Claske DIJKEMA, Grenoble, France, octobre 2005
Vecteurs de transformation en Afrique du Sud
La fin de l’Apartheid en Afrique du Sud, symbolisée par l’élection de Nelson Mandela à la présidence en 1994, est l’un des exemples les plus remarquables de transition démocratique au XXe siècle
Vecteurs de transformation
La transition d’une démocratie réservée à une minorité vers une démocratie pour tous peut être considérée comme une révolution qui résulte d’un retournement de la pensée sur les relations entre les populations blanche et noire. Une révolution, écrit Pierre Calame1 est « le fruit d’une lente maturation, quand beaucoup de facteurs de changement s’accumulent jusqu’au moment où se produit un retournement de la pensée qui permet de réorganiser autrement les différents éléments et les divers acteurs entre eux » . Quels facteurs furent responsables en Afrique du Sud du déclenchement du processus de transformation du système d’Apartheid vers des élections libres pour toute la population sud-africaine ?
Le politologue Vayrynen a identifié des vecteurs de transformation qui donnent une impulsion pour un rapprochement des acteurs du conflit et changent leur manière de penser ce conflit. Les vecteurs de transformation sont par exemple des changements au niveau du contexte du conflit, des changements structurels ou mentaux et l’apparition de nouveaux acteurs. Chaque vecteur peut changer le cadre par lequel le conflit est perçu, ce qui peut aboutir à une ouverture vers le dialogue. Quels changements en Afrique du Sud ont abouti à cette ouverture?
Changement du contexte
L’élément contextuel qui a eu une grande influence sur la dynamique du conflit fut la transition vers une économie industrielle. Jusqu’aux années 1950, la société était agricole, la main d’œuvre non éduquée et disséminée sur tout le pays. Avec le début de l’exploitation minière et l’adaptation consécutive de l’économie, la société a eu besoin d’une main d’œuvre plus éduquée et concentrée géographiquement. Ces concentrations dans des townships et leur géographie urbaine ont facilité l’organisation de la résistance contre l’Apartheid par des grèves de masses. Les townships étaient bâtis très loin de la ville. Seule une route reliait la ville et le township. En outre, l’unique moyen de transport était le train ou l’autobus. Les Blancs avaient établi cette configuration afin de pouvoir contrôler la population noire. Simultanément, cette structure facilitait le contrôle, par les Noirs eux-mêmes, de la solidarité pendant les nombreuses grèves. Des petites unités placées aux arrêts de bus et aux gares permettaient de contrôler l’ensemble des mouvements de plusieurs milliers de personnes. En raison des résistances de masses, ces lieux sont devenus l’élément mobilisateur central de l’opposition contre le gouvernement. Il en résulta une corrélation entre la répression massive du gouvernement pour supprimer la résistance et la médiatisation de la situation d’oppression à l’échelle internationale, ce qui aboutit à une forte pression internationale sur le gouvernement sud-africain.
Un autre facteur de changement de contexte fut la fin de la Guerre froide qui a transformé le cadre du conflit d’une lutte idéologique internationale (entre les communistes et les capitalistes) en une lutte nationale. La fin de la crispation bipolaire a provoqué une brusque réduction du soutien financier dans la région, et notamment les fonds destinés à l’achat d’armes pour les deux parties. Plusieurs mouvements de libération noirs étaient armés par la Russie et envisageaient une guerre de libération totale de plusieurs pays frontaliers. A l’opposé, le gouvernement sud-africain légitimait ses actions policières en tant que lutte contre la menace du communisme international. Après la fin de la Guerre froide, les actions policières du gouvernement sud-africain n’étaient plus légitimes et les mouvements de libération ont dû abandonner l’espoir d’une victoire militaire sans le soutien russe.
Evolution des mentalités
L’évolution des mentalités au niveau individuel et à l’échelle de la société a donné une impulsion positive au conflit et a facilité l’amorce d’un dialogue. C’est ce qui s’est réalisé parmi la population blanche, non pas celle vivant en Afrique du Sud mais celle vivant en Europe et aux Etats-Unis. Dans le pays, même la plus importante des voix parmi les Noirs n’a eu qu’une influence très limitée sur les Blancs qui étaient majoritairement insensibles à leurs positions parce que leurs vies étaient nettement séparées, par classe sociale, langue et profession. C’est l’opinion publique internationale qui a permis d’aboutir à un changement. Les Sud-Africains blancs, surtout ceux d’origine britannique s’identifient fortement avec la Grande-Bretagne et l’Occident en général. Ils s’orientaient vers les communications étrangères par une presse relativement libre qui diffusait directement l’opinion internationale sur l’Apartheid auprès des Sud-Africains blancs. En écoutant les positions internationales, ces derniers ressentaient un sentiment d’isolement, renforcé par d’autres mesures telles que les sport bans. Une recherche de l’IRRS montre un fort désir de la population sud-africaine blanche d’être réintégrée au club des nations occidentales2. Cela a été une motivation importante pour commencer les négociations.
En changeant d’opinion sur la question de l’utilisation des armes pour la libération des Noirs, Mandela constitue un facteur, individuel mais essentiel, qui permet de démarrer les négociations. C’est à son initiative que la division armée de l’ANC, Umkhonto we Sizwe, a été fondée en 1961, motivée par la conviction qu’une victoire armée était la seule possibilité pour la libération des Noirs. Il a changé d’opinion sur cette question pendant ses années en prison. En 1990, il prend la responsabilité de convaincre la population noire que les négociations sont le seul espoir pour une Afrique du Sud pacifique. Il devient le porte-parole de la réconciliation et non plus de la lutte armée.
Changement des acteurs
Des acteurs aux personnalités différentes ont joué un rôle important dans la résolution du conflit. En général, un nouveau chef ou une rupture des parties peut permettre de recadrer le conflit et de donner une nouvelle impulsion à sa résolution. En 1988, les élections ont mis au pouvoir F.W. De Klerk, un homme pragmatique qui a été capable d’imaginer un avenir marqué par le partage du pouvoir avec les Noirs. Il a permis la libération de Nelson Mandela, un homme charismatique qui, à son tour, est parvenu à convaincre la population noire d’arrêter la lutte armée et d’accepter l’interdépendance avec des Blancs au niveau politique et social. Il a réussi à convaincre l’opinion mixte sud-africaine que le pardon était plus puissant que la revendication, en créant une Commission sur la vérité et la réconciliation. La dynamique positive entre De Klerk et Mandela a été indispensable pour convaincre la majorité des populations blanche et noire de leur interdépendance et qu’un partage de pouvoir était indispensable pour stabiliser le pays.