Cyril Musila, Paris, mars 2008
Entretien avec M. Cyril MUSILA
Propos recueillis par Henri Bauer et Nathalie Delcamp (Irenees).
Irenees :
Pourriez-vous vous présenter s’il vous plaît ?
Cyril Musila :
Né le 19 Mars 1963 en République Démocratique du Congo où j’ai grandi et fait mes études primaires, secondaires et une partie d’études universitaires. En 1989, je suis parti en France poursuivre mes études universitaires anticipant la tension socio-politique qui montait dangereusement dans le milieu estudiantin et qui allait dégénérer l’année d’après jusqu’à la fermeture des universités. En France, j’ai obtenu un doctorat en sciences sociales à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS, Paris). J’ai rejoint le Centre de Recherche sur la Paix (CRP) de l’Institut Catholique de Paris comme chercheur associé et comme chargé de cours de Géopolitique de conflits dans la même université, je suis aussi chercheur associé à l’Université Goldsmith (Londres, Grande Bretagne). Mes recherches portent essentiellement sur la gestion de conflits et la reconstruction post-conflit, en particulier sur la région des Grands Lacs (Burundi, R.D. Congo, Ouganda, Rwanda).
J’ai été recruté comme consultant puis directeur technique de programme de reconstruction économique post-conflit pour l’Afrique centrale à l’OCDE puis au sein de la Commission Economique des Nations Unies pour l’Afrique (UNECA), en charge de la mise en œuvre du même programme et des relations avec les Communautés Economiques Régionales, l’Union Africaine, les Gouvernements, les Organisations de la Société Civile et opérateurs du secteur privé. Dans ce cadre, j’ai effectué plusieurs missions en Afrique, en Amérique (Canada et Etats-Unis) et en Europe. Dans la région des Grands Lacs, j’ai contribué à la mise en place de l’observatoire des échanges commerciaux transfrontaliers entre le Burundi, la République Démocratique du Congo, l’Ouganda et le Rwanda. A la suite d’un séjour de plus d’une année au Rwanda pour le compte de ce programme, j’ai initié l’ISGL (Investissement & Stratégies Grands Lacs), un laboratoire international d’analyses et d’informations stratégiques destinées aux investisseurs et aux décideurs. Parce que pour reconstruire une région ravagée par plus d’une décennie de conflits, les bonnes informations font défaut.
A propos du Rwanda :
Irenees :
Vous travaillez depuis plusieurs années dans la région africaine des Grands Lacs : comment expliquez-vous la tragédie du Rwanda en 1994 ? Sommes-nous devant un conflit purement « ethnique » ou y-a-t-il d’autres facteurs importants, socio-économiques, politiques, etc. ?
Cyril Musila :
Il m’est très difficile de répondre en quelques mots à une question aussi complexe et lourde de portée. Plusieurs personnes se sont exercées à donner des éléments de réponse, d’autres ont tenté d’expliquer l’inexplicable. J’ai lu un certain nombre d’écrits, j’ai écouté plusieurs témoignages, j’ai vécu au Rwanda après 1994. Je me suis fait moi-même une opinion même si très souvent elle est bousculée par la violence brute de ce génocide. C’est cette opinion que je voudrais arriver à exprimer ici.
A mon avis, la violence qui a explosé en 1994 est une combinaison de plusieurs de ces facteurs que je peux scinder en deux grandes parties. Il y a d’une part, les éléments structurels et d’autre part, des faits conjoncturels. Dans les faits, tous ces éléments ont été mobilisés pour donner lieu à cette déchéance de l’humanité. Seulement, je suis incapable de dire quelle est la proportion mobilisée de chacun d’eux.
I. Contradictions structurelles
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Conflit ou incohérence entre géographie, économie et démographie
Entre la date de son indépendance en 1962 et 1994, cette ancienne colonie allemande puis belge avait connu deux Républiques (celle d’après indépendance et celle du parti unique jusqu’en 1990) qui ont été l’expression du peuple hutu (Philip Reintjens) : présidents et gouvernements hutu. A la fin des années 80, le régime du général Habyarima, au pouvoir depuis 1973, donnait des signes de fatigue et une certaine effervescence politique était apparue. Car dès 1990, certains ont pensé que le Rwanda, comme beaucoup d’autres Etats africains à cette époque, allait s’engager dans la voie de la démocratisation. Mais quatre années plus tard, le président de la République était assassiné et son régime anéanti, non sans avoir entre-temps plongé le pays dans un génocide sans pareil en Afrique.
La crise dans laquelle s’était enlisé le Rwanda pendant ces années a des causes conjoncturelles, mais elle s’est surtout appuyée sur des causes structurelles beaucoup plus anciennes et profondes. L’histoire de ce pays est complexe. La République, l’Etat et l’ensemble de la société rwandaise ont été bâtis sur des antagonismes avec lesquels les gens vivent. Ainsi la guerre des années 1990-94 n’explique que partiellement le drame et le déchaînement de la violence.
Comment et pourquoi des individus et des groupes sociaux (ethnies, élites socio-politiques, groupes armés, Etat) se sont organisés dans leurs discours et dans les faits pour assurer le contrôle d’une société et de son territoire ; comment ces acteurs ont pris en charge la construction, l’élaboration d’une idéologie et d’un programme dont la violence a été le mode de gestion des contradictions géographiques, sociales, économiques et politiques ?
Le Rwanda est un pays enclavé de 27.000 kilomètres carrés dont 17.000 seulement sont exploitables (à cause des lacs, des volcans et des réserves naturelles notamment). Perpétuellement peuplé de 300 habitants au kilomètre carré contre 25 de moyenne pour le reste de l’Afrique, il a la plus forte densité de population et le taux de croissance démographique le plus élevé du continent au point de générer un important déséquilibre entre la croissance démographique et la croissance de la production économique (qui est essentiellement agricoles), car cette population (8 millions d’habitants) est majoritairement rurale.
L’idéologie « ruralisante » du parti unique (MRND : Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement) sous le président Habyarimana fixa la population dans les campagnes pour une exploitation très intensive et rationnelle des sols afin de satisfaire aux besoins alimentaires du pays et d’éviter l’explosion urbaine à laquelle on a assisté dans la plupart des pays africains. Mais elle eut des conséquences désastreuses : la suroccupation des campagnes et l’épuisement des sols tandis que l’industrie et les services étaient sous-développés et incapables de produire des richesses nouvelles. Il y a donc un conflit permanent entre la géographie, les données naturelles, l’organisation économique et la démographie.
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Le malentendu historique : la coexistence conflictuelle de deux histoires nationales.
Entre Hutu et Tutsi, les deux grandes composantes ethniques à côté des Twa, il y a comme un désaccord sur l’histoire nationale. Ce désaccord s’est exprimé au moment de la « Révolution Sociale » (1959) lorsque les Hutu se sont représentés leur histoire à partir du modèle inspiré de l’histoire européenne. S’assimilant aux serfs du Moyen-Age, ils ont vu dans les Tutsi les seigneurs féodaux. Ils ont eu le sentiment de lutter pour leur affranchissement de la domination d’une caste nobiliaire. Selon cette version hutu de l’histoire nationale, le Rwanda vivait en 1959 la révolution française de 1789. Mais cette révolution n’était pas que sociale, elle était surtout nationale. Les Hutu agissaient avec la conviction d’incarner le peuple originel, celui dont les droits sur la terre du pays étaient inaltérables et éternels. Ils voyaient tout à coup les Tutsi non seulement comme une race, mais comme une race étrangère, conquérante, qui leur avait imposé sa domination et qui devait être chassée ou supprimée du pays (André Sibomana).
Ce faisant, les Hutu reprenaient à leur compte l’idéologie derrière laquelle s’étaient retranchés certains Tutsi pour justifier leur position dominante et refuser tout partage du pouvoir. Cette idéologie était elle-même une reprise d’une certaine anthropologie coloniale du début du XXe siècle, amplifiée par l’historiographie tutsi de Alexis Kagame. En effet, dans son ambition de fournir une explication rationnelle qui rende immédiatement intelligible le système d’organisation sociale des peuples de cette région, le processus colonial a introduit une division de ces derniers en trois groupes ethniques presque étanches selon des critères physiologiques, le nombre et le rôle socio-économique : les Hutu, les Tutsi et le Twa.
En reprenant cette division pour se dédouaner, l’extrémisme tutsi a favorisé le développement de l’extrémisme hutu ; chacun se disputant la légitimité historique, faisant du clivage hutu-tutsi le cœur de tout débat politique et exploitant sans scrupule les ressorts les plus dangereux de ce discours. Ces idéologies génératrices de violence politique sont vécues comme un poids qui mine de l’intérieur la cohésion de la société rwandaise.
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La violence comme expression politique.
Le discours officiel a longtemps présenté la République proclamée par Grégoire Kayibanda, premier président à l’indépendance du Rwanda en 1962, comme une démarche pluraliste garante de l’unité nationale. En réalité, elle n’a garanti que le pouvoir d’une petite minorité qui se l’était appropriée. Pour ses contemporains, le président Kayibanda a libéré les masses hutu de la domination tutsi. Il a en effet joué un rôle déterminant dans le renversement d’un ordre social honni par l’énorme majorité de la population.
Il a néanmoins mis en place un système politique fait de répressions et de violences, ne tolérant pas la moindre opposition, d’où qu’elle vienne. Ses proches ont exploité cette opportunité – le système politique issu de la Révolution sociale de 1959 – pour exclure du pouvoir ceux qui n’appartenaient pas à la même ethnie, mais aussi ceux qui ne venaient pas de la même région, le sud.
Ainsi, les troubles interethniques qui ont accompagné et suivi cette dite révolution et l’indépendance ont fait des milliers de morts et des centaines de milliers de réfugiés. Depuis, l’histoire politique sera alors jalonnée de complots (vrais ou imaginés), de répressions sanglantes, de coups d’Etat et d’exils.
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La question des Réfugiés
Après les violences de 1959, des milliers de Tutsi s’étaient exilés dans les pays limitrophes : au Burundi, en Ouganda, en Tanzanie et au Zaïre (République Démocratique du Congo actuelle). Dans leur esprit, il ne s’agissait que d’une migration provisoire et ils espéraient revenir au pays. Mais l’exil a duré 30 ans, donnant aux réfugiés le temps d’avoir une nombreuse descendance.
De part et d’autre de la frontière du Rwanda avec ces quatre pays, certains ont œuvré pour le retour des réfugiés. Mais des deux côtés, les extrémistes s’y sont opposés. Car au Rwanda, des personnes s’étaient appropriées les biens de ceux qui avaient fui. Ils n’avaient aucun intérêt à les voir revenir. A l’inverse dans les quatre pays ci-dessus cités, notamment en Ouganda, parmi les réfugiés se trouvaient la plupart de ceux qui avaient régné sans partage sur le pays durant des décennies. Pour eux, négocier le retour signifiait immanquablement perdre une partie significative d’un pouvoir dont ils revendiquaient l’intégralité, d’autant que le gouvernement n’acceptait pas leur retour en arguant que le pays était déjà plein.
C’est ainsi que les va-t-en-guerre l’ont emporté de part et d’autre, laissant sans solution la question du retour des réfugiés. Cette situation eut une conséquence imprévisible : les quelques milliers de réfugiés de 1959-1961, 1963-1964 et 1973, que l’on aurait plus facilement réintégrer progressivement dans le pays, sont devenus 600.000 en 1994 et sont revenus au Rwanda, dans la foulée de la guerre et d’un génocide. Le décompte et la composition de ces réfugiés sont en eux-mêmes un enjeu politique important pour les différentes parties en conflit.
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La part ambiguë du christianisme.
On ne peut s’interroger sur le génocide rwandais sans se poser la question de la place du christianisme, des conditions dans lesquelles les Rwandais ont été christianisés. Pour un pays majoritairement chrétien et pratiquant, l’acte du génocide envers les « frères » a montré les limites de la religion à canaliser les haines gratuites. La religion chrétienne avait-elle, dès le départ, opté pour un travail en profondeur sur la société ou pour une visibilité démographique et sociale de l’Eglise ? Il me paraît intéressant d’interroger à ce sujet les choix historiques des premiers missionnaires qui ont « converti » le Rwanda.
En effet, l’option évangélisatrice retenue par les Pères Blancs était de considérer que la conversion du roi entraînerait celle de ses sujets. Ce qui, numériquement, assurait un succès missionnaire visible. Mais une telle conversion entraînait-elle celle des âmes, celle de la façon de vivre en société ? Il est vrai que l’adhésion au christianisme entraînait une exemption automatique de certaines corvées. Ce qui était important dans le système colonial répressif. Mais la pratique des vertus sociales, du respect de la vie que recommande la religion chrétienne était-elle considérée comme indispensable dans le vécu ?
On aurait des doutes car pendant le génocide, les églises étaient des lieux de tueries ; des témoignages ont montré des chrétiens portant une médaille de la Vierge au cou et une machette à la main. Le christianisme n’était-il que superficiel ou superstition ? Cependant les mêmes témoignages montrent aussi des « hommes de bonne volonté » qui, au nom de leur foi en l’homme et en son créateur, ont sauvé des innocents des tueries. Il n’en reste pas moins que le projet démentiel de la planification et de l’exécution d’une destruction méthodique d’une population en raison de son appartenance réelle ou supposée à une race demeure une énigme pour le chrétien que je suis.
II. Facteurs conjoncturels
A ces contractions structurelles et à ce malentendu colonial surexploités, se sont ajoutés des faits ponctuels qui ont précipité l’explosion de la violence.
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La récession économique de la fin des années 80-début des années 90.
Alors que la démographie pesait de tout son poids, les cours de café et de thé s’effondraient, privant le pays de ses principales ressources de devises au moment où le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale exigeaient l’application des plans d’ajustement structurel draconiens. L’augmentation du chômage – licenciements massifs des fonctionnaires – s’accompagnait d’un mécontentement social généralisé pendant que la vie devenait hors de prix. Les paysans, quant à eux, commençaient à souffrir de la famine. Tout ce marasme socio-économique brisait l’image de l’équilibre et de la prospérité que le régime affichait à l’étranger et que des milliers de coopérants avaient porté à bout de bras.
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L’incompétence et l’incapacité du pouvoir.
Etait-ce l’incompétence ou l’incapacité du gouvernement à répondre à ce marasme ? Il se trouve qu’il n’arrivait pas à faire face à cette nouvelle situation qui constituait le second indicateur et occasionna l’explosion de la violence générale. Le régime ne parvenait pas à redresser le pays, au contraire, il se resserra autour d’un cercle familial au centre duquel se trouvait l’épouse du président et sa maisonnée (« Akazu »). Les services de renseignement, eux, faisaient circuler des listes des personnes à abattre alors qu’au même moment se mettaient en place des réseaux de répression et d’assassinats politiques : le « cerveau zéro », organisation clandestine chargée d’éliminer les opposants (tutsi et hutu confondus), et les escadrons de la mort systématisaient l’expression politique de la criminalité.
L’Office du thé, de son côté, organisait la violence économique en extorquant le thé aux paysans pour l’échanger contre les armes. Ainsi, les pillages des maigres ressources et la corruption dans les rouages de l’Etat (armée, administration) - où tout s’achetait et tout se vendait – avaient installé un cadre économique propice à l’expression de tous les dérapages.
A partir de ce moment, les Rwandais n’avaient plus confiance en un régime qui ne leur garantissait ni le quotidien, ni l’avenir. Néanmoins, cette désaffection générale envers le régime Habyarimana permit le succès de l’opposition que la presse fit largement répercuter.
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Les pressions internationales pour la démocratisation.
Les pressions internationales se faisaient de plus en plus sentir après l’espoir né, pour l’Afrique en particulier, de la chute du Mur de Berlin et du discours de La Baule qui liait l’aide au développement à la bonne gouvernance et à la démocratisation. Le cadre de la récession économique obligeait l’ouverture politique, mais en même temps les familles Habyarimana et Mitterand restèrent très liées au point d’empêcher une ouverture de grande envergure. En contre-partie de quelques concessions politiques qu’il fit par la force des choses, le président Habyarimana recevait l’appui du gouvernement français. Etait-ce par stratégie de la France pour une politique du moindre mal, pour préserver le pré-carré africain, pour endiguer la rivalité francophone-anglophone en Afrique centrale ou encore pour être bien placé en cas d’implosion du Zaïre de Mobutu marginalisé ? On ne sait toujours pas s’il y avait une véritable politique derrière cet engagement de la France. C’est dans ce contexte qu’émergea sur la scène politique et publique rwandaise une opposition qui manifestait dans la rue et que s’instaurait le multipartisme.
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L’attaque de la rébellion du Front Patriotique Rwandais (FPR).
Le 1er octobre 1990 les rebelles du Front Patriotique Rwandais attaquèrent le pays au nord-est depuis l’Ouganda. Cette attaque fut l’élément déterminant dans la transformation de la violence politique. Le FPR était composé de descendants des réfugiés Tutsi partis du pays après les violences de 1959-1962 et de vagues de réfugiés des années 60-70. La structure de ce groupe était initialement créée pour représenter l’ensemble des réfugiés et négocier leur retour avec le gouvernement. Mais simultanément, dans la « clandestinité » avec des financements des diasporas, elle se dotait d’une armée destinée à mener une guerre de libération. A Kigali le pouvoir ne manifestait aucun empressement à négocier la réinstallation de ces réfugiés, estimant que le pays était trop petit pour accueillir une population aussi importante (estimée à 600.000 personnes).
L’échec des négociations pour la réinstallation de réfugiés ou le schéma confidentiel de reprendre le pouvoir par la force afin de ne pas avoir à le partager - selon l’argumentation avancée par le FPR ou par le gouvernement - justifiait l’ouverture d’un front militaire. Le FPR se présentait, initialement comme le parti d’une minorité opprimée et exclue ; et disait agir au nom de tous les partisans opposés à la dictature du régime Habyarimana. Dans cette optique, l’opposition qui se manifestait à l’intérieur faisait de l’ombre à ce groupe ; les relations entre le FPR et les partis d’opposition étaient très ambiguës. D’après de nombreux observateurs, les négociations étaient prêtes à aboutir la veille de la guerre. Et dans ce cas, le FPR aurait perdu sa raison d’être ou se serait dilué dans la masse de l’opposition. Ce qui expliquerait, selon ces observateurs, l’invasion d’octobre 1990, qui ne fut repoussée que grâce aux renforts venus de la France et du Zaïre.
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La Communauté Internationale et l’aide de la coopération internationale.
C’est donc autour de ces deux derniers éléments conjoncturels qu’il faut rechercher le rôle joué par la coopération internationale ou la communauté internationale dans le renforcement de la violence qui mena au génocide.
Au centre de cette catastrophe se trouve la question de l’aide et de l’armement. Pour reprendre le titre de l’enquête menée par l’ONG Human Rights Watch et publiée par l’Institut Européen de Recherche et d’Information sur la Paix et la Sécurité : « Qui a armé le Rwanda » ? D’où venaient les armes utilisées par les deux camps, le gouvernement et le FPR ? Les formes d’aide et de coopération, provenant de l’Europe, de l’Amérique ou de l’Afrique, ont été mobilisées pour contribuer directement ou indirectement à la militarisation.
Mais il y a eu des efforts de paix tentés par la communauté internationale. D’abord par une mission de l’Organisation de l’Unité Africaine en 1992 pour surveiller le cessez-le-feu et amorcer des initiatives conduisant à la fin du conflit. Ensuite, l’ONU en juillet 1993 à la demande de l’Ouganda et du Rwanda un contingent de Casques Bleus à la frontière des deux pays pour surveiller les flux d’armes au Rwanda. C’était la Mission d’Observation des Nations-Unies pour l’Ouganda et le Rwanda. Enfin, la constitution par l’ONU de la Mission des Nations-Unies d’Assistance au Rwanda (MINUAR) en novembre 1993, à la suite des Accords d’Arusha (Tanzanie) le 3 août 1993.
C’est dans ce contexte qu’était apparue la Radio Télévision Libre Mille Collines (RTLM) financée par l’argent de la coopération. Animée par d’excellents professionnels triés sur le volet, cette radio incitait à éliminer les Tutsi et les opposants au régime. Cette manipulation médiatique à laquelle avait collaboré des « coopérants » prouva sa force redoutable, alors que le même gouvernement et le FPR venaient de signer des accords de partage du pouvoir à Arusha. Avec « plusieurs paroles », les signataires de ces accords n’y croyaient pas eux-mêmes, sauf la Communauté internationale, c’est-à-dire les étrangers.
Néanmoins, des diplomates ont sonné l’alarme, des ONG ont rédigé des rapports, des associations ont alerté l’opinion internationale, des missions des Nations-Unies ont été informées… Mais rien n’a été fait pour éviter l’horreur et le pire.
A mon avis, la tragédie rwandaise est la jonction de tous ces éléments. Elle a mis cruellement en évidence les carences, l’impuissance et la lâcheté de la solidarité internationale. Il semble que l’expérience somalienne qui s’est transformée en bourbier pour les Casques bleus américains n’était pas faite pour encourager des interventions franches. Il n’était donc pas question que les Casques bleus usent de leurs armes. Le départ de tout le système de la coopération internationale du Rwanda - après les assassinats des présidents Habyarimana et Cyprien Ntariamira, ceux du premier ministre Agathe Uwilingiymana et de 10 Casques Bleus belges - signifiait alors pour, les Rwandais, que les massacres allaient désormais être exécutés à huis clos.
Irenees :
Quelles sont, à votre avis, les réussites pour la construction de la paix depuis cette tragédie ?
Cyril Musila :
Plus de 10 ans après cette tragédie, la société rwandaise se remet petit à petit debout. Lorsque l’on a vécu en Afrique, on remarque vite que ce pays est tranquille avec une sécurité rare sur le continent. La sécurité est en fait la première réussite de la construction de la paix au Rwanda. Elle avait exigé et exige encore une vigilance de tout instant compte tenu du contexte sécuritaire très précaire dans la région des Grands Lacs.
Plusieurs initiatives ont été lancées pour tenter de recoudre la société, la réconcilier avec elle-même. Parmi celles-ci se trouve le « gacaca » pour allier justice et réconciliation sur toute l’étendue du territoire, relation avec la justice « classique ». Après quelques années de fonctionnement, les résultats font l’objet de plusieurs interprétations. Si l’on reconnaît que le gacaca a contribué à rapprocher les populations, les réserves ne manquent pas sur ses failles, en particulier sur le règlement de comptes et le fait que les témoins ne se sentent pas protégés. J’ai plusieurs fois accompagné un ami rwandais (de père hutu et de mère tutsi) rescapé du génocide dans la concession familiale où il avait vécu avec ses parents, ses frères et sœurs jusqu’à leur assassinat en avril 2004. Une fois à l’entrée du village, il m’a confié : « Je n’arriverai jamais à oublier, ça fait partie de ma vie » ; mais il ne m’a jamais dit s’il avait pardonné ou s’il se sentait réconcilié avec ceux qui l’avaient privé de sa famille. Je ne sais pas quelle est la proportion de l’oubli (ou pas), du pardon et de la réconciliation pour construire la paix après une telle calamité. Que me répondrait-il ?
Au-delà de cette histoire d’une vie (commune à plusieurs), tout le monde est d’accord sur les percées du Rwanda depuis 1994. Certes les données naturelles ou structurelles (géographie, démographie) n’ont pas disparu, il est visible que le pays cherche à alléger leurs poids sur le sort des hommes. Du point de vue économique, le Rwanda privilégie les services (nouvelle technologie, tourisme) et le regroupement de la population (urbanisme, habitat groupé) pour infléchir sur la pression foncière. Du point de vue démographique, on a décidé de limiter le nombre d’enfants à trois par couple. Les effets de toute politique démographique étant à mesurer sur la durée, on les analysera dans une ou deux décennies. C’est dans la « politique du genre » que l’on remarque les réussites de la construction de la paix. En effet, le Rwanda est en Afrique le pays qui a le plus grand nombre de cadres femmes en exercice. Le Parlement, par exemple, détient plus de 50 % de femmes. Cela est une avancée dans la reconnaissance d’une expertise professionnelle féminine mais aussi, d’après certaines analyses, dans la prise en compte de la donne démographique. En effet, ces dernières considèrent qu’il est compréhensible que les femmes montent au créneau étant donné qu’elles sont démographiquement majoritaires, de nombreux hommes étant morts pendant la guerre, en exil ou en prison. Mais la promotion de la femme demeure encore un défi dans une société africaine où c’est l’homme qui donne l’appartenance.
Irenees :
Quelles sont les conflictualités qui demeurent et les défis prioritaires sur lesquels il faut travailler pour continuer à reconstruire la paix au Rwanda ?
Cyril Musila :
L’accès aux ressources naturelles, en particulier à la terre, et le partage de leur fruit est à mon avis le défit majeur à la consolidation de la paix au Rwanda. C’est à juste titre que le gouvernement avait créé une commission chargée de la redistribution des terres car un nombre restreint de personnalités contrôlaient d’immenses étendues de terres, surtout à l’Est. Un ami rwandais magistrat m’expliquait en décembre 2007 que 90 % des procès qui existent au Rwanda sont liés à la terre : partage entre héritiers d’un père qui avait plusieurs femmes, litiges entre plusieurs prétendants propriétaires d’une même portion de terre, etc. L’accès à la terre est donc une question liée à la pauvreté. Celle-ci est l’ennemi de la paix, au Rwanda comme partout dans le monde.
Mais cette pauvreté a également d’autres visages qu’on appelle l’analphabétisme, très élevé au Rwanda. C’est pour cette raison qu’on a des écoles et des universités sur toute l’étendue du territoire. Mais des Rwandais et non Rwandais exerçant dans l’enseignement se plaignent de la qualité de ce dernier dans toutes ces institutions. Voilà un second défi pour la paix : l’accès à l’éducation et à la connaissance.
Mais, parce que l’on parle du génocide, les défis pour la paix se trouvent dans la construction de la confiance : confiance mutuelle et confiance aux processus. Ils sont liés aux difficultés de la justice et de la réconciliation. Le Rwanda a instauré les « juridictions gacaca » pour la résolution pacifique des conflits. Le fonctionnement de ces juridictions révèle des difficultés : l’insuffisance de la confiance au processus. Pour plusieurs raisons, les rescapés paraissent ne pas y trouver suffisamment leur compte, les autres ont tendance à fuir la démarche : la peur de représailles, le refus de dénoncer les siens, la peur de se voir mis en cause ou d’être condamné pour faux témoignages ou refus de témoigner. Alors sans la confiance, l’éclosion de la vérité est difficile voire impossible. Or sans la vérité, le sentiment que justice est rendue n’existe pas.
Pour la réconciliation, c’est la personne lésée qui en a les clés. Elle seule peut pardonner et rétablir la relation brisée. D’après certains rapports des institutions oeuvrant avec les juridictions gacaca, des rescapés attendent que des présumés coupables confessent leurs crimes et demandent pardon, qu’une réparation de ce qui peut l’être soit sérieusement entreprise afin que le sentiment de justice rendue fasse disparaître le sentiment d’impunité. Or le manque de confiance provoque le mutisme chez plusieurs présumés coupables tandis que d’autres font des déclarations et des confessions mensongères. Ce qui rend extrêmement difficile l’apaisement intérieur et au contraire envenime les fractures. L’enjeu est de parvenir à l’instauration d’un climat de confiance, travaillant sur les douleurs des uns et les peurs des autres afin de soulager les premières et enlever les autres. Et pour cela, le Rwanda a besoin d’une solidarité tous azimuts pour ne pas se retrouver seul.
Par ailleurs, il existe à l’Est de la RD Congo un groupe armé rwandais composé de l’ancienne Force Armée Rwandaise et des milices Interahamwe. Ce groupe est un des facteurs de l’insécurité et des violences en RDC. Il constitue également un défi énorme pour la paix aussi bien pour le Rwanda que pour la RD Congo. Plusieurs initiatives conjointes RDC – Rwanda ont été lancées récemment pour résoudre ce défi, mais on n’en voit pas encore les résultats. La dimension régionale et transfrontalière de la paix aussi bien au Rwanda qu’en R.D.Congo sans parler du Burundi et de l’Ouganda est cruciale pour une paix durable.
A propos de l’Afrique :
Irenees :
Quels sont, selon vous, les facteurs les plus importants des conflits actuels en Afrique ? La pauvreté ? Les ressources naturelles ? L’ethnicité ? Les intérêts étrangers ?…
Cyril Musila :
Il m’est extrêmement difficile, voire impossible, d’établir un ordre de priorité parmi tous ces facteurs. Tous se mêlent, ou plutôt je dirais tous sont mis à contribution pour générer et perpétuer les conflits en Afrique.
Alors, je répondrai que le facteur le plus important dans les conflits actuels en Afrique c’est l’Africain. Qu’il soit élite, cadre, paysan ou simple citoyen. Parce qu’il a les ressources naturelles les plus variées, mais rarement elles ont été utilisées pour son bien et son développement. Au contraire, l’Afrique est pauvre et s’appauvrit. Son élite fait des choix ou des non choix qui l’appauvrissent. Lorsqu’elle se sent mise en question dans ses choix (ou non choix) et dans sa gestion, elle instrumentalise en premier lieu son identité, son origine, son appartenance. Et alors l’ethnie ou la région d’origine devient un élément discriminatoire et une cause de conflits que plusieurs congénères (ethniques) acceptent sans faire la part de choses. Dans ce contexte les intérêts étrangers trouvent un terreau pour manipuler et exacerber les antagonismes et les divisions communautaires, jouant telle ethnie contre telle autre lorsque des conflits existent entre ces dernières. Il y a un problème très important sur la possibilité des Africains de jouir de certaines de ces ressources naturelles et de gros intérêts étrangers. Pourquoi n’existe-t-il pas en Afrique des industries pour transformer ces ressources ? Les experts internationaux répondent qu’il n’y a pas de marché. Alors on soumet l’Afrique à une économie d’exportation brute sans valeur ajoutée et à une économie de comptoir. Mais ces mêmes ressources naturelles prélevées en Afrique y reviennent transformées en produits finis qui coûtent des prix inaccessibles à la majorité d’Africains. Cela s’appelle de la valeur ajoutée. Et l’Afrique n’a pas le droit de mettre de la valeur ajoutée à ses ressources naturelles. Quelques responsables africains ont tenté par le passé de créer des infrastructures de transformation des matières premières (minerais, pétrole, etc.), ils ont été systématiquement découragés politiquement ou économiquement.
Irenees :
Les médias donnent de l’Afrique l’image d’un continent enfoncé dans des conflits aussi pérennes qu’endémiques, l’image de l’homme africain répondant à cette approche. Quelle est l’expérience que vous avez de l’homme africain ? Quelle est la porté des initiatives de construction de paix conçues et mises en œuvre par des Africains (méthodes traditionnelles de résolution des conflits, engagement des femmes, commissions de médiation, commissions de réconciliation, solidarités, etc.) ? L’Afrique est-elle en mesure de faire des apports utiles à la construction de la paix dans le monde ?
Cyril Musila :
Je ne sais pas si l’image de l’homme africain répond à cette approche véhiculée par les médias étrangers. Quelques fois, quand je suis en Afrique, je m’amuse à comparer les images ou les écrits des médias occidentaux et ceux des médias africains publics ou privés. Le contraste est hallucinant. On a l’impression qu’on ne parle pas des mêmes faits. Les premiers véhiculent le négatif, l’Afrique qui ne marche pas, peine ou échoue. Les seconds mettent l’Afrique en scène, s’attardent sur telle personnalité, telle réussite, font parler les Africains qui réussissent. La différence tient au fait que les premiers couvrent la terre entière et s’imposent en raison de cette visibilité, alors que les autres ont du mal à se faire capter sur toute l’étendue du territoire national.
Je crois que l’Afrique ne connaît pas plus de conflit que tel ou tel autre continent. Ses conflits ne sont pas plus longs ou plus barbares que ceux d’autres continents. On a des exemples. Si les conflits africains ont l’air endémique ou traversent des générations, c’est qu’on les laisse pourrir. Tenez, la Somalie a explosé comme pays depuis 1990, presqu’au même moment où la Yougoslavie se déchirait. Environ vingt ans après, les ex-membres de la Yougoslavie sont prospères. L’Europe et les Etats-Unis y ont mis les moyens. Mais la Somalie est devenu un nid d’insécurité continentale depuis que des soldats américains y ont trouvé la mort et ont été traînés dans les rues de Mogadiscio. La situation y est devenue tellement incontrôlable qu’il est périlleux d’y assurer même une action humanitaire de base. Il y a heureusement des exemples réussis de résolution de conflits : le Liberia, la Sierra Leone, le Rwanda, l’Angola, le Mozambique, l’Afrique du Sud, etc.
L’expérience que j’ai de l’homme africain est variée comme cette Afrique qui est elle-même variée et complexe. J’ai côtoyé plusieurs Africains d’origines et de couches sociales différentes et munies d’expériences variées. Ce que je retiens le plus est le cri de la jeunesse de chercher à maîtriser son destin. Cela explique un certain nombre de phénomènes : la « débrouille » pour tenter d’échapper à la pauvreté, le désir de formation, l’émigration pour trouver mieux ailleurs, la joie de vivre et d’échanger lorsqu’elle se retrouve réunie. Plusieurs fois, cette jeunesse cherche des repères que le continent a du mal à formuler pour satisfaire son envie de s’épanouir.
Au sujet de la construction de la paix, il est un cas que tout le monde s’accorde à présenter comme un des modèles : Nelson Mandela et l’Afrique du Sud. Après plus d’une vingtaine d’années en prison pour avoir combattu un système politique odieux basé sur la discrimination raciale, alors qu’il a eu le pouvoir politique en tant que Chef d’Etat de se venger du système ou de l’inverser, il a eu la force morale de tirer la société sud-africaine vers l’égalité humaine : « un homme, une voix ». Je crois que l’exemple de Mandela est devenu plus célèbre encore à cause du fait que le genre humain s’attendait à loi du talion et à l’apartheid inversé. Le geste de pardon accompagné de réconciliation de cet homme est sans doute la réponse à mon questionnement précédent en parlant du Rwanda. L’exemple de Mandela a impulsé toute la société sud-africaine vers une recherche d’harmonie post-apartheid multiraciale. D’autres relais ont permis à toute la société d’expérimenter ce pardon et cette paix, non sans douleur. Les hommes comme Desmond Tutu ou la Commission Vérité Réconciliation ont servi de relais infatigables et efficaces pour cette paix. Au-delà de cette personnalité monumentale de la paix qu’est Nelson Mandela, des initiatives africaines plus réduites et moins médiatisées ont réussi à re-souder les sociétés. Là où les pays peinent ou échouent à s’engager dans la paix, j’ai tendance à me dire : « où est leur Mandela ? ». La construction de la paix a besoin d’un leadership ! J’ai déjà cité quelques pays plus haut, mais on peut y ajouter le Mali avec cette « flamme de la paix » à Tombouctou où les différents groupes armés ont brûlé leurs armes en signe de paix.
A des échelles plus réduites encore, des associations, des hommes et des femmes plus modestes tentent et réussissent à construire la paix dans les Grands Lacs ou ailleurs. Ces acteurs élaborent des outils et des méthodologies adaptées à leurs cultures et à leurs conflits. J’en connais quelques uns, extrêmement intéressants et dont l’œuvre est surtout celle de femmes. Leur portée est essentiellement locale ou nationale, mais de plus en plus, de nombreux échanges d’expériences s’opèrent au niveau régional (entre plusieurs pays d’une même région) et entre plusieurs régions de l’Afrique.
En ce sens, l’initiative d’Irenees de créer une plate forme internationale d’échanges d’analyses et d’expériences (en Afrique et entre l’Afrique et d’autres continents) est de grande valeur et doit être encouragée. Là, ces expériences, analyses et outils ont l’occasion de contribuer à la diversité des approches de construction de la paix. L’exemple de Mandela et de l’Afrique du Sud ne sera plus qu’une des approches africaines, lié à l’expérience de ce pays et au leadership de cet homme.
Irenees :
Quel est, selon vous, le rôle de l’intervention internationale dans les conflits africains (d’autres pays africains, l’Union Africaine, des bailleurs de fonds, les Etats-Unis, l’Europe, la Chine, les Nations Unies) ?
Cyril Musila :
L’intervention internationale a joué et continue de jouer un rôle très complexe. Dans plusieurs cas sinon tous, elle a attisé les violences en soutenant un camp contre un autre ou en soutenant les deux camps en conflit. Un des exemples les plus frappants est l’approvisionnement en armes et munitions. Quelques pays africains fabriquent des armes : l’Afrique du Sud, l’Egypte, le Nigeria. Ils les écoulent sur le continent auprès des gouvernements mais aussi des groupes armés (rebellions). Mais l’essentiel de l’armement utilisé en Afrique provient des industries d’autres continents ; souvent contre des contrats d’exploitation de ressources naturelles africaines. C’est une question de commerce international et d’intérêt de l’industrie de l’armement. Et les conflits africains nourrissent donc ce marché international.
Parallèlement, la plupart des pays exportateurs d’armes si ce n’est tous, sont impliqués dans les processus de paix en Afrique. C’est cela la grande contradiction de l’intervention internationale : d’une main on incendie, de l’autre on dit éteindre les flammes ! Lorsqu’on fait remarquer ces contradictions aux intéressés, l’argumentation la plus entendue est de séparer les rôles : ce sont les entreprises privées qui font du commerce et c’est le gouvernement (bailleurs de fonds) qui soutient les efforts de paix. Donc entre les deux, on installe un mur étanche, alors que les fonds de bailleurs proviennent en partie des impôts de ces entreprises. Voilà l’hypocrisie de l’intervention internationale. Cette double logique est aussi exercée par des Etats africains. On en a vu quelques uns actifs dans les négociations mais fournissant ou facilitant l’approvisionnement en tonnes d’armes à ces mêmes parties en négociation.
Depuis quelques années, l’Union Africaine s’efforce d’être un acteur continental de résolution des conflits avec des forces d’interposition pour le respect du cessez-le-feu ou pour soutenir les négociations ou encore avec des programmes de renforcement de la paix. On l’a vue dans la Conférence sur la paix et le développement dans la région des Grands Lacs, on la voit aussi au Darfour. Cette volonté est bien réelle. Je contribue personnellement aux programmes de l’Union Africaine sur la paix et la sécurité comme expert. L’Union Africaine, en dépit de son volontarisme, connaît beaucoup de défis politiques en tant qu’institution panafricaine. Le Président de la Commission de l’Union Africaine ne jouit pas d’une grande marge de manoeuvre politique vis-à-vis des Chefs d’Etats. Ceci est un obstacle de taille pour la mise en œuvre de sa politique, qu’il s’agisse de sécurité ou de développement. C’est à mon avis cet obstacle, l’absence de volonté politique de quelques Chefs d’Etats, qui a poussé le Président Alfa Omar Konaré à ne pas briguer un second mandat à la tête de la Commission de l’Union Africaine.
A propos de vous :
Irenees :
Vous êtes aussi un intellectuel et un chercheur. Quelle importance accordez-vous à l’analyse, à la recherche et à l’élaboration d’outils et de ressources pour la compréhension des conflits et la construction de la paix ?
Cyril Musila :
Dans mes recherches et analyses sur le conflit ou la reconstruction post-conflit, je privilégie beaucoup l’approche par les acteurs sur le terrain. Je la trouve très simple et fondamentale parce qu’elle permet de déterminer le rôle de chacun et de comparer tel conflit à tel autre. Il serait vraiment limité de parler d’un conflit ou de sa résolution sans en connaître les principaux acteurs, leurs attentes, leurs forces et faiblesses. Cette approche prend en compte le contexte dans lequel ces acteurs agissent. Ce qui donne alors au conflit un sens particulier, une nature propre.
Certes l’analyse facilite la compréhension et donne des clés pour la résolution. Avec l’expérience, les analystes et les praticiens de résolution des conflits sont amenés à formuler des théories pour faciliter la compréhension et à construire des outils prêts à expérimenter dans d’autres contextes. J’estime qu’il y a une complémentarité entre les deux, entre l’analyse et la pratique. C’est pour cette raison qu’un centre de ressources en tant que base de données me paraît fondamental à la fois pour capitaliser cette double démarche, pour créer un réseau d’échanges, pour comparer les expériences et en tirer des leçons formatrices. L’analyse des conflits et les arts de la construction de la paix ont besoin d’être stockés, interrogés et échangés pour enrichir l’humanité.
Irenees :
Quelles ont été les raisons décisives de votre engagement pour la paix ?
Cyril Musila :
Au-delà du plaisir que je tire des analyses et donc de la compréhension, deux raisons simples m’ont poussé dans la recherche de la paix. En 1996, alors que j’étais sur le terrain à Kinshasa, au Zaïre, en pleines recherches pour ma thèse de doctorat, la radio faisait état d’une rébellion au Kivu, à l’Est du pays. De retour à Paris quelques semaines après, j’assistais à une conférence à l’Ecole Normale sur les conflits dans les Grands Lacs. Un des conférenciers avait alors fait un exposé démontrant le démantèlement du Zaïre avec des schémas d’une logique intellectuelle implacable. La conclusion de son analyse renforcée des schémas cartographiques était que le Zaïre allait se scinder en « Zaïre utile » et en « Zaïre inutile » pour créer trois ou quatre Etats indépendants. Le « Zaïre utile » selon lui c’était les provinces minières : le Katanga au Sud, les deux Kivu à l’Est, le deux Kasaï au Centre et le Haut-Zaïre au Nord-Est. Le Zaïre inutile était le reste, c’est-à-dire l’Ouest. Car il y aurait, selon lui, une forte volonté de sécession et d’émancipation de ces provinces de la tutelle de la capitale.
J’étais très accablé par cette analyse avec une série de questions : utile ou inutile pour qui ? Pourquoi n’avais-je jamais perçu cette forte volonté chez mes compatriotes ? Etais-je assez intelligent pour comprendre ce qui se passait devant moi ? Je suis rentré chez moi avec toutes ces questions. Mais au fur et à mesure que la rébellion remportait des victoires sur toutes ces provinces « s’émancipaient », personne ne proclamait la République indépendantes des Kivu, de Katanga ou des autres provinces. Au contraire, les rebelles fonçaient vers Kinshasa alors qu’ils contrôlaient tout ce « Zaïre utile ». Je me suis alors rendu compte que le conférencier n’avait jamais mis les pieds au Zaïre, en tout cas pas pendant les vingt dernières années. Son analyse se basait sur les sécessions post-indépendance des années 60 ! Sa lecture minière des années 60 ne tenait pas compte des hommes qui habitent ce territoire.
La deuxième raison est très personnelle. J’ai perdu un ami dans les tourbillons de conflits des Grands Lacs. Cet ami venait du Kivu et nous nous étions connus à l’université à Kinshasa pendant les cours de grec. Il était très doué dans les langues. Il connaissait très bien le Rwanda et le Burundi, pays voisins de l’Est du Zaïre et parlait couramment le kinyarwaranda (langue rwandaise), le kirundi (langue burundaise) et bien sûr le kiswahili (parlé dans la partie Est de la R.D.Congo et dans toute l’Afrique orientale). Plus tard, j’ai appris qu’il avait été soupçonné d’être un « Zaïrois d’origine douteuse » parce qu’un des ses parents n’était pas d’origine zaïroise. Il a été arrêté et on ne l’a plus jamais revu.
Ces deux anecdotes ont été décisives dans mon engagement. La première m’avait immédiatement poussé à intégrer l’analyse des conflits de l’Est du Zaïre dans ma thèse de doctorat. De la sorte, je n’avais plus à me faire impressionner par ce genre d’expertises sur l’Afrique « décharnées », élaborées depuis des bureaux en Europe ou des chambres d’hôtels climatisées en Afrique. Car les stratégies et les prospectives issues d’elles ont contribué à anéantir plusieurs pays. Les décideurs, qu’ils soient Africains ou non, ont besoin d’expertises vraies pertinentes et mieux informées. Quant à la seconde, elle m’avait profondément affecté. Les origines, les identités et les appartenances étant un de piliers des conflits des Grands Lacs, il m’a paru indispensable de fournir des analyses appropriées et d’œuvrer à ce que ces recherches contribuent à la paix sociale ainsi qu’au dialogue au sein des sociétés. C’est vers cet état d’esprit que ma démarche est orientée.
Irenees :
Qu’est-ce que la paix pour vous ?
Cyril Musila :
La paix est complexe, elle est politique, économique, sociale ; elle concerne l’individu ou la société. Au-delà des définitions savantes qu’on pourrait formuler, je résumerais ma conception de la paix en trois éléments.
C’est d’abord et avant tout une attitude et un état d’esprit animé de sincérité, tendant à réduire les conflits ou la discorde et à rechercher le dialogue et l’harmonie. Ensuite ce sont des actes qu’on pose car cette attitude intérieure cherche à s’extérioriser. Ainsi je ne crois pas qu’une personne querelleuse ou animée d’intentions belliqueuses puisse être un facteur de paix. Enfin, la paix est le sentiment éprouvé lorsqu’on est dans un groupe ou une société où règne un climat de confiance. C’est de l’ordre du vécu et ça donne de l’élan. Pour moi, cette paix n’est pas une donnée immuable, statique. Elle se cherche, s’invente, se remet en question et se renouvelle. Elle est une quête permanente.