Grenoble, juillet 2009
« Improbable Abkhazie » - Récits d’un Etat-fiction, par Léon Colm
Quand le politologue se transforme en écrivain ou L’Abkhazie vue par les Abkhazes.
Réf. : Léon Colm, « Improbable Abkhazie » - Récits d’un Etat-fiction, Ed. Autrement, 2009, 84p.
Langues : français
Type de document :
Léon Colm est un soviétologue de formation, un spécialiste de géopolitique et professeur au Kings College à Londres. Son essai « Improbable Abkhazie » n’est pas classé dans la catégorie analyse géopolitique du conflit. L’auteur quitte cette fois-ci le statut de politologue et adopte celui d’écrivain, pour évoquer un pays imaginaire qui le fascine. Né aux Etats-Unis de parents irlandais, élevé en Angleterre, Autriche et France, Léon Colm a toujours eu le sentiment de n’appartenir à aucune culture et c’est peut-être une des raisons pour lesquelles il s’est tant lié d’amitié avec les habitants d’Abkhazie.
Petit morceau de terre situé à cheval entre l’Europe et l’Asie, l’Abkhazie est un Etat à l’intérieur d’un autre Etat. « Improbable Abkhazie » est le récit d’un « non-lieu », d’un « no man’s land », de l’histoire d’un Etat qui n’existe pas mais qui est pourtant bien là. Nous sommes tout au long du récit face à une multitude de non-sens, d’absurdité…
L’histoire des séparatistes abkhazes passait totalement inaperçue avant les événements d’Août dernier. Quelques mois après les derniers épisodes de guerre entre l’Abkhazie et la Géorgie, quelques mois après que l’Abkhazie soit reconnue officiellement par la Fédération de Russie, Léon Colm livre dans son récit non pas un enjeu majeur de la géopolitique du Caucase mais toute l’ambigüité face à laquelle l’Abkhazie est confrontée et cela à travers le regard des habitants de cet Etat autoproclamé, non reconnu, introuvable sur une carte…
« Regarde cette carte du monde et tu verras au centre géométrique de cette carte le Caucase et, au centre, tu verras l’Abkhazie. Oui, ici, nous sommes au centre du monde. » Sergei Shamba, ministre des affaires étrangères d’un Etat imaginaire…
Léon Colm a mené son premier voyage en Abkhazie comme tout autre voyage mené par un scientifique, c’est-à-dire en se fondant sur une méthodologie de chercheur. Il commença par se rapprocher des officiels de facto, pour mieux cerner le contexte politique.
Sergey Shamba est le Ministre de facto des Affaires étrangères de l’Abkhazie. Mais comment peut-on être le ministre des affaires étrangères alors que l’Abkhazie n’est pas un Etat et qu’il n’est pas reconnu par le reste de la communauté internationale ? Plus l’auteur avançait dans ses recherches, se nourrissant des discours des hommes politiques, plus il réalisait que les discours officiels n’étaient pas représentatifs de l’Etat de facto et de son peuple. « Très vite, le récit officiel m’est apparu comme une sorte de muraille, une façade composée de mots d’ordre, d’images et de sentiments pour revêtir de sens une réalité anarchique et pour éloigner la peur. Très vite, j’ai compris que ce qui m’intéressait n’était pas cette muraille, mais ce qu’elle protégeait, ce qu’elle cachait ».
L’Etat abkhaze a la forme d’un Etat, avec son parlement, son président, ses ministères, ses polices et forces armées. Pourtant, il n’existe pas. L’Etat de facto est condamné à vivre dans le présent, sans aucune vue sur l’horizon. L’Etat abkhaze s’autoproclame, mais il n’assume aujourd’hui aucune des fonctions qu’un Etat se doit d’assumer, car il n’en a pas les moyens.
« A la fin de l’entretien, Shamba se lève et me tend, d’un air un peu solennel, une collection de timbres. Un cadeau. Sur chacun d’eux figure le portrait d’un héros du panthéon abkhaze. Je le remercie et, sans réfléchir, lui demande si je peux m’en servir.
- Vous en servir ? Pourquoi ?
- Pour envoyer une lettre par la poste.
- Non.
- Vous ne voulez pas que je m’en serve ?
- Non, non, c’est que nous n’avons pas de poste. »
{Une guerre inattendue, une guerre de non sens, une guerre traumatisante…
Selon les discours officiels, la peur du peuple abkhaze a été le principal moteur du conflit, la peur qu’ils ne perdent à jamais leur propre identité. En 1992, le gouvernement géorgien a lancé une attaque pour écraser le séparatisme abkhaze qui naissait en Géorgie. L’attaque a produit l’effet inverse et n’a fait qu’attiser le feu. La guerre, personne ne l’attendait. Pourtant, l’Abkhazie est née à la suite d’une guerre sanglante. D’un seul coup, la vie de milliers de personnes a basculé. « J’ai observé les gens et j’ai vu le basculement de la paix à la guerre qui a lieu en un déclic… Les gens changent complètement. Le changement se fait en 1 seconde. D’un coup, ma vie a basculé du paradis à l’enfer » explique Daour, le plus jeune officiel de l’Etat séparatiste.
« Le fils de mon voisin arrive chez moi en criant ‘Natella, que fais tu ?’ Je réponds: ‘pourquoi ?’ Il dit : ‘Tu ne sais pas que la guerre a commencé !’ Ce jeune garçon m’a annoncé le début de la guerre ! Je lui réponds : ‘quelle guerre ?’ La guerre, je n’y croyais pas. C’était très dur de comprendre que la guerre était là. Il a fallu que je la voie de mes propres yeux », raconte Natella.
C’est la guerre. Les populations fuient, abkhazes comme géorgiennes. Natella, fille d’une famille de littéraire, a 40 ans. Elle est interprète pour les Nations Unies. Natella pense que personne ne peut comprendre la situation des Abkhazes. Et elle non plus ne semble pas la comprendre. Auparavant, Abkhazes et Géorgiens vivaient ensemble. Pour certains, ils étaient frères, pour d’autres cousins ou encore mari et femmes. D’un jour à l’autre, tout a basculé. « C’est ça la guerre : en juillet, on ne prêtait aucune attention aux accents ; en septembre, nos accents nous trahissaient. »
Koyla n’était pas en Abkhazie pendant la guerre. Il s’est réfugié à Londres d’où il y a participé en diffusant des informations. A cette époque, peu de gens étaient intéressés par le sujet. Les regards étaient plutôt tournés vers la guerre de Bosnie. Il est revenu quelques temps plus tard en Abkhazie et a lancé une campagne pour abolir l’utilisation des mines antipersonnel que son frère, engagé dans l’armée mettait lui-même en place.
Quel Etat pour les abkhazes ?
Tkvarchal, une ville à moitié détruite, comme la majeure partie des villes de la région. Le décor de l’histoire est posé : « un paysage de cendre ». Les villes abkhazes ne sont plus ce qu’elles étaient. Sukkhumi, capitale de la région, est la première concernée. La capitale a connu son heure de gloire. Aujourd’hui, cette heure est loin derrière elle. Son quartier moderne, « Novy rayon », se délabre à grande vitesse. Autrefois ville de villégiature et station balnéaire, elle était un « paradis terrestre » pour tous les riches banquiers et les riches médecins de l’URSS. Le Novy rayon avait été construit en plein essor de l’Union soviétique. Le quartier est aujourd’hui totalement désert, comme le reste de la ville. Le sanatorium fut le seul bâtiment à ne pas avoir souffert des bombardements de la guerre. Il fut pillé peu de temps après.
« La moitié du quartier est vide maintenant, avec tous les Géorgiens qui sont partis… Tout ce qui pouvait avoir une valeur a été volé. Ce qui s’est passé ici me fait honte ; j’ai honte que nous ayons détruit cet endroit, nous les Abkhazes. »
Fin du 19ème siècle, la ville luxueuse accueillait plus de 20 nationalités différentes : abkhaze, russe, grecque, arménienne, géorgienne, turque, estonienne, allemande, polonaise, bulgare, roumaine, perse, juive… Sukkhumi était synonyme de multiculturalisme… Les usines minières qui stimulaient autrefois l’économie de l’Abkhazie sont aujourd’hui délabrées. Elles ne fonctionnent plus. Pourtant, le garde est toujours présent, à surveiller la porte d’entrée. Personne ne le paie. Il répond que s’il ne continue pas, il n’aura rien d’autre à faire à la place.
Liana a accueilli Léon Colm chez elle, lors de ses voyages. Elle est enseignante d’anglais à l’Université de Sukkhumi. Elle vit dans une maison délabrée et arrive à peine à s’en sortir avec sa fille, malgré son salaire de professeur. Elle finit par perdre son travail suite à des altercations avec le recteur… Depuis la guerre, l’état de santé des populations abkhazes s’est détérioré. Stress, pas d’hôpitaux, pas de prise en charge… Les personnes âgées sont les premières victimes.
« Depuis la guerre, beaucoup de gens sont malades-psychiquement… Ils ont les nerfs à vif. »
Quel avenir pour les Abkhazes ?
L’heure de la victoire abkhaze est arrivée. Ils l’attendaient tous. Pourtant, aujourd’hui, cet Etat abkhaze de facto ne peut pas s’auto-suffire. Par exemple, les habitants doivent passer la frontière en Russie pour aller faire leurs courses. Il reste comme un goût d’amertume, un goût d’insatisfaction chez la plupart des habitants. Comme une sorte de défaite finalement…
« La victoire me procura, bien sûr, un sentiment de joie intense, une sensation de liberté après tellement de difficultés, tant de pertes. Mais tous ces sentiments ne sont pas la victoire. Ce n’est pas ça, l’Abkhazie. »
L’Etat abkhaze existe… pour une petite poignée de personnes dans le monde. Il est là, dans une petite fissure de la géographie politique et ses occupants maintiennent cette position, malgré les pressions du monde. Mais quel futur pour cet Etat et sa population ?
« Maintenant nous avons un pays, mais nous y sommes emprisonnés ».
« Pour qu’un Etat est une existence légale, il faut qu’il soit reconnu par les autres Etats. Il ne peut pas s’autoproclamer indépendant. La reconnaissance de l’Abkhazie par la Russie le 26 Aout 2008 ne change pas vraiment la donne… L’Abkhazie n’apparaît pas dans l’histoire officielle ».
« Je mène encore la campagne pour interdire les mines antipersonnel, mais les grandes questions, l’avenir de l’Etat abkhaze et tout le reste, elles ne m’intéressent plus au fond. »
Commentaire : Abkhazie, Etat probable ou improbable ?
Léon Colm aura réussi à retranscrire d’une façon poétique la vision d’une partie de la population abkhaze sur le sujet du conflit qui dure depuis maintenant plus de 15 ans et sur l’avenir de l’Abkhazie. Tout au long du récit, l’auteur est parvenu à transmettre ce sentiment de confusion qui règne au sein de la population abkhaze : une confusion sur les raisons du conflit, sur les revendications des populations et sur l’état de l’Etat abkhaze.
Il est certain qu’en lisant ce livre, l’Etat abkhaze apparaît comme impossible. Cependant, plusieurs interrogations peuvent être soulevées quant à son sort : que peut-on réellement penser ? Peut-on imaginer un futur pour l’Abkhazie et les peuples qui y vivent ? Comment vivre dans cette région quand il n’y a pas d’horizon ?
Finalement, Léon Colm a réussi à laisser de côté les explications politiques des enjeux du conflit pour une toute autre facette probablement plus humaine. Toutefois, l’auteur a peut-être oublié de montrer dans son ouvrage le point de vue d’une autre partie de la population abkhaze. Il semblerait que l’auteur n’ait rencontré que des personnes vivant autour de la capitale, laissant de côté le sud de l’Etat de facto, principalement peuplé par des Géorgiens. Dans ce cas, peut-être que le récit aurait été plus pertinent dans le sens où il aurait reflété l’avis de toutes les populations, en insistant d’avantage sur l’absurdité du conflit et de la situation dans cette partie du Caucase.
Notes
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Auteur de la fiche : Marina MIOLLANY