Karine Gatelier, Grenoble, octobre 2005
La place de l’individu dans la société chinoise
.Le respect des droits de l’homme est une question qui revient régulièrement lorsque l’on aborde le thème de la démocratisation en Chine. L’Empire du Milieu n’est pas réputé pour ses considérations humanistes et se trouve régulièrement épinglé par les organisations internationales de protection des droits de l’Homme.
Un héritage culturel lourd
Dans la Chine ancienne, comme dans beaucoup de sociétés traditionnelles, l’individu était défini par le réseau de liens familiaux, locaux ou traditionnels dont il faisait partie (famille, village, clan).
Toute idée d’individu n’était cependant pas niée. Le taoïsme de Lao Tseu a été interprété comme prônant une forme d’individualisme. Le philosophe Yang Chu (300 av. JC), très critiqué, a lui énoncé une théorie de l’égoïsme dans laquelle il affirme qu’il ne "sacrifierait pas un cheveu pour l’Empire" et qu’il refuserait de servir dans l’armée. Mais ce courant est resté marginal dans son interprétation individualiste.
A cela s’ajoute le poids de la doctrine légiste : "l’individu doit sacrifier à l’État sa pensée, son travail, et même sa vie si le souverain l’exige, sans considération de ses désirs personnels ou de son bonheur (1)" Elle sera remplacée en tant que doctrine d’Etat par le confucianisme, mais celui-ci n’insiste pas davantage sur l’individu. Au contraire, il insiste sur l’importance de la hiérarchie et du réseau interpersonnel. Si beaucoup opposent confucianisme et individualisme, il faut souligner que les valeurs qu’ils véhiculent ne sont pas antinomiques. Confucius lui-même aurait dit : "une grande armée peut être privée de son général en chef ; mais l’homme individuel ne peut être dépossédé de sa volonté."(2)Mais tel qu’il a été compris et utilisé par le pouvoir impérial chinois, l’héritage confucéen a contribué à l’effacement de l’individu dans une structure hiérarchique. Les sujets devaient obéissance à l’empereur, le fils au père, les frères étaient liés par le devoir fraternel et les amis par l’obligation de fidélité.
La place ainsi accordée à l’individu dans la société traditionnelle chinoise est traduite par l’ambivalence du terme "soi" (self) qui en chinois signifie également secret, tabou, illicite, voire souillé (3).
Un régime autoritaire niant l’individu
Les décennies maoïstes (1949-1976) ont laissé une empreinte profonde quant à la conception de l’individu. Comme dans tout totalitarisme, l’individu y était nié. Le régime s’adresse à et dirige les "masses", innombrables et anonymes à qui il dicte tout ; la population est fixée sur le territoire (mise en place d’un passeport intérieur) ou déplacée arbitrairement (envoi des "instruits" à la campagne pour y être "rééduqués" par les paysans) ; l’identité personnelle elle-même est définie par rapport au statut politique (si l’on est membre du Parti ou non) et selon sa classe sociale (les "cinq catégories noires, définies lors de la Révolution culturelle – propriétaires fonciers, paysans riches, contre-révolutionnaires, mauvais éléments et "droitiers" (4)– étaient en butte à la discrimination ; cet étiquetage héréditaire conditionnait l’accès aux biens, aux services, aux privilèges et au pouvoir).
Le régime maoïste est allé même plus loin que d’autres formes d’autoritarisme dans la négation de l’individu par la "réforme de la pensée". Imposées par la terreur ou par la pression du groupe, les réunions de critique, les autocritiques et les confessions au Parti ont pour but le remodelage de la pensée des individus afin qu’elle soit conforme à l’idéal communiste. Cette idée de rééducation de l’homme est toujours très présente aujourd’hui, notamment dans la politique de rééducation des détenus. Dans les prisons chinoises, le travail manuel et une "formation juridique morale" est censée "convertir les facteurs négatifs en facteurs positifs et transformer les détenus en personnes utiles à la société".(4)
Vers une reconnaissance de l’individu ?
Dans les années 80, l’ouverture du débat et l’émancipation de la pensée permettent à des intellectuels chinois de lancer un débat sur l’humanisme : sans revenir sur l’idée que l’individu doit se soumettre entièrement au Parti, ils dénoncent sa réduction à son appartenance à une classe et le phénomène d’aliénation qu’a engendré le système maoïste et réclament la reconnaissance de la valeur de l’homme. Ce mouvement a eu d’importantes conséquences intellectuelles quant à la perception de l’individu.
Parallèlement, de plus grandes libertés individuelles ont été accordées par les autorités : le démantèlement des unités de production (danwei) dont dépendait entièrement l’individu (du logement au travail en passant par la protection sociale), la liberté de voyager (ouverture progressive des frontières extérieures et plus grande liberté de circulation interne) et le droit à la propriété sont peu à peu apparus. Plus récemment, un système plus élaboré de protection sociale pour protéger les plus précaires (chômeurs, migrants) a été mis en place et semble marquer un plus grand souci pour le bien-être de la population, ce qui contraste avec le peu d’importance traditionnellement accordée à la vie humaine. Cela tient cependant davantage à l’ampleur de la contestation sociale qui pourrait menacer la stabilité du régime ; en outre, la Chine se réclame du socialisme et ne peut symboliquement négliger le peuple. Enfin, celui-ci est toujours pensé en terme de "masses" ou de catégories sociales.
La question des droits de l’Homme est enfin abordée depuis quelques années sous les pressions internationales. Il est même affirmé dans la Constitution que "l’Etat respecte et garantit les droits de l’Homme." Cependant, le pouvoir chinois joue sur ses traditions culturelles, en particulier l’héritage confucéen, pour expliquer ses réticences quant à leur respect. Selon la position officielle, l’évolution de la situation des droits de l’Homme dépend des conditions historiques, sociales, économiques et culturelles des différents pays et l’idée que l’on se fait des droits de l’Homme et la façon dont on les applique ne peuvent être les mêmes.
La libéralisation économique et la hausse du niveau de vie dans certaines classes de la société pourraient favoriser la montée de l’individualisme. Quelques indices laissent entrevoir la place plus importante que prend l’individu, tels le mode de vie des jeunes citadins aisés ou le choix de plus en plus de Chinois pour un tourisme à la carte au lieu de voyages organisés. Il apparaît pourtant que cette forme d’individualisme ne concerne qu’une très faible minorité de la population, la plus favorisée ; en outre, elle se heurte à la rigidité des mentalités : "la difficulté [ne résulte probablement pas que de la censure du régime], [elle] persiste (…) dans la combinaison de deux barrières psychologiques : l’individualisme qui est toujours perçu comme très occidental et le confucianisme ambiant reste fondé sur la réussite sociale et l’obéissance de l’individu envers la famille et l’empereur." (5)
Enfin et surtout, cet individualisme s’apparente davantage à un hédonisme consumériste qu’à une véritable expression de l’individu. Le régime maintient un étroit contrôle sur celle-ci et ne laisse l’individu s’exprimer que dans le cadre autorisé par les réformes. Se développe ainsi un "individu schizophrénique" (6), pris entre l’espace de liberté limité que lui laissent les réformes et le joug que fait peser sur lui l’autoritarisme du pouvoir. Ce phénomène est lié à l’évolution du régime chinois : le totalitarisme maoïste cherchant à contrôler la conformité idéologique des individus, non seulement dans leurs actes mais aussi dans leurs pensées, a laissé place à un autoritarisme dont l’objectif se limite à empêcher l’expression de ces individus. De ce fait, ces derniers sont plus libres de penser ce qu’ils veulent, voire de critiquer le gouvernement dans la mesure où cela ne s’exprime pas sur la place publique, d’où cette "schizophrénie".
Commentaire
Malgré la faiblesse des acquis, il semble qu’une conscience individuelle soit bien en train d’émerger en Chine. Marqué par un lourd passé confucéen, mêlé d’hédonisme et sous étroit contrôle des autorités, le lent changement des mentalités paraît faire son chemin. Il apparaît cependant que l’individu chinois est davantage pensé comme un individu économique que comme un individu politique capable de s’opposer à l’Etat.
Notes
(1)H.G. Creel, La pensée chinoise : de Confucius à Mao Tseu-Tong (Paris, Payot, 1955)
(2)Cité dans Chen Yan, L’Eveil de la Chine, 2002, édition de l’Aube
(3)Emerson, John J, Yang Chu’s Discovery of the Body, initialement publié en octobre 1996 dans Philosophy East and West, vol. 46-4, www.idiocentrism.com/china.yangchu.htm
(4)Individus faisant preuve d’une sensibilité politique trop à droite selon les critères maoïstes
(4bis)Livre blanc sur la rééducation des détenus en Chine, août 1992, Office d’Information du Conseil des Affaires d’Etat, Beijing, french.china.org.cn/fa-book/menu21.htm
(5)Chen Yan, op. cit
(6)Ibid.