les constitutions de 1963 et 1974 comme étant le niveau le plus bas de l’organisation de voisinage dans les zones urbaines et rurales. Leur rôle consistait dans la construction comme l’entretien des infrastructures locales (asphalte des routes, lignes de téléphone...). Elles fonctionnaient grâce au travail volontaire des habitants et à leurs contributions financières. Les produits et les infrastructures étaient ensuite la propriété de la MZ ; elle devait collecter le budget pour son entretien.
Lorsque la guerre a éclaté, les MZ n’ont pas toujours su rester unies et maintenir les liens des communautés. Rapidement les disputes ont gagné leurs membres, appartenant à différentes ethnies. Elles se sont scindées ou sont devenues des « MZ en exil » .
Après l’accord de Dayton (1995), elles ont perdu leur personnalité juridique (nouvelles lois de 1996 et 1999) y compris le droit de posséder des bâtiments, d’avoir des comptes bancaires, d’initier des projets d’infrastructures et de se financer par une contribution financière obligatoire. Dans la loi de la Respublica Srpska sur l’autonomie locale, les MZ ne sont plus décrites comme des mécanismes de gouvernement mais comme une forme possible de démocratie directe comparable aux initiatives citoyennes et aux référendums locaux. (WB, 2002 : 70). Une étude de la Banque Mondiale (Local level Institutions and Social Capital, 2002) montre que les citoyens ont une meilleure confiance dans les MZ que dans les ONG.
Compétences
L’Assemblée de la MZ est élue tous les 2 ans, elle réunit 9 membres, et constitue l’autorité exécutive et la représentation des citoyens. Le problème se pose encore pour les villages mixtes où se sont mises en place des MZ doubles ou parallèles. On voit, reporté au niveau municipal, le problème de la fragmentation des structures institutionnelles du fait de la mixité des populations et de l’absence de confiance entre les différents groupes. Ces structures contribuent à la privatisation du système social de l’Etat : à Sevarlije, des collectes de fonds auprès des habitants ont été organisées pour l’eau, la garde des enfants et l’équipement scolaire.
Une étude de cas : Sevarlije
Le village de Sevarlije se situe dans le Nord de la Bosnie-Herzégovine, entre Tuzla et Banja Luka, dans le canton de Doboj. Les 490 familles bosniaques du village ont été expulsées par les Serbes le 18 juin 1992, causant la mort de 34 civils. Le village est resté vide de 1992 à 1998. Toutes les réalisations de la MZ de Sevarlije – réseau d’eau potable, électricité, lignes de téléphone, centre médical communautaire, école et mosquée – ont été brûlées et pillées. Près de 100% des logements ont été détruits.
A la signature de l’accord de paix, le village est intégré à la Respublica Srpska. Les habitants doivent donc se résoudre à vivre dans une entité majoritairement serbe ou renoncer à revenir au village. Au cours de l’été 1998, ils sont parmi les premiers Bosniaques à regagner le territoire de l’entité serbe : un petit groupe est autorisé à regagner le village et les premiers travaux commencent. Dès l’hiver, 23 familles s’installent au village. En 2001, 215 familles, soit 638 personnes, étaient revenues au village.
Les spécificité du village de Sevarlije
Deux premières particularités distinguent Sevarlije :
-
Les foyers regroupent rarement les familles étendues et de fait le principe organisateur est la résidence et non la famille.
-
Du fait de sa proximité avec Doboj, le village connaissait, depuis les années 60, une situation de prospérité économique : les habitants ne sont pas agriculteurs mais employés à Doboj. C’est aussi pour cette raison que le village a connu un degré d’autonomie locale rarement rencontré ailleurs, où la MZ peut se limiter à une relation bureaucratique entre le village et le conseil local.
La MZ de Sevarlije et sa mission spécifique : le retour
D’autres particularités qui tiennent aux membres de la MZ de Sevarlije et à son passé, expliquent son succès :
-
Les dirigeants de la MZ (4 à 5 personnes) sont les mêmes de 1992 à 2001. Ils sont unis par des liens d’amitié et de parenté. C’est grâce à cette expérience qu’ils peuvent former une « MZ en exil » : ils collectent des fonds pour soutenir les soldats, distribuent de l’aide humanitaire, fournissent une assistance pour les enterrements.
-
Une mission bien spécifique : le retour.
Ainsi, ils constituent une Assemblée pour le retour, une structure informelle d’abord, puis elle est enregistrée auprès de la municipalité de Doboj pour obtenir un statut officiel, bénéficier des pouvoirs inhérents, participer au travail de la municipalité. Cela correspond aussi à un souhait émotionnel de retrouver le mode de vie d’avant la guerre. C’est un exemple parmi d’autres des mutations subies par la MZ de Sevarlije depuis 1992 qui s’est chaque fois adaptée aux besoins ponctuels des habitants du village. Elle redevient officiellement MZ en 2000.
Le retour s’organise dès 1996 : les dirigeants de la MZ commencent par les tâches administratives, font du lobbying ; représentent les habitants auprès des autorités bosniaques, des officiels serbes et des représentants des organisations internationales. Ils collectent des informations qu’ils diffusent : ils distribuent puis récupèrent les formulaires de logement de l’UNHCR. Enfin, ils maintiennent le contact avec les habitants du village déplacés dans d’autres régions. Pour le financement de cette opération, il a fallu faire appel aux financements extérieurs car les contributions des habitants ne pouvaient suffire vu la chute des revenus pendant la guerre.
Une action basée sur le dialogue
Le retour réussi des habitants de Sevarlije tient à la cohésion qui existait préalablement entre eux, à l’expérience de gestion politique des dirigeants mais aussi au long processus de dialogue dans lequel cette opération s’est inscrite. Encouragées par le Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations Unis (HCR), 77 réunions ont eu lieu (1997-98) entre les habitants de Sevarlije (bosniaques) et les Serbes déplacés qui occupaient une partie des maisons du village. Elles étaient d’abord courtes et tendues mais les relations se sont détendues pour finalement se normaliser. C’est ainsi qu’ils sont arrivés à un accord sur un retour graduel; les Bosniaques ont d’abord réoccupé la partie du village laissée inhabitée par les Serbes déplacés pour que ceux-ci ne soient pas contraints de déménager tout de suite. De plus, les dirigeants de la MZ ont inclus les Serbes dans leurs activités chaque fois que c’était possible (bus loué à une entreprise serbe, ouvriers serbes embauchés pour la reconstruction). Ils ont pris soin de ne pas offenser les Serbes : la reconstruction de la mosquée a été lente pour s’achever seulement à l’automne 2001, de même que les cérémonies funéraires n’ont pas été célébrées avant mai 2000.
L’exemple des Bosniaques de Sevarlije a incité les Serbes déplacés au retour. Les deux groupes avaient désormais un intérêt mutuel au retour. Les dirigeants de la MZ les ont alors aidés dans les démarches auprès des organisations internationales, dans la reconstruction et l’obtention de matériaux. Ce processus débute en 2000.
Le succès du retour des habitants de Sevarlije tient au réseau de liens avec les autorités locales et internationales. Ces relations ont été basées sur des liens personnels et familiaux ce qui explique leur efficacité, cependant, n’étant pas institutionnalisées, elles se perdent quand les équipes changent. Les autorités bosniaques n’ont pas aidé particulièrement à l’exécution de ce retour.
Et au-delà de la question du retour...
Enfin, du fait de son expérience, la MZ est devenue un intermédiaire entre les habitants, les donateurs internationaux et les autorités locales. Elle aide à résoudre les conflits sur l’attribution des allocations, les problèmes d’accès aux services sociaux pour les « personnes déplacées puis revenues » (école, clinique et centre social) ; elle encourage les demandes de cartes d’identité de la Respublica Srpska pour accéder à la protection sociale. Pour pouvoir s’attaquer au problème de l’emploi, du fait de la conjoncture économique déprimée et de la discrimination, la MZ ouvre une coopération avec des organisations internationales pour initier des projets générateurs de revenus dans le village. La MZ comprend également un conseil de réconciliation pour les conflits de niveau local : propriétés, héritages, divorces et répartition des biens, honneur et réputation. Mais ils sont très peu nombreux.
Durant cette période, la MZ remporte plusieurs victoires :
-
En faisant circuler l’information pratique sur le retour, elle casse le monopole de l’information que détenaient les leaders politiques nationalistes qui décourageaient des populations nombreuses sur les possibilités de retour avec des rumeurs de violences et de persécutions.
-
Sur le plan de la sécurité, en accord avec le HCR, ils ont renoncé à recourir à l’aide des militaires de la SFOR pourtant postée dans le secteur pour construire la confiance entre les deux communautés.
La cohésion menacée
L’organisation du retour dans le village était une mission suffisamment forte pour mobiliser tous les habitants, d’autant plus facilement que cette cohésion existait avant la guerre. L’homogénéité ethnique et économique a encore facilité cette cohésion. Enfin, la confiance dans les dirigeants de la MZ explique encore la force de cette cohésion.
Au printemps 2002, le travail collectif continue : 100 personnes se portent volontaires pour le nettoyage des routes. Pourtant, quand les dirigeants de la MZ n’ont plus pu reconstruire des logements supplémentaires, les habitants du village ont perdu leur confiance. Autre signe de la chute de légitimité des dirigeants de la MZ : la participation financière décroissante des habitants. La dépendance vis-à-vis de l’assistance internationale de la MZ a également contribué à la dé-légitimation de la direction de la MZ.
Compte-tenu des pouvoirs accordés au président de la MZ, il existe un risque de clientélisme. Les dirigeants répondent de leur responsabilité par les élections (tous les 2 ans) mais elles ne doivent pas forcément comporter plusieurs candidats, ni des réunions régulières. D’après les statuts, les citoyens prennent des initiatives, font des suggestions, donnent des opinions et ils participent aux débats (art.6). Les conseils des MZ doivent organiser des assemblées de citoyens et des référendums chaque fois que le fonctionnement de l’organisation est concerné.
Peu à peu, la MZ se formalise, l’enthousiasme et la capacité de travail des membres diminuent, une fois la tâche principale du retour achevée. La forte capacité cohésive de la mission du retour au village a pu donner l’illusion d’une communauté parfaite. Toutefois dans l’environnement d’après-guerre dominé par l’absence de lois et où les individus tirent leur prestige d’activités économiques et sociales illicites, une telle organisation communautaire a préservé des relations honnêtes et respectueuses. Elle a une forte capacité à donner un modèle pour l’avenir.
Commentaire
On peut se demander quel sentiment unitaire pourrait émerger quand les légitimités sont morcelées à échelle si petite et quand l’autonomie locale confie la plupart des services publics aux structures villageoises.