Richard Pétris, Paris, March 2006
François de Rose, Ambassadeur de France
Dans le domaine politico-stratégique, la coopération internationale est au service du maintien de la paix
François de Rose a consacré la plus grande partie de ses activités professionnelles, au plan national et international, aux problèmes de défense et aux questions nucléaires, tant à leurs applications civiles et militaires qu’à la recherche fondamentale. Représentant de la France au Conseil de l’Alliance atlantique de 1970 à 1975, il a été vice-président de l’International Institute for Strategic Studies de Londres et il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles sur les questions stratégiques et de relations internationales.
Richard Pétris : En 1975, vous avez publié, chez Desclée de Brouwer, dans la collection « Culture de paix » , que je dirigeais, La Troisième guerre mondiale n’a pas eu lieu, un essai sur l’Alliance atlantique et la paix. Compte tenu de sa « participation à la gestion des rapports Est-Ouest, à la détente et à la maîtrise des armements » , vous l’avez toujours considérée comme « le meilleur garant pour tous ses membres d’un avenir de paix » . Dix ans plus tard, que diriez-vous de notre avenir de sécurité ?
François de Rose : Au moment de mon livre, au lendemain de la Guerre froide, nous constations que nous avions été sauvés par la bombe atomique qui avait contraint les Etats Unis et l’Union Soviétique à la sagesse et l’Europe était au centre des affaires du monde. Aujourd’hui, l’Europe est un havre de paix mais peut-on encore la considérer comme une puissance mondiale ? Cela dépendra sans doute de la reprise du travail saccagé par l’échec du referendum du printemps dernier. Pour moi, l’avenir du monde est en Asie. Non seulement du fait de ce que représentent la Chine et l’Inde mais aussi parce que les autres pays de la région prennent le relais en recherche et en technologie. Et si en Europe on ne consacre pas plus de 3% des budgets à la recherche, nous serons totalement dominés. Parmi les grandes puissances, outre les Etats Unis, la Chine et l’Inde, que deviendra la Russie ? Il faut savoir qu’on y vit 15 ans de moins qu’en Europe et qu’il y aura bientôt plus de Chinois que de Russes en Sibérie. Je ne crois pas à un conflit entre l’Asie et l’Occident. Les Chinois sont des gens sages – depuis 4 000 ans ! – comme les Indiens, avec lesquels, d’ailleurs, ils ne se sont jamais véritablement affrontés.
Dans l’analyse d’un livre que je viens de faire, je rappelle que la dissuasion a marché entre l’Est et l’Ouest parce qu’il existait une double parité approximative : celle de la puissance des armes offensives – on ne parlait que de ça ! - et celle des vulnérabilités – personne ne pouvant se résoudre à la destruction des localités, des économies, des pays,… Or il faut observer que dans le cas d’une confrontation avec la Chine, les Etats Unis et les pays occidentaux, quand bien même ils auraient une parité offensive avec celle-ci, seraient en état de vulnérabilité psychologique maximum, ne pouvant se résoudre à des pertes humaines se chiffrant en millions de victimes. Non, je maintiens ce que j’écrivais il y a dix ans : la guerre ne résout rien. Elle détruit tout aujourd’hui. Il risque d’y avoir des rivalités et des conflits économiques et le problème de la guerre et de la paix est bien celui du développement économique. Mais pour moi, le monde n’est pas du tout au bord de la troisième guerre mondiale.
Richard Pétris : Quel peut être le rôle de l’Europe dans ces efforts de sécurité collective ?
François de Rose : Il faut effectivement avoir une vision d’ensemble. La situation internationale est évidemment marquée par l’échec total des Etats Unis en Irak. Cette affaire est tragique mais intéressante car elle prouve l’erreur du jugement a priori. Les néo-conservateurs américains sont partis d’une idée qui n’est pas sotte : l’avenir du monde se joue en Asie (la présence des réserves de pétrole ; la multiplication des pays détenteurs de l’arme nucléaire ; …) et puisque la démocratie est contagieuse, on peut imaginer qu’elle se diffusera à partir du point d’appui qu’on aura su installer. Mais aujourd’hui c’est raté et les USA sont l’un des pays les plus impopulaires ! En même temps, Donald Rumsfeld dote son pays d’un système, un bouclier anti-missile, qui, lorsqu’il fonctionnera, donnera aux Etats Unis un avantage stratégique décisif et les protégera efficacement. A noter que dans un ouvrage récent, « La Grande Muraille nucléaire du IIIème millénaire » , Bernard Lavarini, qui est le père de la première arme laser française, suggère aux Européens de construire un bouclier antimissile ; il considère que si les Européens veulent assurer leur sécurité et leur indépendance, un tel projet serait capable de réveiller une forme de patriotisme européen. On peut douter que les européens veuillent entreprendre de tels efforts d’armement. Joueront-ils le rôle, non pas d’un boutefeu, mais d’une « école de la paix » ? Je retiendrai deux points.
Pensant aux récentes déclarations du président Chirac à l’Ile Longue sur le possible recours à l’arme nucléaire, je regrette que ceci puisse apparaître comme une banalisation de celle-ci. Il aurait fallu traiter cette question du nucléaire au niveau de l’Europe. Il y a déjà six puissances nucléaires en Asie ; si l’Europe était une véritable fédération avec un désir d’action politique commune les rapports de force seraient différents. Et à propos de construction européenne, je ne peux m’empêcher de songer à ce que signifiera de nouveau, en 2007, la mise en service du prochain accélérateur du CERN. Cette machine colossale qui, à 80 m sous terre, va rapprocher l’infiniment petit et l’infiniment grand, portera l’espoir de nouveaux débouchés scientifiques et rappellera que le développement de cette branche importante de la recherche fondamentale est une dimension essentielle de l’aventure européenne.
Je suis le seul survivant du groupe de pionniers de cette entreprise, dont je faisais partie en tant que conseiller politique et diplomatique et je rappelais à l’occasion du cinquantenaire du CERN, il y a peu, que l’idée en revenait, à l’origine, à deux scientifiques américains, Robert Oppenheimer et Isidor Rabi, ce dernier Prix Nobel. Au plan des deux principaux objectifs de cette nouvelle institution figurait premièrement son caractère européen ; que la science physique européenne retrouve son rang. Le second objectif était l’obligation de bannir tout secret sur les résultat des travaux qui y seraient faits et d’en assurer au contraire la plus grande diffusion. Les Etats Unis ont demandé à contribuer au nouvel accélérateur mais la direction restera européenne et le CERN demeurera totalement ouvert à la coopération internationale, comme se fût le cas d’ailleurs au temps de la guerre froide et pour permettre également et notamment à des Israéliens et à des Arabes de travailler ensemble. Dans cette quête des secrets de l’univers, dans cette recherche de l’explication des premiers âges de l’univers par l’étude des particules originelles, se retrouvent, de Pékin à Valparaiso, tous les gens capables de comprendre au milieu de l’obscurité…on ne fera jamais totalement la lumière, mais on est bien dans un escalier et on gravit de nouvelles marches.